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jeudi 23 mars 2017

Y. B. : À propos de la « wahdah al-wujûd » et du concept de « réalisation suprême »









Aperçus sur le « Retournement »
(Extrait)













L’orthodoxie de l’enseignement de Guénon semble également être sujet à caution pour Mr Gilis qui fait remarquer :  «  Au début du chapitre III de L’Homme et son devenir, [Guénon] écrit :  “le Soi”… ne doit pas être distingué d’Atmâ ; et, d’autre part, Atmâ est identifié à Brahma même : c’est ce que nous pouvons appeler l’“Identité Suprême”, d’une expression empruntée à l’ésotérisme islamique, dont la doctrine, sur ce point comme sur bien d’autres, et malgré de grandes différences dans la forme, est au fond la même que celle de la tradition hindoue. La réalisation de cette identité s’opère par le Yoga, c’est-à-dire l’union intime et essentielle de l’être avec le Principe Divin ou, si l’on préfère, avec l’Universel ; le sens propre de ce mot Yoga, en effet, est “union” et rien d’autre…”. René Guénon n’indique pas à quelle expression de l’ésotérisme islamique il fait ainsi allusion [souligne l’auteur pour une raison qui n’apparait pas clairement]. D’autre part, la notion d’“identification” appelle certaines réserves […]. À vrai dire, le concept d’“identité”, qui implique une dualité de terme exprimée sous la forme “ceci est cela”, convient assez mal pour désigner, dans sa formulation proprement muhammadienne, la réalisation suprême » (1).

Ensuite, Mr Gilis insinue en quelque sorte que ce n’est pas faux mais que ce n’est pas vrai non plus, et c’est très précisément le jugement intellectuel qui peut être porté sur certains de ses livres, car sa « réalisation suprême » ne correspond strictement à rien. En effet, l’ « union » (Yoga) désigne la « relation » ou plus exactement le « moyen » par lequel s’opère la réalisation de l’ « identité suprême » et, quand bien même le moyen ne doit pas être confondu avec la fin, il n’y a pas d’initiation effective tant que cette « relation » n’est pas établie consciemment. Cependant, au-delà de toute distinction, seule cette « relation » subsiste, non particularisée, et c‘est la raison pour laquelle le « moyen » (Yoga) peut servir à désigner la fin (Yogi) car c’est la façon la plus  impersonnelle de concevoir l’inexprimable lorsque cette conception s’impose, bien que ce soit l’Identité qui est suprême et non sa « réalisation ».


Quoi qu’il en soit, si l’objectif de Mr Gilis était de détourner ses lecteurs de l’enseignement de Guénon, il ne pourrait assurément pas mieux s’y prendre, mais nous pensons que sa « dialectique » s’exprime principalement par ses conceptions mystiques sur la Servitude (Ubûda) qui, selon lui, « ne se relie à rien » (2) ; et c’est bien en cela qu’il se distingue de Michel Vâlsan pour qui, « La Ubûdah est la Servitude en tant que rattachée opérativement à Allâh, non pas à soi-même car cette dernière est Ubudiyyah » (3). Du reste, ce rattachement opératif n’est pas sans avoir des rapports avec nos considérations sur le nom divin Allahumma.


Afin de corriger certaines déformations similaires véhiculées par Arthur Avalon, Guénon écrit :

« Nous devons dire, tout d’abord, que nous ne pouvons pas être entièrement d’accord avec l’auteur sur le sens fondamental du mot yoga, qui, étant littéralement celui d’ “union” , ne pourrait se comprendre s’il ne s’appliquait essentiellement au but suprême de toute “réalisation” ; il objecte à cela qu’il ne peut être question d’union qu’entre deux êtres distincts, et que Jîvâtmâ n’est point réellement distinct de Paramâtmâ. Ceci est parfaitement exact, mais, quoique l’individu ne se distingue en effet de l’Universel qu’en mode illusoire, il ne faut pas oublier que c’est de l’individu que part forcément toute “réalisation” (ce mot lui-même n’aurait autrement aucune raison d’être), et que, de son point de vue, celle-ci présente l’apparence d’une “union”, laquelle, à vrai dire, n’est point quelque chose qui doit être effectué, mais seulement une prise de conscience de ce qui est, c’est-à-dire de l’“Identité suprême”. Un terme comme celui de yoga exprime donc l’aspect que prennent les choses vues du côté de la manifestation, et qui est évidemment illusoire au même titre que cette manifestation elle-même ; mais il en est de même, inévitablement, de toutes les formes du langage puisqu’elles appartiennent au domaine de la manifestation individuelle, et il suffit d’en être averti pour ne pas être induit en erreur par leur imperfection, ni tenté de voir la l’expression d’un “dualisme” réel. » (4).


Maintenant, si certains « akbariens » étaient un peu plus scrupuleux à l’égard de l’enseignement islamique de René Guénon, ils n’auraient sans doute pas manqué de se rendre compte que celui-ci a donné toutes les indications qui permettent de retrouver les principes fondamentaux de la Wahdat al-Wujûd (5).



Y. B.












Notes





(1) Les Sept Etendards du Califat, p. 27.

(2) Ibid., p. 32. Mr Gilis précise encore : « ni au “Très Haut”, ni à ce qui est “très bas” » (Études complémentaires sur le Califat, p. 131) ce qui est une véritable affirmation d’individualisme !

(3) Commentaire inédit de l’Oraison Bénie (Hizb Mubârak) d’Ibn Arabî, à propos du verset : « Seigneur, réalise pour moi ma Servitude Impersonnelle (Ubûdah) en effaçant tout rapport à moi, et confirme ma réalité véritable (haqîqah), afin que soit exclue toute efficacité… autre que la tienne ». Cf. aussi Ibn Arabî : Le dévoilement des effets du voyage, p. XXI, note 15*.

En fait, la Servitude et la Délivrance ne se distinguent que par le « Retournement » et la Servitude Impersonnelle est la Liberté métaphysique qui, dans l’état humain, ne peut s’actualiser dans les actes que par l’intermédiaire de la Ubudiyyah, c’est-à-dire de la liberté conditionnée ou « différée ». C’est dans cette perspective de la Liberté « différée » dans l’état humain que le comportement (suluk) du Prophète de l’Islam véhiculé par la sunnah comporte de véritables enseignements sur la « théorie du geste ».

(4) Études sur l’Hindouisme, p. 28.

(5) La Grande Triade, ch. III.



*[Note 15 : « Par cette négation de la relation et donc de la dualité, le serviteur devient pleinement le serviteur de Dieu, comme le précise cette définition de la ‘ubûda : “…le rattachement (nisba) du serviteur à Dieu, non à lui-même. S’il se rattache à lui-même, il s’agit de la ‘ubûdiyya, non de la ‘ubûda, laquelle est plus parfaite…” (Futûhât II 128) » (Traduction et présentation : D. Gril,  ÉDITION DE L’ÉCLAT.)











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À l’adresse de certaines personnes ayant contesté les remarques de Y. B., nous rappellerons que l’expression « Identité suprême » apparait pour la première fois dans la revue La Gnose (numéro 12 de l’année 1910) sous la plume d’Abdul-Hâdî (Ivan Aguéli) dans la traduction de l« Epitre intitulée LE CADEAU sur la manifestation du Prophète » (par le Sheikh initié et inspiré Mohammed Ibn Fazlallah el-Hindi) :
« Il y a plusieurs espèces en “l’identité suprême”, c’est-à-dire en l’unité de l’existence. » (Écrits pour La Gnose, p. 17)

Ensuite, dans « PAGES DEDIEE A MERCURE SAHAIF ATARIDIYAH » (La Gnose, n° 1 et 2, année 1911) :
« “L’Identité suprême” (Wahdatulwujûd = l’Identité de l’Existence) est basée sur l’accord parfait entre l’extérieur et l’intérieur. Dieu est l’Existence, et l’Existence est toujours unique et absolue, en tant que superlatif. » (Écrits pour La Gnose, p. 26)


 Il est évident que le titre « L’Identité suprême dans l’ésotérisme musulman »  qui figure sur la page annonçant la traduction de la Risatul-Ahadiyyah de Balyanî (Ibid. p. 107) a un sens très différent de celui que voudrait lui attribuer Gilis, puisqu’il y évoque de manière directe la « non-dualité » dont la signification ne peut être totalement exclue du terme ahadiyyah. Guénon ayant validé ensuite cette expression pour l’ésotérisme islamique, il n’y a aucune raison de la remettre en cause.








Quelques définitions des termes : ahad, wahdah, wujûd et ‘adam, selon Abd al-karîm al-Jîlî et René Guénon.




Ahad (al-ahadiyah) :

« Le mot “Unité” (al-ahadiyah) désigne la révélation [mujalî, de la racine jalâ qui signifie apparaître, se manifester] de l’Essence (al-dhat) en laquelle n’apparaissent ni les Noms (al-asmâ’) ni les Qualités ni aucune trace de leurs effets… » (T. Burckhardt ; Insânu-l-kamîl de ‘A. K. al-Jîlî)

Wahdah (al-wâhidiyah) :
« La distinction entre l’Unité (al-ahadiyah), l’Unicité (al-wâhidiyah) et la “Qualité de Divinité” (al-ulûhiyah) consiste en ce que, dans l’unité, rien des Noms et des qualités ne se manifeste ; elle se rapporte donc à l’essence pure dans son actualité immédiate, tandis que dans l’Unicité, les Noms et les Qualités et leurs activités se manifestent, mais par égard à l’Essence seulement, non pas en mode séparatif, de façon que chacune y est la détermination essentielle de l’autre. » (Ibid.)

Wujûd (al-wujûd) :
Tout ce qui est perceptible (le monde de la dualité) ; la Manifestation, l’Existence (existence : de ex, hors de, et stare, « se tenir debout », du lat. essere, issu de esse, être ;  l’Existence est proprement « ce qui se tient à l’extérieur »).

Al-‘adam :
Selon Guénon, l’être présuppose le Non-Être qui « est en dehors et au-delà de l’être » ; « [le Non-Être] comprend ce qui est au-delà de l’extension de l’Être, et il contient en principe l’Être lui-même ». Et, il ajoute immédiatement : « Seulement, dès lors qu’on oppose le Non-Être à l’Être, ou même qu’on les distingue simplement, c’est que ni l’un ni l’autre n’est infini, puisque, à ce point de vue, ils se limitent l’un l’autre en quelque façon ; l’infinité n’appartient qu’à l’ensemble de l’Être et du Non-Être, puisque cet ensemble est identique à la Possibilité universelle ». (EMÊ, p.26, Éd. VÉGA, 1957)

 






Du point de vue intégral de l’ « Identité suprême » (tableau ci-dessus), la Possibilité universelle ou l’ « Être total » peut se représenter par les deux figures circulaires suivantes :

 


La figure de gauche correspond au développement de la Wahdah al-wujûd à partir du centre vers la circonférence (symbolisant l’existence) tandis que celle de droite représente son enveloppement ou encore l’intégration par le Principe suprême de tous les degrés de la manifestation, exprimant plus directement la « prise de conscience de ce qui est », ou l’ « Identité suprême ». Celle-ci, pour le wasîl (celui qui  est arrivé),  présuppose la totale disparition de la dualité d’un « sujet » avec un « objet de réalisation » :

« La personnalité ne “devient” rien, puisqu’elle est dans l’“éternel présent” ; et la “réalisation” ne peut consister qu’en une prise de conscience de ce qui est, d’une façon absolue et inconditionnée. »
(R. Guénon, Correspondance L. Caudron, Le Caire 28/5/32.)

Afin de mieux préciser ce dont il s’agit, Guénon ajoutait un peu plus tard pour son correspondant :

« Quant aux nouvelles questions qui se posent pour vous, j’appellerai tout d’abord votre attention sur un point : c’est que, contrairement à ce qui a lieu pour les états relatifs et conditionnés, l’état suprême n’est pas quelque chose à obtenir par une “effectuation” quelconque ; il s’agit uniquement de prendre conscience de ce qui est (et je pense l’avoir indiqué assez explicitement dans “L’Homme et son devenir”). Mais alors il ne peut plus être question d’individualité, puisque celle-ci, manifestation transitoire de l’être, est essentiellement caractérisée par la séparation ou la limitation (définie par la condition formelle), si bien qu’on pourrait dire qu’elle n’a qu’une existence en quelque sorte négative. » (Ibid, Le Caire 29/1/33)






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