LES POITRINES DES HOMMES LIBRES SONT LES TOMBEAUX DES SECRETS صدور الأحرار قبور الأسرار

dimanche 23 novembre 2008

RENÉ GUÉNON












                                        





 R. Q. S. T.





« La mentalité moderne est donc ainsi faite qu’elle ne peut souffrir aucun secret ni même aucune réserve ; de telles choses, puisqu’elle en ignore les raisons, ne lui apparaissent d’ailleurs que comme des “privilèges” établis au profit de quelques-uns, et elle ne peut non plus souffrir aucune supériorité ; si on voulait entreprendre de lui expliquer que ces soi-disant “privilèges” ont en réalité leur fondement dans la nature même des êtres, ce serait peine perdue, car c’est précisément là ce que nie obstinément son “égalitarisme”. Non seulement elle se vante, bien à tort d’ailleurs, de supprimer tout “mystère” par sa science et sa philosophie exclusivement “rationnelles” et mises “à la portée de tout le monde” ; mais encore cette horreur du “mystère” va si loin, dans tous les domaines, qu’elle s’étend même jusqu’à ce qu’on est convenu d’appeler la “vie ordinaire”. Pourtant, un monde où tout serait devenu public aurait un caractère proprement monstrueux ; nous disons “serait”, car, en fait, nous n’en sommes pas encore tout à fait là malgré tout, et peut-être même cela ne sera-t-il jamais complètement réalisable, car il s’agit encore ici d’une “limite” ; mais il est incontestable que, de tous les côtés, on vise actuellement à obtenir un tel résultat, et, à cet égard, on peut remarquer que nombre d’adversaires apparents de la “démocratie” ne font en somme qu’en pousser encore plus loin les conséquences s’il est possible, parce qu’ils sont, au fond, tout aussi pénétrés de l’esprit moderne que ceux-là mêmes à qui ils veulent s’opposer. Pour amener les hommes à vivre entièrement “en public”, on ne se contente pas de les rassembler en “masse” à toute occasion et sous n’importe quel prétexte ; on veut encore les loger, non pas seulement dans des “ruches” comme nous le disions précédemment, mais littéralement dans des “ruches de verre”, disposées d’ailleurs de telle façon qu’il ne leur sera possible d’y prendre leurs repas qu’“en commun” ; les hommes qui sont capables de se soumettre à une telle existence sont vraiment tombés à un niveau “infra-humain”, au niveau, si l’on veut, d’insectes tels que les abeilles et les fourmis ; et on s’efforce du reste, par tous les moyens, de les “dresser” à n’être pas plus différents entre eux que ne le sont les individus de ces espèces animales, si ce n’est même moins encore.
Comme nous n’avons nullement l’intention d’entrer dans le détail de certaines “anticipations” qui ne seraient peut-être que trop faciles et même trop vite dépassées par les événements, nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet, et il nous suffit, en somme, d’avoir marqué, avec l’état auquel les choses en sont arrivées présentement, la tendance qu’elles ne peuvent pas manquer de continuer à suivre, au moins pendant un certain temps encore. La haine du secret, au fond, n’est pas autre chose qu’une des formes de la haine pour tout ce qui dépasse le niveau “moyen” et aussi pour tout ce qui s’écarte de l’uniformité qu’on veut imposer à tous ; et pourtant il y a, dans le monde moderne lui-même, un secret qui est mieux gardé que tout autre : c’est celui de la formidable entreprise de suggestion qui a produit et qui entretient la mentalité actuelle, et qui l’a constituée et, pourrait-on dire, fabriquée de telle façon qu’elle ne peut qu’en nier l’existence et même la possibilité, ce qui, assurément, est bien le meilleur moyen, et un moyen d’une habileté vraiment diabolique, pour que ce secret ne puisse jamais être découvert. »*

* Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, chap. XXII (La haine du secret, p. 89-90, Ed Gallimard, 1950).







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