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mercredi 16 février 2011

"L’INSTANT QUE NOUS SOMMES" Albert GRANDMORIN










 

L’INSTANT QUE NOUS SOMMES

 

ENTRETIEN AVEC ALBERT GRANDMORIN

 

 

 

 

QUESTION

 Dans un article* publié à l'occasion du cinquantenaire de la disparition de René Guénon, un représentant d’une tariqah islamique en France distinguait ses écrits et les guénoniens, en donnant de ces derniers une image assez sinistre ; qu’en avez-vous pensé ?

A. GRANDMORIN

Beaucoup s’arrêtent à la forme doctrinale des écrits de R. Guénon. La majorité de ses lecteurs ne dépasse jamais le verbe et son tissage littéral. Parmi tous les connaisseurs de ses ouvrages que j'ai eu l'occasion de rencontrer, aucun n'a vraiment manifesté la connaissance effective de cet « instant que nous sommes », si ce n'est une seule personne dont je ne parlerai pas. L'actualisation de la « Connaissance » exposée par Guénon reste, sur le fond, un secret bien gardé. La raison de la persistance de ce voile protecteur relève de ce que, dans l’ésotérisme islamique, on nomme le « sirr » [secret ou mystère initiatique]. La prédisposition de l'être pour l'intuition intellectuelle demeure décisive. Celui qui est doué de l’intuition intellectuelle transperce immédiatement la sphère psychique sans même que celle-ci, en nous, soit consultée. C'est à partir de la possibilité de cet éveil que tout le travail peut commencer. Quant à l'écriture de René Guénon, son ampleur, sa profondeur dont la saveur métaphysique est omniprésente, sa percussion, restent sans précédent. Comprenez bien que tout cela fut conçu en dehors de toute fonction, en dehors de toute tradition particulière, en dehors de tout statut défini. Cela nous arrive comme « venant de soi ».

QUESTION

 Pour percevoir cela il faut être capable d’entendre la voix intérieure ?


A. GRANDMORIN

La capacité d’écoute est une condition essentielle à l’activité intellectuelle. Il est même possible de percevoir la prédisposition à l'intuition et à l'éveil chez un être par sa simple qualité de présence. Etre présent, c'est être libre de l'emprise mentale et psychique. La liberté ouvrant l'accès direct à ce qui est perçu plus particulièrement par le sens de l'ouïe. On peut dire aussi que derrière les activités sensorielles règne paisiblement l'arrière-plan de notre individualité qui englobe tous les sens. Ce « lieu » sans espace et hors du temps, est celui de la véritable méditation. A cet égard, ce qui est perçu par l'ouïe se rattache directement à la perception directe. Celui qui est incapable d'écouter véritablement se retranche ipso facto de tout ce qui est essentiel à la vie. L'autisme qui est la maladie développée à partir de ce déséquilibre psychique se manifeste par une tendance plus ou moins prononcée à s'imposer, très souvent, au moyen d'une forte activité mentale. Cette invalidité est très répandue aujourd'hui et représente un symptôme caractéristique de la mentalité moderne.

 

QUESTION

 Est-ce que tout a commencé pour vous avec la lecture de Guénon ?

 

A. GRANDMORIN

La première chose vers laquelle je me tournais, après la lecture d'Orient et Occident, fut la méditation. N'importe laquelle ; car il y eut à ce moment un caractère d'urgence. Aller au plus vite, à l'essentiel, et avec l'Inde. R. Guénon ne parle pas de l'Inde, il est l'Inde. Plus tard, après avoir refermé Le Symbolisme de la Croix, je compris ce qui me séparait de la forme religieuse du christianisme romain en même temps que je comprenais plus directement la lumière et l'enseignement du Christ.

 

QUESTION

 Donc ce n’est pas l’Islam qui vous attira au départ, mais bien l’Inde, la spiritualité hindoue, pourtant, à l’origine, vous êtes chrétien ?

 

A. GRANDMORIN

L'islam, c'est-à-dire l’idée que j'en avais alors, m’apparaissait austère, lointaine. Progressivement que je découvrais la difficulté d'une pratique formelle que l'enseignement officiel s'était évertué durant quinze années à me rendre complètement étrangère. Il faut reconnaitre que le christianisme ou plus précisément son clergé avait généreusement contribué, de son côté, à me donner une sensation dénaturée de la Tradition. Ce qui advint de la religion chrétienne après 1968 ne fit que me conforter dans ce jugement. Sîdî ‘Abdul-Hadî-Aguéli écrivait déjà en 1911 : « Quand une religion déclare sérieusement que son rituel et sa dogmatique n'ont aucun sens caché ou intérieur, elle fait profession publique de superstition et ne mérite que le transport au musée des antiquités ». Le clergé jouant un rôle prépondérant dans le catholicisme romain, celui-ci se distingue assez mal de ses représentants officiels. Malgré cela, derrière les apparences, je suppose que des représentants de l’ésotérisme chrétien demeurent en lien avec des représentants de l'ésotérisme musulman, ou des maîtres hindous. La vie du Père Dom Lesaux est une illustration de l’aide que peut apporter l’Orient, en l’occurrence le Vêdânta, aux chrétiens.

 

QUESTION

Pour René Guénon, le but de l'ésotérisme est bien de conduire au-delà de toutes les formes ? Alors pourquoi cette préoccupation de la forme qui semble poser tant de problèmes ?


A. GRANDMORIN

Ce serait plutôt son absence qui poserait de vraies difficultés. Au début de ma recherche, je pensais spontanément que la Voie qui mène la conscience vers la Conscience suprême était celle du Yoga et du Dhyana. C'était encore assez vague mais j'étais entre de bonnes mains puisque, pour ce qui me concerne, l’autorité de Guénon fut tout de suite inconditionnelle. Il suffisait d’approfondir son enseignement. Il ne faut pas se leurrer, la voie du yogî, n'est pas au-delà des formes, bien qu’elle n'ait plus rien à voir avec tout ce qui s’apparentent à ce que l’on conçoit ici en Occident sous l'appellation et la conception de la religion. Et pourtant, la vérité universelle est au-delà de toutes les formes ; cette révélation fulgurante était ignorée par tous ceux de mon entourage qui déjà, à l'époque, s'intéressaient à l’Orient sans vraiment le comprendre. Il faut se souvenir que c'était alors la grande crise existentielle et culturelle, coïncidant sans doute pour quelques uns et pour une dernière fois dans l’histoire moderne, avec un retour plutôt nostalgique vers l’Orient. La conception assez vague que quelques personnes se faisaient alors de l’Inde devait s'opposer le plus radicalement possible au climat matérialiste des sociétés industrielles. Mais pour répondre complètement à votre question, on ne s'approche pas de la métaphysique sans l’aide d'un véhicule formel et la phrase de R. Guénon : « Le but de l’ésotérisme est bien de conduire au-delà de toutes les formes », se poursuit par : « but qui au contraire n’est pas et ne peut pas être celui de l'exotérisme ; mais l'ésotérisme lui-même n'est pas au-delà des formes, car, s'il l’était, on ne pourrait évidemment pas parler d'ésotérisme chrétien, d'ésotérisme islamique, etc. ». Mettre en pratique l'enseignement de Guénon implique une entrée, ou une rentrée pour les chrétiens revenant au christianisme, dans une tradition particulière. Cette première épreuve peut prendre du temps ; celui déjà de se défaire de toutes les influences qui se sont cristallisées en nous,  à notre insu, durant notre séjour au sein de l'éducation nationale ou privée, puisque les conditions générales sont les mêmes,

 

QUESTION

Vous voulez dire que les livres de Guénon restent une préparation théorique dont le but est de se défaire de notre éducation moderne ?


A. GRANDMORIN

La connaissance théorique telle qu'elle est exprimée dans le corpus guénonien est adaptée à notre situation spéciale. À ma connaissance, il n’existe pas de support plus efficace, lorsqu’on vient de la culture occidentale, pour se préparer à l’initiation, dans la mesure évidemment où l’on peut entrer en contact avec un enseignement authentique. Pour un oriental il est clair qu’il en va autrement. Cependant, les orientaux, à mesure que l’on se rapprochera de la fin du cycle et que le monde traditionnel s’amoindrira, seront de plus en plus tributaires des toutes les difficultés qui se multiplient pour les enseignements des shuyûkh, des guru ou des lamas de former convenablement un disciple. C’est d’ailleurs pourquoi toutes les voies initiatiques délivrent maintenant l’initiation sans aucune préparation. Un candidat préparé par une connaissance approfondie de l’œuvre de Guénon saura déjà un certain nombre de choses essentielles, du moins théoriquement, comme par exemple, l’une des conséquences immédiates de la Réalisation qui se vérifie simplement par le constat que tout ce qui apparait clairement en termes de faits humains, constituant les divers éléments de l’existence, se trouve par là même à sa place, illustrant la phrase que vous connaissez : « La somme de tous les déséquilibres concoure, bon gré mal gré, à l'équilibre total » ; il est possible de voir cela directement, même de sentir « physiquement » une telle vérité, après une première lecture des livres de Guénon.

 

QUESTION

Donc, pour vous, la lecture des ouvrages de Guénon est opérative?

 

A. GRANDMORIN

Cela dépend du réceptacle. Évidemment, elle est opérative, plus exactement, la prise de conscience qu’elle peut délivrer est opérative.

 

QUESTION

Pouvez-vous précisez ce que vous disiez juste avant. Si je vous comprends bien, tout ce qui se manifeste dans notre monde est à sa place, il n’y aurait donc plus rien à faire ?

 

A. GRANDMORIN

Vouloir déplacer un élément particulier de la manifestation peut signer plusieurs intentions dont aucune ne peut se justifier sérieusement, à l'exception de celles qui, ne se distinguant pas du plan divin, se manifestent chez les êtres mandatés ou les Envoyés, en vue d'exercer une fonction supérieure. Rien ne signerait mieux l’ignorance que la volonté d'une personne ou d'un groupe de redresser quelque chose conçue isolément de la Totalité universelle. Je prends cet exemple de « la somme de tous les déséquilibres » car cette reconnaissance signe chez un être la soumission à l’Esprit universel qui est la condition, ou mieux, l’annulation des conditionnements faisant obstacle à la prise de conscience de « Ce qui est ». À partir de là, rien ne vous empêche d’agir, selon vos dispositions, mais si vous avez la conscience de ce que vous êtes, vos actions seront immédiatement désintéressées. Cela change tout.


QUESTION

La lecture des livres de Guénon et la connaissance théorique qui peut en résulter suffisent donc pour ce qui est essentiel à la réalisation ?


A. GRANDMORIN

Le Savoir théorique n'équivaut pas à la libération. Il peut même représenter une série d’obstacles imprévus pour l’obtenir. La Libération ou la Réalisation, ce qui est la même chose, ne peut advenir qu’avec l’affrontement du quêteur, du murîd, avec les obstacles qu’il va être amené à rencontrer après l’initiation, obstacles qui tracent sa voie. A partir de là, on n’est plus dans la théorie. La pratique, dans une tariqah, n’a pas d’autres fonctions que d’effacer définitivement toutes les traces. La voie qui peut-être tracée n’est pas la Voie. Là est toute la différence avec ce que l’on peut connaitre théoriquement par l’Ecrit Guénonien. Guénon lui-même, d’ailleurs, fait allusion indirectement à cette question dans l’une de ses lettres ; son correspondant évoquait l’Adeptat en parlant de lui : La réponse négative qui lui renvoya en ce qui le concernait est à prendre au sérieux, car cela, je veux dire l’œuvre explicite de Guénon, concerne, entre autre et à priori, la préparation en vue de réaliser l’initiation. C’est d’ailleurs lui-même qui vise explicitement cet objectif en n’abordant jamais dans son œuvre [publiée de son vivant] les questions techniques d’une pratique ou d’une voie quelconque. D'ailleurs, comme il le précise dans la suite de sa lettre, les adeptes n'écrivent pas. S'il leur arrive parfois de consigner un enseignement, c'est en général, lorsqu'ils ont des disciples, à seule fin de les guider.


QUESTION

 Selon René Guénon, la première phase de l’initiation a pour terme le centre de l’état humain ; est-ce que la réalisation de cette phase revient à intégrer la forme religieuse ?


A. GRANDMORIN

Cette phase correspond au principe même de la Tradition primordiale, c’est à dire, si l’on peut s’exprimer ainsi : une réalité spirituelle pure sans plus aucun concept. Dans cet état central, la forme peut nous parvenir, mais par surcroit ; elle apparait alors comme un reflet, un parfum de l’être au seuil de la non-dualité.

 

QUESTION

Comment peut-on connaître cet état, est-il possible de le penser ?

 

A. GRANDMORIN

Ce n’est pas l’individualité qui peut le connaître. Dés lors que vous pensez, vous rentrez dans l’activité mentale, vous n’êtes plus dans la primordialité. Penser cet état reviendrait à emprunter un sentier pour se rendre dans un lieu alors qu’il s’agit de s’établir au centre de soi-même par l’abolissement de tout déplacement.


QUESTION

 Je comprends très bien ce que vous dites mais cela provoque en moi une grande perplexité. Comment peut-on réaliser la connaissance s’il n’y a pas de méthode ? Guénon parle bien d’une initiation relevant de l'ordre méthodique avec une voie, des rites et donc un ensemble doctrinal et méthodique quand même ?


A. GRANDMORIN

L’initiation et la préparation de l’initié par un maître sont une chose et ce dont nous parlons, c'est-à-dire la réintégration dans l’état primordial, une autre chose. Il n’existe aucun procédé pour être ce que nous sommes. Procéder, c’est « agir » mentalement. Il faut cesser d’agir pour accéder, non pas à la pensée ; mais à l’idée pure. C’est l’intuition intellectuelle dont parle Guénon, qui n’a rien à voir avec l’activité intellectuelle au sens communément admis. L’intuition intellectuelle se rapporte plutôt à ce qui est désignée par cette sentence taoïste : « Cette paix dans le vide c’est la "Grande Paix" [ des adeptes de la Kabbale ] : on ne la prend, ni ne la donne, on arrive seulement à s’y établir ».


QUESTION

L’erreur ou la contre-tradition ne peut-elle pas se transmettre comme se transmet la Vérité de la Tradition, de la forme traditionnelle et de l’initiation ?


A. GRANDMORIN

Il ne s’agit pas de la même transmission. Votre question laisse entendre une différence de degré alors qu’il y a là une différence de nature. Par définition la contre-tradition ne transmet plus rien, je veux dire : plus rien de ce qui est essentiel à la transmission et qui définit l’essence même de la Tradition.


QUESTION

Hier, Vous parliez du corps et vous disiez que notre première perception est celle du corps. Comment accéder à cette perception globale de notre corps ?


A. GRANDMORIN

Si vous êtes attentif, vous pouvez percevoir votre corps d’une manière globale et directe. Ramana Maharshî disait que le corps est la première perception que l’on a en se réveillant, lorsque l’on dit : j’ai bien dormi. Toute journée et même tout cycle commence avec le déploiement du corps dans le champ de notre conscience.

 

QUESTION

Vous n’avez pas précisé, dans votre réponse à ma précédente question, je veux dire, le rapport entre ce que vous appelez la réintégration et la nature des rites initiatiques, je ne sais pas si je me fais bien comprendre ? 


A. GRANDMORIN

Oui, j’ai bien compris votre question : métaphysiquement, il n’y a aucun rapport.


QUESTION

Comment faut-il comprendre alors l’importance des rites ?


A. GRANDMORIN

Ce qui relève du monde informel et de l’Absolu ne peut dépendre de ce qui est revêtu d’une forme, en l’occurrence, un rite formel. L’influence spirituelle du rite consiste à nous mettre dans une disposition ou, si vous préférez, dans un état de réceptivité attentive. Trop souvent cette disposition est comprise comme un conditionnement alors que c’est rigoureusement l’inverse et c’est bien là que réside toute la difficulté. Tant que dure cette méprise, il ne peut y avoir de porte ouverte pour la Réalisation. Il est essentiel de comprendre la différence entre le milieu psychique et la réalité spirituelle ou métaphysique. La prise de conscience des états supérieurs résulte d’un dessaisissement progressif du psychisme à l’égard de l’Être que nous sommes véritablement. Vous n’êtes pas votre milieu psychique, pas plus que vous n’êtes votre corps.


QUESTION

Il me semble impossible de ne pas être dans une absence de relation avec mon corps.


A. GRANDMORIN

Où se trouve votre corps dans l’état de sommeil profond ?


QUESTION

Je dois être franc avec vous, je ne sais pas ce que c’est que le sommeil profond et je ne me rappelle pas de l’avoir expérimenté une seule fois. Alors ma question est : comment se dessaisir de ce qui, au fond, est si important pour moi dans cette existence, puisque sans mon corps, rationnellement, je ne suis plus rien et je n’ai plus aucun pouvoir sur rien ?


A. GRANDMORIN

Le corps n'est qu'une partie, une fraction. Cela doit apparaitre clairement dans votre perception. Si vous voulez vraiment approcher la Connaissance, il faut le voir directement. La conscience du corps doit être globale, immédiate. Comprenez bien que celui qui perçoit le corps n'est pas de l'ordre de la modalité corporelle. Lorsque le corps disparait dans le sommeil profond, le témoin en tant que ahamkara [le percevant], disparait avec lui. Vous n'avez aucun souvenir d'une expérience quelconque parce qu'il n'y a plus d'expérimentateur, et donc, plus d'expérience. Pourtant, vous dites : j'ai bien dormi ; c'est la preuve qu'il n'y pas eu de solution de continuité. En vérité, il ne s'est métaphysiquement rien passé, si ce n'est que votre conscience s’est naturellement dessaisie de votre corps.


QUESTION

Après une journée de travail, la fatigue s’est emparé de moi et je ne peux même pas dire comment je suis tombé dans le sommeil, et là, je vous suis bien, parce que je n'ai fait aucun effort pour ça, mais, à l’état de veille, se dessaisir du corps, cela demande un effort, de la volonté ?


A. GRANDMORIN

C'est pourtant exactement la même chose. Après un long cycle de vie dans l’ignorance de ce que nous sommes, la lassitude s'empare de nous et nous sommes amenés à désirer la délivrance. L’effort vient ensuite pour la pratique de la concentration et de la méditation ; mais aucune volonté, aucun effort, rien de ce qui appartient à l’individualité, ne peut être cause de la liberté métaphysique.


QUESTION

Il y a un hadith du Prophète Mohammad qui donne le conseil de ne pas méditer sur l’Essence divine mais sur les Qualités et les supports de la Barakah. Comment accorder le sens de cette recommandation et votre attitude ? N'y a t-il pas une contradiction ?


A. GRANDMORIN

L'approche du taçawwuf n'est pas différente de ce que nous disons en ce moment. Le terme pour désigner ce que vous traduisez par méditation est tafakkur qui exprime l'idée de penser ou de réfléchir. La méditation dont nous parlons serait plutôt le dhikr . Ce hadith déconseille de réfléchir sur l’Essence parce qu'il est vain d’imaginer un seul instant pouvoir s'approcher de la Réalité suprême avec nos facultés humaines ; c’est ce que je disais à l’instant à propos du sommeil profond ; l’Essence absolue ne permet pas qu’on l'objective. Ce que nous pouvons seulement faire avec nos qualités humaines est lire et réciter les textes sacrés, pratiquer le dhikr à voix haute ou dans le silence ; vous savez tout cela. Ce dont nous entretenons n’est pas de l’ordre des facultés humaines. Puisque vous connaissez l’œuvre de Guénon, vous pouvez bien concevoir que seule lintuition intellectuelle pure peut réellement nous rendre la liberté d’« être ce que nous sommes ».


QUESTION

Je ne connais pas encore la totalité des écrits de Guénon ; pouvez-vous m'expliquez comment procéder pour pratiquer la méditation ?


A. GRANDMORIN

L'un de mes maîtres disait : soyez le témoin attentif de toutes les fluctuations mentales qui parviennent à votre conscience et vous vous établirez progressivement dans la méditation. Il voulait parler du Dhyana, c'est à dire, sortir de la relation sujet-objet. Dans l'existence que lon mène ordinairement, l'esprit ne cesse d’être traversé par les objets que notre mental saisit un à un inlassablement. Cet état de fait, que nous connaissons tous et que nous considérons comme naturel, est le contraire de la méditation. Il est impossible den sortir directement pour rentrer dans le silence. La volonté doit intervenir pour élaborer l'intention de faire cesser ces enchainements de la pensée et son premier acte, si l’on peut dire, sera la concentration. Inutile de continuer si l'esprit est incapable de se fixer sur un seul objet durant un temps déterminé. Ce n'est que le premier pas ; cela ne demande aucune qualité spéciale et ne représente aucun danger. Le silence et un seul objet fixé par le mental. Lorsque vous aurez la capacité de tenir votre attention durant une heure sur un seul objet, vous pourrez envisager le second pas.


QUESTION

En effet, dis comme ça, cela semble facile. Mais il y a quand même un truc pour obtenir ce résultat ? 


A. GRANDMORIN

Je vous propose justement d'abandonner tous les trucs. Ne considérez pas qu'il y a devant vous quelqu'un qui saurait et vous instruirait en vous vendant toutes sortes de recettes ; cessez le jugement et la représentation. Centrez-vous simplement sur l’attention. 


QUESTION

Ce matin pendant la méditation, la concentration me semblait facile. Maintenant, vous êtes là, vous nous faites sentir le silence et tout parait accessible, mais dans trois ou quatre jours, quand je reviendrai à mes occupations quotidiennes l’état dans lequel je suis maintenant va s'en aller, comme la dernière fois ; Alors, comment garder cet état ?


A. GRANDMORIN

Nessayez pas de le retenir. Ce n'est pas cet état qui s'en va, c'est vous qui le quittez. Vous le quittez parce qu'il ne sagit encore que d'un état. Commencer par vous familiariser avec votre situation actuelle, notez vos réactions, vos peurs, vos prétentions, voyez que vous n'êtes pas attentif à linstant que vous êtes. 


QUESTION

Jaimerais revenir à l'aspect théorique : vous disiez que l’intention de Guénon était celui de produire un exposé théorique ; par conséquent, est-il indispensable de continuer à lire son œuvre après l'initiation?


A. GRANDMORIN

Je vous ai déjà répondu. Cela dépend entièrement de vos exigences spirituelles et de votre satisfaction des enseignements reçus. Il ne peut y avoir aucune obligation sur ce point. Après votre rattachement, la question de la Tradition primordiale au-delà des formes particulières peut naturellement s'imposer, ce qui est un signe pour l’initié. Dans ce cas, poursuivre la lecture des écrits de Guénon apporte beaucoup et pour le coup, devient opérative. La constitution d’une élite à laquelle il appelait dans Orient et Occident ne peut se faire sans une connaissance aussi parfaite que possible de son œuvre.


QUESTION

Pourtant elle ne s'est jamais constituée cette élite ; est-ce parce que, comme vous le disiez, les connaisseurs de son œuvre n'ont pas atteint la connaissance effective de cet « instant que nous sommes » ?


A. GRANDMORIN

Je n’ai jamais voulu dire cela. 


QUESTION

Mais puisque vous n’avez jamais rencontré de personne ayant la connaissance effective de cet « instant que nous sommes », on pouvait en conclure que l’élite ne pouvait se constituer, c'est bien ça n’est-ce pas?


A. GRANDMORIN

Non. N'essayez pas de retenir ce que vous avez entendu hors du contexte de ce qui était envisagé alors. Je ne parlais pas de l’élite au début de notre entretien mais de guénoniens ayant la connaissance de cet « instant que nous sommes ». Où avez vous lu que Guénon mettait la condition d'une réalisation spirituelle complète pour constituer une élite ?

 

QUESTION

Bien. Mais, existe-t-il une élite qui se serait constituée, selon vous ?

 

A. GRANDMORIN

Cette élite existe mais elle n'est pas visiblement constituée. 


QUESTION

J'ai là un texte écrit par Guénon, est-ce que je peux le lire, car ma question se rapporte à ce que vous pourriez en conclure pour notre situation actuelle en Occident : « Actuellement, il n’y a plus en Occident aucune organisation initiatique régulière, et tout ce qui y subsiste encore à cet égard ne représente plus que de simples vestiges d'un état antérieur, des formes vidées de leur contenu spirituel et désormais incomprises. Dans de telles conditions, si un contact avec le centre est encore possible parfois, ce ne peut être que d'une façon tout à fait exceptionnelle, par des manifestations isolées et temporaires de certains représentants de ce centre, ou par des communications reçues individuellement à l'aide de moyens plus ou moins extraordinaires, anormaux comme la situation même qui oblige à y recourir. » Ma question est : sommes nous encore dans cette situation actuellement ?


A. GRANDMORIN

Depuis la publication de ce texte, il est devenu possible de prendre le rattachement régulier dans tous les pays occidentaux, mais la situation de notre monde s’est nettement aggravée malgré la présence de lIslam et du Dharma tibétain en Occident. Quelques rares personnes isolées représentent bien actuellement lélite intellectuelle, au sens où l'entendait ‘Abdul-Wahîd, avec la nuance que la distinction de lOccident et de lOrient, encore significative du temps où fut rédigé Orient et Occident, tend à s'effacer au profit d’un chaos mondial diffusé aujourd’hui par les acteurs de la mondialisation.

 

Article de Dominique Penot paru dans un numéro spécial de VLT en hommage à René Guénon. 

 




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