LES POITRINES DES HOMMES LIBRES SONT LES TOMBEAUX DES SECRETS صدور الأحرار قبور الأسرار

samedi 19 décembre 2015

rabî‘ al-âwwal 1437 – Décembre 2015 / Janvier 2016.






















Deux livres de Tariq Ramadan.


Introduction à l’Ethique islamique et Au péril des idées (entretien avec Edgar Morin), parus aux éditions Presses du Châtelet.

         Pour ce qui est du premier livre, il s’agit d’une présentation de quelques aspects de l’Islam (et de la falsafâ ) dont le contenu sur certains points va au-delà de ce que l’auteur annonce par son titre. Notons déjà que la falsafâ (philosophie), venant des Grecs, n’est pas islamique. Ce qu’il importe surtout de relever ici, est l’intention « éthique » de Ramadan qui semble vouloir définir l’Islam selon un point de vue moral, assez conforme à celui des mouvements réformistes* dont lui-même subit malgré tout encore l’influence. Cette intention est confirmée par une terminologie soucieuse de rentrer dans le cadre universitaire. Son horizon s’ouvre cependant ici sur ce qu’il appelle « la mystique islamique ». Il faut saluer de la part de Ramadan cet intérêt à l’égard du taçawwuf qui est habituellement rejeté et même combattu avec violence par les différents acteurs wahhabites, salafistes et autres Frères musulmans. Dorénavant, nous attendons avec intérêt ses études ultérieures susceptibles d’aller dans cette direction. Mais, pour l’instant, cela ne va pas sans quelques remarques. Pourquoi utiliser le terme « mystique » pour traduire taçawwûf, alors que les significations qu’on lui attribue aujourd’hui sont devenues imprécises et corrompues ? De surcroit, dans son acception spécifiquement chrétienne, les méthodes de la mystique ne correspondent pas à celles des voies initiatiques (turûq) dont le but vise la « réalisation métaphysique ». En dépit de l’autorité intellectuelle réelle ou supposée de Ramadan, le taçawwuf n’est manifestement pas un domaine qu’il connait de l’intérieur et les références aux ouvrages des maîtres çûfîs, que l’on trouve facilement aujourd’hui, mériteraient une introduction plus profonde. Ainsi, concernant l’origine du terme çûfî, l’auteur renvoi à l’ouvrage posthume de Guénon, L’Ésotérisme islamique et le taoïsme, avec une note dans laquelle sa référence, sans citation, se présente de la façon suivante : «  Guénon propose une source différente commune à la langue arabe et à l’Hébreu, et qui serait de nature ésotérique et numérique ». Sans être entièrement faux, ce raccourcis induit en erreur sur plusieurs points ; « propose » laisse supposer que Guénon aurait des conceptions personnelles sur la question ; « une source différente », qui n’est en rien différente, puisque dans la référence concernée (que nous reproduisons ci-dessous in extenso), toutes les origines, supposées étymologiques, du terme en question sont intégrées ; « et qui serait de nature ésotérique et numérique » sous entend que le taçawwuf et la Science des lettres (‘ilm al-hurûf), pourraient ne pas être de nature ésotérique et par la force des choses « réservés à un nombre restreint de personnes qualifiées (khaçç) », comme l’a souvent précisé Guénon. Manifestement, l’auteur voudrait que le taçawwuf puisse se concevoir, horizontalement, dans un prolongement simplement religieux et, du même coup, suggérer que sa nature initiatique pourrait être le fait d’une opinion marginale.
Le renvoi de l’auteur réfère à l’extrait suivant :
« Quant aux soi-disant étymologies, ce ne sont au fond que des similitudes phonétique, qui, du reste, suivant les lois d’un certain symbolisme correspondent effectivement à des relations entre diverses idées venant ainsi se grouper plus ou moins accessoirement autour du mot dont il s’agit ; mais ici, étant donné le caractère de la langue arabe (caractère qui lui est d’ailleurs commun avec la langue hébraïque), le sens premier et fondamentale doit être donné par les nombres ; et, en fait, ce qu’il y a de particulièrement remarquable, c’est que par l’addition des valeurs numériques des lettres dont il est formé, le mot çûfî a le même nombre que El-Hekmah el-ilahiyah, c'est-à-dire « la Sagesse divine ». Le çûfî véritable est donc celui qui possède cette Sagesse, ou, en d’autres termes, il est el-ârif bi’Llah, c’est-à-dire « celui qui connaît par Dieu », car Il ne peut être connu que par Lui-même ; et c’est bien là le degré suprême et « total » dans la connaissance de la haqîqah (1). »


Ramadan, qui n’a certainement pas beaucoup fréquenté le shaykh al-akbar, passe sous silence le fait que l’initiation et la réalisation spirituelle relevant du « pacte initiatique » (mubây‘a ; Coran, Al-Fath, v. 10 et 18) exige des volontés dont la détermination spirituelle relève d’un domaine qui est autre que simplement religieux, c'est-à-dire, s’adressant à tous indistinctement.
Qu’on le veuille ou non, les termes que l’on choisi pour s’exprimer, sont toujours conformes aux intentions de la pensée et c’est au fond celles-ci que nous questionnons chez l’auteur. Sans vouloir donner de leçon à quiconque, nous pensons que les dérives des courants de la mystique et de la théologie chrétienne telles qu’elles furent suscitées et confrontées, depuis la Renaissance, à l’émergence des sociétés modernes devraient au moins servir d’exemple à ne pas suivre et être envisagées comme de sévères avertissements pour les personnalités en charge de représenter l’Islâm dans le monde occidental et il est regrettable, de notre point de vue, que Ramadan soit accaparé par les conceptions éthiques de l’histoire de la pensée philosophique. Contrairement au christianisme qui a intégré la falsafâ dans son corpus doctrinal (bien avant qu’elle ne sorte de son objet spirituel à partir du monde latin), l’Islam a été préservé de son influence et des conséquences aléatoires de son caractère discursif.
Comment ignorer que l’apparition du Prophète Mohammad (‘alayhi salam) est directement liée à sa « fonction cyclique » et que la Révélation coranique possède, par là même, quelque chose de plus que le fondement d’un culte religieux au sens où l’entendent les occidentaux issus du christianisme et que la constitution interne, sigillaire, du dîn al haqq sauve la tradition islamique de toute tentative de subordination. Les ahl al khaçç savent que c’est là le cœur de sa puissance et de sa force. C’est pourquoi, il est bien surprenant de voir aujourd’hui, à l’instar de Mohammad Arkoun, des islamologues universitaires donner une importance excessive aux sciences modernes et à la philosophie et penser, en l’occurrence, que « l’essence des débats ayant donné corps à l’éthique islamique » proviendrait de « la croisée du droit, de la foi et des sciences » comme si une éthique quelconque pouvait légitimement se surajouter  à la doctrine.


Pour ce qui est du second ouvrage, nous ne ferons aucun commentaire spécial. On sait que Ramadan est surtout célèbre pour sa volonté d’« établir un dialogue » avec des représentants de courants idéologiques inconciliables avec la pensée traditionnelle et aussi pour ses prestations sous les projecteurs de la scène télévisuelle qui lui permettent d’avoir raison par la discussion sur les convictions des penseurs modernes. Cela est très bien et permet sans doute d’informer le grand public sur l’aberration de quelques idées reçues. Mais quoi qu’en dise ou laisse supposer le savant suisse, les conceptions républicaines des démocraties dites laïques ne pourront jamais s’accommoder avec les fondements de l’Islam sans produire des problèmes insolubles. Si Guénon a tant insisté sur l’illusion moderniste, c’est « providentiellement » pour prévenir le « siècle » (al-dahr) ** et faire prendre conscience de l’ampleur de sa contamination par « la mentalité moderne ». Il est important de ne jamais perdre de vue, par exemple, que c’est précisément cette mentalité envahissante que l’on trouve à l’origine de toutes les réformes religieuses, responsables à divers degrés, des « dérives extrémistes » qui se répandent un peu partout aujourd’hui.

A ce « débat des idées » proposé par Ramadan, l’enjeu exige d’aller sur le terrain de l’adversaire ; il représente par conséquent, en dépit des apparences, une issue incertaine ; les malentendus résultants de l’agitation médiatique - et autre - ne pouvant être dissipés qu’à la condition de poser convenablement les questions fondamentales.

* Nous rappellerons que ces mouvements prirent naissance dans le Dâr al-Islâm et s’y diffusèrent en vue de donner le change à la colonisation européenne et à l’envahissement hégémonique du monde moderne. Les extensions violentes qu’ils générèrent furent ensuite encouragées, soutenues et manipulées par des services occidentaux dits « secrets » agissant dans l’ombre pour le compte des intérêts politico-financiers des Nations dominantes. Ils appartiennent de fait à la « civilisation anti-spirituelle » des démocraties modernes et n’ont rien à voir avec l’Islâm dont la nature ne peut-être que strictement traditionnelle (cf. J. M. Vernochet, Les Égarés : Le Wahhabisme est-il un contre Islam ? , Éditions Sigest, 2013).

** « Ne maudissez pas le siècle car le siècle est Allâh » (hadîth).

 (1) [Note de René Guénon] : « Dans un ouvrage sur le Taçawwuf, écrit en arabe, mais de tendances très modernes, un auteur syrien, qui nous connaît d’ailleurs assez peu pour nous avoir pris pour un ‟orientaliste”, s’est avisé de nous adresser une critique plutôt singulière ; ayant lu, nous ne savons comment, eç-çûfiah au lieu de çûfî (numéro spécial des Cahiers du Sud) de 1935 sur L’Islam et l’Occident), il s’est imaginé que notre calcul était inexact ; voulant ensuite en faire lui-même un à sa façon, il est arrivé, grâce à plusieurs erreurs dans la valeur numérique des lettres, à trouver (cette fois comme équivalent d’eç-çûfî, ce qui est encore faux) el-hakîm el-ilahî, sans du reste s’apercevoir que, un ye valant deux he, ces mots forment exactement le même total que el-hekmah el-ilahiyah ! Nous savons bien que l’abjad est ignoré de l’enseignement scolaire actuel, qui ne connaît plus que l’ordre simplement grammatical des lettres ; mais tout de même, chez quelqu’un qui a la prétention de traiter ces questions, une telle ignorance dépasse les bornes permises... Quoi qu’il en soit, el-hakîm el-îlahi et el-hekmah el-ilahiyah donnent bien le même sens au fond ; mais la première de ces deux expressions a un caractère quelque peu insolite, tandis que la seconde, celle que nous avons indiquée, est au contraire tout à fait traditionnelle. » (L’extrait provient d’un article publié en 1947 dans la revue Cahier du Sud ; repris pour Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme par René Guénon, Les Essais, Gallimard 1973.)











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12 Rabî‘ al-Âwwal – 23 (ou 24 *) décembre 2015.








« Ainsi, Nous avons fait de vous une Communauté du [juste] milieu pour que vous soyez témoins envers les hommes et pour que l’Envoyé (al-rasûl) soit un témoin envers vous. »

(Al-Baqarah, 143)















Wasit (Milieu) et solstice d’hiver ; 14 Rabî‘ al-Âwwal.


Dans les Fuçûç al-hikam d’Ibn ’Arabî, le quatorzième jour du mois lunaire correspond au façç d’‘Uzaîr et au verset 5 de la sourate Al-‘Âdiyât (Les chevaux qui galopent) :

« Puis elles se placent ensemble au milieu (fawa satna bihi jam‘an ). »
(C., 100)

Le façç d’‘Uzaîr : Sphère du quatrième Ciel, correspondant également au Soleil, Samâ’ al-shams (Demeure d’Idrîs) ; Cœur du Monde, Cœur de l’Homme, Cœur des Sphères.
Le « Vrai », al-haqq, « prépare une forme » en lui insufflant l’Esprit. Le shaykh al-akbar représente l’Esprit par le levé du Soleil sur la terre supportant les formes qui prennent vie. Ce façç est celui du Cœur, le pôle d’entre les degrés de la Manifestation. (La présence du « Pôle dans le monde » se situe dans le quatrième Ciel, celui du Soleil - Idrîs). Dans le façç de la Sagesse du verbe d’‘Uzaîr, réside le secret du qadar (décret divin)**.

* Selon que l’on décrète le début du mois lunaire par vision directe de la Lune ou par le calcul basée sur les éphémérides ; la lune n’étant visible que lorsqu’elle se trouve à environ 6 degrés de sa conjonction avec le Soleil, il n'était pas possible de la voir directement avant le samedi 12 décembre. Quoi qu'il en soit, le 12 Rabî‘ al-Âwwal, cette année, coïncide avec le solstice d'hiver.
** Voir Abdelbaqi Meftah ; Les Clés Ontologiques et Coraniques du Livre des Fuçûs al-Hikam, Ibn ‘Arabî (traduit par D. Tournepiche, Éditions Arma Artis).






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CORRESPONDANCE DE FULAN*



Mail de Fulan (contenant un extrait d’une lettre de Guénon) **.


 « Je tenais à t'informer que, à partir de nouveaux documents écrits de la main de Guénon et qui affluent de plusieurs sources,
1) A l'origine initiatique de la H.B. of L., il y avait la secte appelée autrefois Nosaïri et aujourd'hui Alawite, comme celle de la famille de Bashar el Asad, et qu'elle aurait été transmise par Randolph qui l'avait reçue en Syrie. Dans cette affaire, les ‟chaldéens” étaient en fait de tradition chaldéenne, soit des chrétiens qui suivent la liturgie en araméen et qui vivent groupés à la frontière turco-syrienne.
2) A l'origine de l'O.T.R., il y aurait la Loge Humanidad (d'où l'hostilité de Téder et Papus) dont l'initiation, bien qu'irrégulière, était valide et qu'il constitua un système de hauts grades de celle-ci où furent prononcées les conférences destinées aux 3 premiers degrés. Je ne doute pas que cela nécessiterait d'être prouvé, mais voilà qui pour moi éclaircit deux points obscurs et assez énigmatiques de la carrière et de l'œuvre de Guénon.

Salamât ».



Extrait d’une lettre de Guénon (communiqué sans référence).

 « Malgré le titre de la H. B. of L., ses enseignements ne paraissent pas avoir en somme grand rapport avec l’hermétisme au sens propre du mot ; cela ne veut pas dire qu’ils soient sans valeur, mais il semble qu’on ait voulu embrouiller la question de leur provenance, qui, en tout cas, n’est certainement pas égyptienne. Comme j’ai déjà dû vous le dire, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’autre rattachement authentique que du côté des Nosaïris ; c’est d’ailleurs une raison de se méfier et de ne pas accepter les choses sans les examiner de près, car tout ce qui est “secte”, comme c’est ici le cas, a forcément des doctrines d’un caractère très mélangé ; sûrement, il y aurait un sérieux tri à faire dans tout cela pour en dégager les éléments qui pourraient être vraiment utilisables...Ce sont les Nosaïris (ou Ansaïris) qui sont maintenant désignés, en Syrie, sous le nom d’Alaouites ; ils forment une organisation du même genre que celle des Druses, et c’est d’eux que Randolph tenait son initiation »***.




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Mail de Fulan comportant une « pièce jointe » datant de la même époque.






« Vous trouverez la preuve de ce que je ne pouvais démontrer :
Il s'agit de la fiche de démission de Guénon de la Loge Thébah, c'est la Loge Humanidad qui sert de référence et dans la partie inférieure, à côté de la date d'initiation 21/3/1912, il est ajouté au centre (à la main) et à droite (à la machine) Régul. entre parenthèses pour régularisation, ce qui va à l'encontre des élucubrations des occultistes et autres maçons qui cherchent à discréditer l'œuvre du grand métaphysicien.

Salamât ».



* La seule publication, à notre connaissance, d’un texte de Fulan se trouve dans le numéro 116 de Vers la Tradition (il s'agit du commentaire de l'illustration de couverture : « Un exemple de perfection dans l'art de la calligraphie islamique » ; on pouvait lire aussi dans cette livraison un article du même auteur intitulé « L'alchimie humaine et les quatre éléments » signé Y. B.).  Fulân est un mot arabe qui signifie « quelqu’un », c'est-à-dire personne en particulier. C’est sous ce pseudonyme que notre ami guénonien, aujourd’hui disparu, désirait figurer dans la revue pour ce commentaire. En hommage, nous avons conservé cette signature pour les quelques extraits de l’abondante correspondance-mail que nous avons échangé ainsi que pour l’étude sur les Fuçûs al-hikam qu’il nous communiqua, il y a un peu plus d’une quinzaine d’années, et que nous nous proposons de mettre en ligne prochainement avec les deux articles cités à l'instant, in sha‘a-Llâh.
** Reçu, il y a environ un an.
*** Voir : Le Sphinx, « Avant propos de l‘éditeur » (p. 14) ; Éditions Kalki, Rennes, 2015.











 

mardi 13 octobre 2015

1 Muharram 1437 / 14 octobre 2015










1 Muharram 1437 / 14 octobre 2015







L' OUVERTURE








« C'est Lui qui a dépêché Son Envoyé avec la bonne guidance et la religion de Vérité pour la faire prévaloir sur la religion toute entière. Et Dieu suffit comme Témoin ! »
(al-fath, 28)



Traduction et commentaire de Jean Louis Michon (1) :

« Ce verset, qui se retrouve par trois fois dans le Coran (aussi sourate 9, verset 33 et sourate 61, verset 9)*, est trop souvent pris comme signifiant que l’Islam a été révélé pour être « élevé au-dessus de toutes les religions », voire pour « triompher sur toute autre religion ». Une telle interprétation non seulement n’est pas autorisée par le texte lui-même (où le mot « religion » n’existe qu’au singulier, et où « autre » est un ajout injustifié), mais elle est en contradiction flagrante avec le fait, souvent rappelé dans le Coran (par exemple s. 2, v.4 ; s. 4, v. 163-165), que l’Islam reconnaît l’origine divine des Révélations antérieures. C’est donc la valeur universelle du Message révélé à Muhammad en tant qu’expression de la Vérité absolue et voie providentielle vers le retour à Dieu qui est affirmée ici comme constituant le fondement essentiel de toute pratique religieuse. »

*Ces versets sont à interpréter relativement au dernier verset (v. 29) de la sourate al-fath, comme le démontre le commentaire qui va suivre.



Traduire « dîni-l-haqq » par religion est malgré tout une interprétation un peu réductrice. Dans ce premier contexte, la traduction de « dîni » par le terme culte serait préférable car le culte est le fondement de toute forme religieuse ; en effet, par « Dîni-l-haqq », c'est-à-dire « culte de Vérité », il faut entendre le « culte primordial », lequel étant donné sa réalité centrale et « antérieure », prévaut sur « kullî dîn » que Michon rend justement par « la religion toute entière ».
Autrement dit, comme il est question dans ce verset de la prédominance du culte pur ou primordial (Dîni-l-haqq) qui représente l’« origine divine des Révélations antérieures », « la valeur universelle du Message révélé à Muhammad, en tant qu’expression de la Vérité absolue », prévaut, naturellement, sur les modalités d’une « voie providentielle (vers le retour à Dieu) » puisqu’il en constitue le principe ; par conséquent, cette traduction est excellente en raison de sa vérité spirituelle.
 Pour autant, le point de vue de ce commentaire n’exclut pas d’autres possibilités d’interprétation qui seraient d’avantage à la porté de la mentalité religieuse représentée par la théologie régulière. « La religion vraie » prévalant sur « les autres religions » correspond naturellement à « L’idée du “meilleur” dans l’ordre confessionnel », conformément au titre d’un texte de Frithjof Schuon, qui traite de cette question (2). Cependant, dans son interprétation exclusivement exotérique, cette idée du meilleur peut comporter certains inconvénients comme par exemple, l’« abrogation des lois antérieures » (3)


Autres traductions du verset 28 :

Abdallah Penot :
« C’est Lui qui a envoyé son Prophète afin [d’indiquer] la direction de la Vérité et la faire prévaloir sur toutes les autres et Dieu est un témoin suffisant. »

Denise Masson :
« C’est Lui qui a envoyé son prophète avec la Direction et la Religion vraie pour la faire prévaloir sur tout autre religion – Dieu suffit comme témoin –.»

Hamidullah :
« C’est Lui qui a envoyé Son messager avec la guidée et la religion de vérité [l’Islam] pour la faire triompher sur toute autre religion. Dieu suffit comme témoin. »


On peut trouver quelques aperçus complémentaires dans l’article de Schuon auquel nous faisions allusion, dont l’extrait suivant :

« Et de même : si on nous assure que le Prophète est supérieur aux autres Envoyés – y compris évidemment le Christ – et qu’il l’est d’une façon absolue ; et que l’amour de Dieu, chez ces autres et par conséquent aussi chez Jésus, fut moins parfait que chez Mohammed ; et que les autres Messagers – le Christ y compris comme toujours – ne furent pas comme le Prophète élevés au degré d’« ami » de Dieu, – Abraham l’étant à un moindre niveau, – nous objecterons qu’au degré des fondateurs de religion, de telles évaluations n’ont aucun sens et ne prouvent que l’ignorance et le fanatisme de ceux qui les conçoivent. Bien qu’en soi le symbolisme de la supériorité du Messager respectif soit “subjectivement ” légitime pour chaque religion, – puisque chacune voit dans son fondateur le logos total, – l’argumentation dont il s’agit n’en n’est pas moins irrecevable à tout point de vue ; malencontreuse déjà sous la plume d’un théologien, elle l’est encore beaucoup plus sous celle d’un ésotériste. »

Néanmoins, le domaine de l’ésotérisme appartient de fait et nécessairement à une forme traditionnelle, sans laquelle il n’aurait aucune validité ; on dit bien, en effet, ésotérisme islamique ou encore ésotérisme Juif ou chrétien. Concernant l’ésotérisme islamique, à l’égard duquel Schuon s’est permis de nombreuses libertés (4), il est important de considérer la fonction sigillaire du Prophète Mohammad et le caractère synthétique de la Révélation mohammadienne, laquelle, en raison de l’opérativité du taçawwûf, possède la capacité d’intégrer islamiquement, non pas les formes spécifiques aux deux autres « religions du Livre » mais leurs « essences spirituelles », en tant que voies (ou turûq), dans l’exacte mesure où la possibilité initiatique dans ces deux religions aurait complètement disparu (5) comme cela semble bien être le cas aujourd’hui pour le Christianisme (6).

Le verset suivant qui clôture la sourate af-fath comporte les 28 lettres de l’alphabet arabe, ce qui lui procure une « complétude » formelle significative (il n’y a que deux versets, dans le Coran, ayant cette caractéristique). De ce point de vue, son importance est par là même clairement soulignée ainsi que la validité du sens initiatique et que nous venons d’évoquer à la suite de J. L. Michon.




« Muhammad est l'Envoyé de d’Allâh. Ses compagnons sont sévères envers les mécréants, compatissants entre eux. Tu les vois inclinés, prosternés, recherchant les faveurs (fadlân) d’Allâh et Sa satisfaction. Leurs visages sont marqués par les traces de leurs prosternations. Voici à quoi ils sont comparés dans la Thora et dans l'Évangile : ils sont semblables au grain qui fait sortir sa pousse, puis il devient robuste, il grossit, il se dresse sur sa tige. Le semeur est saisi d'admiration, alors que les mécréants en sont irrités. Allâh a promis à ceux d'entre eux qui croient et qui accomplissent des œuvres sincères (al-sâlihât) un pardon et une récompense sublime. »














NOTES



(1) La traduction intégrale du Coran par Jean louis Michon est mise en ligne sur le site Al tafsir.
(2) Cf. l’article paru dans les trois numéros, 471 à 473 des Etudes Traditionnelles, de janvier à septembre 1981.
(3) L’idée du meilleur, dans ses inévitables abus, s’est illustrée jadis depuis les Croisades jusqu’aux conséquences de la Réforme ; elle reprend aujourd’hui une vigueur assez sinistre, avec le formalisme dégénéré des courants du judaïsme dévié, du nationalisme chrétien et des mouvements réformistes islamistes. Pour ce qui concerne ce que l’on appelle à tord le « jihadisme » (qui n’existe pas en Islâm), il est nécessaire de rappeler que « le petit jihad » (jihad al-saghîr) ne peut être déclaré que sous certaines conditions nettement définies. L’idéologie réformiste dite « fondamentaliste », manipulée par les intérêts occultes de la politique internationaliste occidentale est quant à elle issue, en dépit de toutes les apparences, de la mentalité spécifiquement moderne. Pour des informations plus précises sur l’apparition de ces courants aux prétentions réformistes et l’identité des agents contrôlant les mouvements politiques contre-traditionnels du wahhabisme et du salafisme, on peut consulter l’ouvrage de Jean-Michel Vernochet : Les égarés, le Wahhabisme est-il un contre islam ? (Ed. Sigest).
(4) Voir le message du 16/10/2014, mis en ligne ci-dessous : « La Tariqah shadhiliyyah dans les pays occupés par les états modernes ».
(5) De ce point de vue, la capacité de l’Islâm à intégrer « les autres religions » permet en effet le passage providentiel d’une forme traditionnelle à une autre sans qu’il n’y ait pour cela besoin de renier quoi que ce soit, c’est pourquoi, Guénon disait qu’il n’y avait aucune conversion pour ceux qui sont concernés par la nécessite du « rattachement initiatique ».
(6) Il faudrait sans doute ajouter aussi le Judaïsme, bien qu’au sujet de ce qui subsiste d’« orthodoxe » dans la tradition Juive, il est bien difficile aujourd’hui d’affirmer quoi que ce soit.










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