LES POITRINES DES HOMMES LIBRES SONT LES TOMBEAUX DES SECRETS صدور الأحرار قبور الأسرار

jeudi 11 mai 2017

Y. B. Le « quaternaire » dans la doctrine islamique






Aperçus sur le « Retournement »

(Extraits II)





Par Y. B.









Lorsqu’un être adopte une orientation, il se « situe » au centre d’une représentation cruciforme, et ce qui est devant lui est déterminé par son ventre (Batn) qui représente l’Intérieur (El-Bâtin) parce que le « Ciel » présente sa face ventrale à la « Terre » ; tandis que ce qui est derrière lui est déterminé par son dos (Zhahr) qui représente l’Extérieur (Al-Zhahir) pare que la « Terre » présente sa face dorsale au « Ciel ». D’autre part, l’arabe s’écrit de droite à gauche et comme la droite a la précellence en Islam, la droite est en relation avec le Premier (Al-Awwal) et la gauche avec le Dernier (Al-Akhir). En effet, dans le Coran, l’Orient (Machreq) (droite) est toujours cité avant l’Occident (Maghreb) (gauche)  et, effectivement, l’Orient est le lieu du lever du Soleil (Al-Awwal) et l’Occident celui de son coucher (Al-Akhir). Ainsi, on peut dire que le Coran adopte une orientation vers le Nord qui correspond à Al-Ihsân (Jnâna-mârga) : « Lui [le Centre] est le Premier [Est] et le Dernier [Ouest] ; l’extérieur [Sud (droite)] ; et Il est par toute chose Savant » (Cor. 57, 3) ; ce qui permet de comprendre la raison pour laquelle le Maître musulman de Guénon a pu dire : « Si les chrétiens ont le signe de la Croix, les musulmans en, ont la doctrine » (1).

En effet, selon Ibn ‘Arabî :

« (…) toutes choses sont comprises dans ces quatre noms, qui ne peuvent comporter de cinquième, si ce n’est le Soi divin (ou Ipséité : al-huwiya). Toute qualification dans l’existence découle nécessairement de ces quatre noms Le monde des esprits et celui ces corps – il n’en existe point d’autre – ont été formés sur le modèle de ces quatre noms. Dans le domaine des attributs divins, ils correspondent à la Science, la Volonté, la Toute puissance et la Parole. Le monde des esprits fut manifesté par ces quatre attributs et de même la Nature (ṭabî‘a) fut formée selon quatre principes à partir desquels fut manifesté le monde des corps subtils et des corps grossiers. Les quatre attributs divins se manifestèrent dans le « monde de la consignation et de l’inscription » (‘âlam al-tadwîn wa l-tasṭîr), se reflétant dans quatre principes : l’Intellect, l’Âme ; la Nature et la Substance*, qui précède l’apparition des corps. De ces principes dérivent les quatre éléments : le feu, l’air, l’eau et la terre, ainsi que les quatre humeurs et les quatre facultés de l’âme. L’existence repose sur le nombre quatre comme la Maison de Dieu est fondée sur quatre angles » (2).



[* Matière dans le texte, c'est-à-dire plus exactement, le principe substantiel (huyûlâ) ; le concept de « matière » était inconnu au sixième siècle de l’Hégire.]



À cet égard, Guénon apporte des précisions complémentaires :

« Au début des Rasâïl Ikhwân Eç-Çafâ, les quatre termes du quaternaire fondamental sont énumérés ainsi : 1° le Principe, qui est désigné comme El-Bârî, le “Créateur” (ce qui indique qu’il ne s’agit pas du Principe suprême, mais seulement de l’Être, en tant que principe premier de la manifestation, qui d’ailleurs est bien en effet l’Unité métaphysique) ; 2° l’Esprit universel ; 3° l’Âme universelle ; 4° la Hylè primordiale. Nous ne développerons pas actuellement les différents points de vue auxquels ces termes pourraient être envisagés ; on pourrait notamment les faire correspondre respectivement aux quatre “mondes” de la Kabbale hébraïque, qui ont aussi leur exact équivalent dans l’ésotérisme islamique. Ce qui importe pour le moment, c’est que le quaternaire ainsi constitué est regardé comme présupposé par la manifestation, en ce sens que la présence de tous ses termes est nécessaire au développement complet des possibilités que comporte celle-ci ; et, est-il ajouté, c’est pourquoi, dans l’ordre des choses manifestées, on retrouve toujours spécialement la marque (on pourrait dire en quelque sorte la “signature”) du quaternaire : de là, par exemple, les quatre éléments (l’Éther n’étant pas compté ici, car il ne s’agit que des éléments “différenciés”), les quatre points cardinaux (ou les quatre régions de l’espace qui y correspondent, avec les quatre “piliers” du monde), les quatre phases en lesquelles tout cycle se divise naturellement (les âges de la vie humaine, les saisons dans le cycle annuel, les phases lunaires dans le cycle mensuel, etc.), et ainsi de suite ; on pourrait établir ainsi une multitude indéfinie d’applications du quaternaire, toutes reliées entre elles, d’ailleurs, par des correspondances analogiques rigoureuses, car elles ne sont, au fond, qu’autant d’aspects plus ou moins spéciaux d’un même “schéma” général de la manifestation.

Ce “schéma”, sous sa forme géométrique, est un des symboles les plus répandus, un de ceux qui sont véritablement communs à toutes les traditions : c’est le cercle divisé en quatre parties égales par une croix formée de deux diamètres rectangulaires ; et l’on peut remarquer tout de suite que cette figure exprime précisément la relation du quaternaire et du dénaire, comme l’exprime, sous la forme numérique, la formule que nous rappelions au début. En effet, le quaternaire est représenté géométriquement par le carré, si on l’envisage sous l’aspect “statique”, mais, sous l’aspect “dynamique” comme c’est le cas ici, il l’est par la croix ; celle-ci, lorsqu’elle tourne autour de son centre, engendre la circonférence, qui, avec le centre, représente le dénaire, lequel est, comme nous l’avons dit précédemment, le cycle numérique complet. C’est là ce qu’on appelle la “circulature du quadrant”, représentation géométrique de ce qu’exprime arithmétiquement la formule 1 + 2 + 3 + 4 = 10 ; inversement, le problème hermétique de la “quadrature du cercle” (expression si mal comprise d’ordinaire) n’est pas autre chose que ce que représente la division quaternaire du cercle, supposé donné tout d’abord, par deux diamètres rectangulaires, et il s’exprimera numériquement par la même formule, mais écrite en sens inverse : 10 = 1 + 2 + 3 + 4, pour montrer que tout le développement de la manifestation est ainsi ramené au quaternaire fondamental (3). »



Selon l’Imâm Jazûlî, le Coran possède 6666 versets, et le nombre 6 multiplié par 4 donne celui de la sourate 24 intitulée « La lumière » (al-nûr). Dans une étude intitulée « Le commentaire du verset de la Lumière d’après Ibn Arabî », Denis Gril écrit : « Ibn Arabî fait correspondre les quatre éléments du [verset de la Lumière] : la niche, le verre [ou le cristal], le flambeau et l’huile, et le cinquième, l’arbre, source de la lumière, avec les quatre noms divins opposés deux à deux et le Huwa, le Soi divin ; dans [l’autre] verset (Cor. 57, 3) : “Lui est le premier et le Dernier, l’Extérieur et l’Intérieur, et Il est au sujet de toutes chose Très Savant” ».

En l’occurrence, il s’agit du verset 35 de la sourate « la Lumière » (4) :

« Allâh est la lumière des Cieux et de la Terre. Le symbole de Sa Lumière est une niche [Le Premier] dans laquelle se trouve un flambeau, un flambeau [L’Extérier] placé dans un cristal [le Dernier] qui est comme un astre brillant ; le flambeau prend son feu d’un arbre béni [Huwa], un olivier qui n’est ni d’Orient ni d’Occident, et dont l’huile [l’intérieur] est prête à luire quand même le feu ne la touche pas : Lumière sur Lumière ! Allâh guide à sa lumière celui qu’Il veut ! Et Allâh propose aux hommes des symboles, car au sujet de toute chose Allâh est Très-Savant (5) ».

Sans nous attarder sur le contexte de la révélation de cette sourate, (rétablissant la vérité sur ‘Aîchah, « la femme calomniée »), c’est-à-dire la « Parole du Soi » ou l’ « Âme raisonnable » (nafs natiqah) (6) et de quatre témoins : la « Poitrine » (çadr), qui correspond à la Niche (Est) ; le Cœur (qalb), qui correspond au Cristal (Ouest) ; l’ « Esprit » (rûh), qui correspond au Flambeau (Sud), et enfin, le « Secret » (sirr) , qui correspond à l’ « Huile » (Nord) (7). À cet égard, Qâchânî parle de différentes stations en rapport avec le « rapt essentiel » et des localisations du luz dans la tradition hébraïque ; on trouve d’ailleurs des choses tout à fait analogues dans le Tantrisme (8).

« Pour ce qui est d’Agni, il y a encore quelque chose de plus : il est lui-même identifié à l’“Arbre du Monde”, d’où son nom de d’anaspati ou “Seigneur des arbres” ; et cette identification, qui confère à l’“Arbre” axial une nature ignée, l’apparente visiblement au “Buisson ardent” , qui, d’ailleurs, en tant que lieu et support de manifestation de la Divinité, doit être conçu aussi comme ayant une position “centrale”. Nous avons parlé précédemment de la “colonne de feu” ou de la “colonne de fumée” d’Agni comme remplaçant, dans certains cas, l’arbre ou le pilier comme représentation “axiale” (…) A.K. Coomaraswamy cite à ce sujet un passage du Zohar où l’“Arbre de Vie”, qui y est d’ailleurs décrit comme “s’étendant d’en haut vers le bas”, donc comme inversé, est représenté comme un “Arbre de Lumière”, ce qui s’accorde entièrement avec cette même identification ; et nous pouvons y ajouter une autre concordance tirée de la tradition islamique et qui n’est pas moins remarquable. Dans la Sûrat En-Nûr, il est parlé d’un “arbre béni”, c’est-à-dire chargé d’influences spirituelles635, qui n’est “ni oriental ni occidental”, ce qui définit nettement sa position comme “centrale” ou “axiale” ; et cet arbre est un olivier dont l’huile entretient la lumière d’une lampe ; cette lumière symbolise la lumière d’Allah, qui en réalité est Allah lui-même, car, ainsi qu’il est dit au début du même verset, “Allah est la Lumière des cieux et de la terre”. Il est évident que, si l’arbre est ici un olivier, c’est à cause du pouvoir éclairant de l’huile qui en est tirée, donc de la nature ignée et lumineuse qui est en lui ; c’est donc bien, ici encore, l’“Arbre de Lumière” dont il vient d’être question. D’autre part, dans l’un au moins des textes hindous qui décrivent l’arbre inversé, celui-ci est expressément identifié à Brahma ; s’il l’est par ailleurs à Agni il n’y a là aucune contradiction, car Agni, dans la tradition védique, n’est qu’un des noms et des aspects de Brahma ; dans le texte coranique, c’est Allah sous l’aspect de la Lumière qui illumine tous les mondes.

(En note) Cette Lumière est même, d’après la suite du texte, “lumière sur lumière”, donc une double lumière superposée, ce qui évoque la superposition des deux arbres dont nous avons parlé plus haut ; on retrouve encore là “une essence”, celle de la Lumière unique, et “deux natures”, celle d’en haut et celle d’en bas, ou le non-manifesté et le manifesté, auxquels correspondent respectivement la lumière cachée dans la nature de l’arbre et la lumière visible dans la flamme de la lampe, la première étant le “support” essentiel de  la seconde. » (Symboles de la Science Sacrée, chap. LI, pp. 309-310)

 



 

Y. B.





(A suivre)

 


 



Notes







(1) La droite et la gauche sont en rapport avec un certain nombre de couples de termes qui reviennent avec récurrence dans le Coran : Ciel et Terre ; Soleil et Lune, matin et soir ; Thora (Moïse) et Évangile (Christ) ; Eau () et végétal (bayât) ; Terre (barr) et Mer (bahr) ; etc.

Par ailleurs, la « Majesté » (Jalâl) et la « Générosité » (Ikrâm) sont cités, la première (droite) à la suite de la dernière (gauche), mais la racine désigne la Générosité est constitué de lettres qui servent également à désigner la « ruse divine » (Makr) et la racine makara n’est pas sans évoquer le Makara des hindous. Toutefois, il faut éviter tout systématisme car la nuit (layla) est citée avant le jour (nahar) et l’obscurité (Zhulumat) avant la lumière (nûr) (Cor. 6,1), comme le Yin l’est avant le yang :

« (…) à ce point de vue, la nuit représente, non plus l’absence ou la privation de la lumière, mais son état principiel de non-manifestation, ce qui correspond d’ailleurs strictement à la signification supérieure des ténèbres ou de la couleur noire comme symbole du non-manifesté ; et c’est aussi en ce sens que doivent être entendus certains enseignements de l’ésotérisme islamique, suivant lesquels “la nuit est préférable au jour” ».

(Symboles de la Science Sacrée, ch. XXXV, note finale.)

D’autre part, on peut remarquer que le musulman en état de prosternation présente son ventre à la Terre et il se substitue au Ciel, et il présente son dos au Ciel, il se substitue à la Terre : dans cette double substitution il réalise l’androgyne sut terre. [En d’autres termes, dans le sujûd, il réalise l’Équilibre total.]

Notons encore que le Coran se tient de la main gauche pour paginer le Livre avec la main droite ; la couverture d’un livre est son « dos » (Terre – gauche) et son intérieur son « ventre » (Ciel – droite)*. Il y aurait bien d’autres exemples pour démontrer la relation entre le Coran et la gauche, mais cela nous entrainerait trop loin. Précisons seulement que la « gauche » est en relation avec le « Dernier » et que cela a des implications eschatologiques fondamentales.

[* L’opérativité de ce symbolisme dont le musulman n’est pas toujours conscient disparait avec l’usage du « Smartphone » dont on devrait mesurer, d’une façon générale, toutes les conséquences.]

(2) Extrait des Futûhât III, 198, cité par D. Gril dans l’introduction de sa traduction : Le Livre de l’Arbre et des Quatre Oiseaux, d’Ibn ‘Arabî ; Éd. Les Deux Océans, 1984, (p. 28-29).

(3) Symboles de la Science Sacrée, chap. XIV, p. 108-109 [Publié dans É. T., avril 1937.]

.(4) 35 est le « retournement » de 53 qui est le nombre de la sourate L’Étoile dont la clé akbarienne traite de la «Vision » (al-ru‘yah). Cette valeur numérique (53) évoque aussi le nom paradisiaque du Prophète (Ahmed = 1 + 8 + 40 + 4) et la désignation de la catégorie des afrâd (hâmid = 8 + 1 + 40 + 4 « Celui qui est louangé ») ainsi que la postérité spirituelle (ibn  = 1 = 2 = 50) et l’expression métaphysique Huwa lâ Huwa (11+ 31 + 11 « Lui n’est pas Lui »).

(5) Traduction des Commentaires de Qâchânî par M. Vâlsan (ET. 1973, p. 102). Ce verset illustre ce que nous avons dit au sujet de la droite et de la gauche en ce qui concerne les Cieux et la Terre et l’Orient et l’Occident. On peut remarquer que la fin de ce verset est identique à Cor., 57, 3 : wa huwa bikullî sha‘in alîm.

(6) Qâchânî parle de nafs qudsiyah (ibid., p.103) ce qui semble être une autre désignation de la nafs nâtiqah que Mr Gilis a mis en rapport avec l’antar-yâmî des hindous (René Guénon et l’avènement du troisième sceau, chap. III. En effet :

« Le Principe immuable est (…) ce qui donne au mouvement son impulsion première, et aussi ce qui ensuite le gouverne et le dirige, ce qui lui donne sa loi, la conservation de l’ordre du Monde n’étant en quelque sorte qu’un prolongement de l’acte créateur. Il est, suivant une expression hindoue, l’“ordonnateur interne” (antar-yâmî), car il dirige toutes choses de l’intérieur, résidant lui-même au point le plus intérieur de tous, qui est le Centre » (Symboles de la Science Sacrée, ch. VIII, p. 71).

(7) Selon M. Vâlsan, « le çadr [Premier] désigne l’enveloppe subtile la plus extérieure du qalb [Dernier] », et la Station du Secret « est située entre celle du Cœur (al-qalb) et celle de l’Esprit (al-rûh) [extérieur], et il est dit que le sirr [intérieur] est un point très fin situé dans le cœur dont il constitue en quelque sorte la quintessence ». (ibid., p. 10, notes 7 et 8)

(8) La doctrine islamique des hadarat (Présence divine) est analogue à celle hindoue des enveloppes (kosha) d’Atmâ. On sait que le symbolisme du vêtement est en relation avec Métatron (Ibn Arabî : Le livre de l’extinction dans la contemplation, trad. M. Vâlsan, p. 26, note 4). Selon la tradition arabe, la tunique de Joseph est celle qui a protégé Abraham du feu dans lequel Nemrod l’avait précipité (cf. Faïka Croisier : l’Histoire de Joseph d’après un manuscrit oriental ; Genève, 1989, pp. 22-23). En ce qui concerne le Tantrisme, il semblerait que l’on puisse établir une certaine analogie entre les centres subtils (latâif) évoqués ici et les différents chakras que traverse Kundalinî, c’est-à-dire l’aspect de Shakti considéré comme une force cosmique et qui agit dans l’être humain comme une énergie vitale. Ainsi Sahasrâra qui est « localisé » à la couronne de la tête et qui correspond à la sephirot suprême, c’est-à-dire Kether dont le nom signifie la « couronne », pourrait être en relation avec la nafs natiqah qui, selon le cheikh Muhammad Amîn al-Kurdî al-Shatî al-Naqshabandî, est située « symboliquement dans la première enceinte (al-bâtinu-l-awwalu) du cerveau (al-dimâgh) appelé aussi « le chef » (al-raîs) » (trad. partielle du Tanwîr al-qulûb par M. Vâlsan).

Ensuite, l’ensemble de Hokmah (Sagesse) et Binah (Intelligence) qui correspond à l’âjnâ chakra dont la « localisation » se réfère à l’ « Œil de la connaissance » pourrait être mis en rapport  avec le sirr. Hesed (Miséricorde) et Geburah (Justice), qui correspondent à Vishuddha, seraient en connexion avec l’Esprit (al-rûh) et Tiphereth, qui correspond à Anâhata, se réfère au symbolisme du cœur (qalb).









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