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mercredi 2 février 2022

LE SALAFISME, ETC…

 



 

Salafisme, salafite ou salafiste, sont des termes dont l’origine est la traduction de l’arabe « salaf », nom d’action qui signifie : passé, révolu, ancien ; dans l’usage des réformistes, il est associé à l’adjectif « sâlih » qui signifie vertueux. 

Le Prophète Mohammad (‘a s) a dit :

 « Les meilleurs d’entre vous (sâlih, les Anciens vertueux) sont ceux de ma génération (qarnî) [les Compagnons], puis ceux qui leur succèderont [les Disciples], puis ceux qui leur succèderont [les Élèves des Disciples] ».

La définition de l’expression « les Anciens vertueux » de ce hadith est très précise. Selon Ibn Taymiyyah, la période de leur présence s’achève en l’an 132 de l’Hégire. Selon d’autres, le mot qarn couvre une plus longue période ; au plus 100 ans. En tout état de cause, seule l’élite de la ummah  née  avant la fin du troisième siècle de l’Hégire, peut prétendre à ce titre. Ceux venant après l’an 300 sont considérés comme des successeurs (khalaf).

 Commentaire d’Abû Zahrah : 

« [Les salafites] apparurent au IVe siècle de l’Hégire. Ils étaient d’obédience hanbalite et prétendaient que la totalité de leurs théories trouvait son fondement dans la doctrine d’Ahmad Ibn Hanbal ; lequel réhabilita les « Anciens vertueux » et combattit toutes les autres. Au VIIe siècle de l’Hégire, ce courant réapparut avec Ibn Taymiyyah qui réactualisa ces conceptions suivant certaines mentalités de son époque et l’augmenta de ses propres idées.  » 

Au XIIe siècle de l’Hégire, à l’initiative de Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb, les théories spéciales d’Ibn Taymiyyah se répandirent dans la Péninsule arabique. On distingue ainsi trois générations de salafites ; aucune d’entre elles ne s’inscrivant dans la continuité de l’autre, leur lien se réduisant à quelques concepts exotéristes communs. 

Cette première génération de salafites néo-­hanbalites s’opposa aux théologiens rationalistes (mutakallimûn), en particulier les Mu‘tazilites et les Ash‘arites, auxquels elle reprochait de procéder selon des méthodes d’argumentation propres aux philosophes grecs. Ainsi s’explique leurs polémiques sur l’Ipséité, les Noms et les Attributs d’Allâh, sur l’origine et la nature de l’univers, de l’homme et du Coran, la Prédestination, le Libre arbitre, etc. Ce salafisme originel fut d’une certaine manière un contre pouvoir à l’égard de l’envahissement de la philosophie gréco-arabe, car bien que les protagonistes de ce courant ne furent pas les seuls – Al-Ghazâlî réfuta les philosophes en son temps –, ils ont contribué à endiguer les influences de la philosophie profane sur la théologie musulmane. Leur principal credo restant celui de l’affirmation de l’Unité d’Allâh (tawhîd) avec le rejet de tout ce qui peut contribuer, selon leur point de vue, à ne pas s’y conformer, comme par exemple, la vénération des walî (les Rapprochés) ainsi que les visites à leurs maqâm. Cet excès de formalisme ne pouvait que rester marginal dans une communauté vivifiée par le taçawwuf, même si au fil des siècles, certains juristes de renom, tels Ibn Hazm (m.1064) ou Ibn Taymiyyah (m.1328) propagèrent son rayonnement et sa codification en une doctrine. Les premières générations de salafites ne se caractérisent pas comme les suivantes par le dénigrement des sources de la Tradition, mais plutôt par leur attachement formel à un dogme ou selon un point de vue exclusivement religieux, c’est-à-dire selon une lecture littérale des Textes, rejetant l’interprétation allégorique, la réflexion analogique (qiyas) et la déduction rationnelle.

Les réformateurs

Ibn Abdelwahhab né le dans le Nadj (1) est à l’origine du mouvement de réforme wahhabite. Considérant ce terme comme péjoratif, les wahhabites d’une façon générale, préfèrent être assimilés au courant salafiste. Beaucoup prétendent que le salafisme est un terme applicable à tous les réformateurs se revendiquant de l’Islâm tandis que le wahhabisme désignerait seulement le monde saoudien qui ne serait qu’une variante stricte et bornée du salafisme. On peut retenir simplement que si tous les wahhabites sont salafistes, les salafiste par contre ne sont pas tous wahhabites. Enfin, si le wahhabisme se différentiait à l’origine du salafisme, il est devenu pratiquement impossible de distinguer ces deux dérives sectaires depuis le milieu du XXe siècle. A défaut de spiritualité, ils partagent la pratique moderne de la politique et sont plus ou moins consciemment affectés par le nationalisme occidental et ses applications ; les saoudiens profitant en outre d’enjeux politico-religieux par leur main mise sur les lieux saints de l’Islâm et le soutien ambigüe des Etats-Unis.

 Durant le XIXe siècle, à la suite du courant wahhabite, des personnalités de la communauté islamique réagirent contre la domination des Ottomans et celle des Européens colonisateurs. Ressentant le dédain et le mépris de ces derniers, ils commencèrent à nourrir à la fois un complexe et un ressentiment à l’égard de la supériorité matérielle que l'Occident moderne ne cessait de leur imposer. La diffusion des idéologies que l’on vantait comme un « avancement civilisationnel » et un incontournable « Progrès » finirent par représenter un défit. Cette propagande, accompagnée aussi de violence, fut telle que dans le monde arabo-musulman, on commença à dénoncer un retard coupable, tant dans le domaine social qu’industriel et culturel. Certains mirent également en avant la corruption des dirigeants politiques et dénoncèrent le laxisme de quelques chefs religieux. En Inde, en Arabie, en Egypte, en Syrie, et progressivement dans tous les pays du dar al-Islâm, la communauté islamique fut invitée à sortir de sa supposée « torpeur » pour faire face à la domination  industrielle de l’Occident. Linterprétation progressiste de certains aspects de la shari’ah, pour répondre aux exigences de la modernité, en fut l'une des conséquences.

Porté par l’avancement progressiste et débridés des Etats-Unis, le XIXe siècle vit en Occident le développement effréné de l’industrie et des nouvelles technologies auxquelles n’échapperont aucunes sociétés européennes. Pour s’adapter au « progrès » et au matérialisme, les peuples occidentaux subiront des changements de mentalité occasionnant des fractures, notamment en subissant des combats sociaux menés par des idéologues pour rééquilibrer les abus du développement anarchiques des entreprises. Il s’en suivit un bouleversement considérable des mœurs et l’abandon progressif de la pratique religieuse. Alors que la tradition islamique vivifiait sans interruption sa communauté religieuse depuis l’Hégire, l’intrusion du modernisme va produire des divisions profondes comme cela s’était produit durant toute la période de la Renaissance pour la civilisation chrétienne qui vit la Réforme mettre progressivement un terme à sa spiritualité. Afin de faire face à ce défi arrivé subitement, certaines instances religieuses islamiques, avec leurs penseurs parmi les plus pragmatiques, réhabiliteront le  recours à l’ « effort de réflexion » (ijtihâd). Quant aux Wahhabites, ils s’offriront à toutes les concessions des dirigeants de l’Arabie saoudite promptes à exploiter matériellement la manne du pétrole et à en exhiber les profits matériels. C’est à la suite de cette véritable corruption que divers courants religieux vont commencer à se tourner vers la politique moderne (2)

Toutes les mouvances nées de la « rupture progressiste » à l’égard de l’orthodoxie islamique n’auront de cesse de se diversifier jusqu’à nos jours. L’Égypte restera toutefois le creuset du réformisme le plus actif, car aux définitions traditionnelles de l’Islam, s’ajoutent celles de la « nation arabe » et des concepts liès à son patrimoine historique, auxquels les indo-pakistanais et d’autres nations islamisées resteront étrangers. Alors qu’Ahmad Khân (1817-1898), un Indien, milita pour un compromis culturel avec l’Occident, Al-Afghânî (1838-1897), un Chiite iranien, voyagera de par le monde pour prêcher la révolte et la réforme. Son disciple égyptien, Muhammad ‘Abdû (1849-1905), fonda à cette fin la revue al-Manâr dans laquelle il livrait son propre commentaire du Coran et diffusait ses théories. Très tôt, il fut assisté de son disciple et cofondateur de la revue, le syrien, Rashîd Ridâ, (1865-1935). Ce dernier assura, après la mort de son maître, la pérennité de la revue al-Manâr, laquelle était lue dans tout le monde arabe. Il fonda également « le mouvement des salafites » (al-salafiyyah) afin de prôner un retour aux sources de l’Islam. À cette génération de philosophes et d’universitaires, succèdera celle de formations plus politisées, issues des couches populaires, comme la Jamâ‘at al-tablîgh, fondée en Inde vers 1920 par Muhammad Ilyâs : un mouvement de missionnaires dont les ramifications s’étendirent au Pakistan, en Afrique du Nord puis en Europe. À la même époque en Égypte, Hasan al-Bannâ (1906-1949) fonda le mouvement des « Frères musulmans » (3). De toute la période contemporaine, cette formation n’est pas la moins pernicieuse. Il serait en effet bien naïf de ne pas voir l’ambigüité de ses ambitions et le caractère suspect de ses revendications. La pire illusion de Hasan al-Bannâ fut en effet de singer l’Occident moderne et de militer en faveur de la fondation d’un « État islamique ».


 


Al-Albànî (1914-1999)

Le père de Muhammad Nâsir al-dîn al-Albânî, quitta l’Albanie en raison de l’instabilité politique de son pays. Après avoir résidé à Istanbul, il s’établit avec toute sa famille à Damas où  son fils, al-dîn al-Albânî, fit ses études primaires (la Syrie à cette époque était sous le protectorat français) dans une école qui fut détruite lors de la Révolution d’indépendance de la Syrie. Son père, mit un terme à sa brève scolarité et lui enseigna le Coran, la grammaire, le tajwîd, le fiqh de l’école hanafite avec l’appui des ‘ulema. En outre, il lui transmit le métier d’horloger. Le reste de ses connaissances fut acquis auprès des amis de son père, dont la Rhétorique, que lui enseigna le shaykh al-Sa‘îd al-Burhânî. Très tôt, il organisa des débats à Damas et dans diverses autres villes de Syrie, afin de faire valoir ses connaissances et militer contre les quatre écoles de jurisprudence, suivant en cela le courant réformateur al-lâ madhâhbiyya dont le principal chef était le syrien salafite, al-Qâsimî. Après quelques années mouvementées, il fut contraint de quitter discrètement la Syrie, après avoir été condamné à plusieurs mois de prison. Ses travaux furent détruits. Il voyagea successivement au Liban, aux Émirats, en Arabie Saoudite et en Jordanie.  Concernant son séjour en Arabie Saoudite, son biographe, ash-Shaybânî, indique brièvement qu’il y a enseigné de 1961 à 1963 et qu’il occupa un poste au sein d’un organisme religieux. Selon certains, il aurait remis en cause la fiabilité des hadiths cités par Muhammad Ibn ‘abd al-Wahhâb ce qui fut mal accepté par les savants saoudiens. En conséquence, il fut expulsé et se réfugia à Aman en Jordanie. Al-Albânî s’est spécialisé dans l’étude du hadîth dans les années 30. Il commença à répandre ses conceptions en 1954 ; sa popularité ira jusqu’à inquiéter le gouvernement syrien qui le mettra sous surveillance en 1960. Son point de vue principal a consisté à réinterpréter la sunnah des Compagnons du Prophète sans avoir reçu l’enseignement traditionnel des shuyûkh-muhaddîth, ce qui représente une bidah. En cela il manifeste le travers du réformisme religieux qui se caractérise toujours par la prétention de retrouver de manière « idéologique » la pureté des origines. Ce faisant, il n’a pas hésité à remettre en cause l’autorité des quatre écoles juridiques à travers la critique d’al-Nawawî, d’al-Bukharî et de bien d’autres savants.

 

 

 

 

NOTES

 

 

 (1) Le pacte de Mohammed ben Abdelwahhab avec Mohammed ben Saoud a permis d'établir l'émirat de Dariya, premier État saoudien, et de souder une alliance entre les deux familles pour le partage du pouvoir qui se poursuit encore de nos jours dans le royaume d'Arabie saoudite. Les descendants de Mohammed ben Abdelwahhab, les al al-shaykh (littéralement « famille du shaykh ») sont des dirigeants religieux qui ont dominé les oulémas  et les institutions religieuses de l'État saoudien.

 (2) « (…) il est important d'établir clairement une distinction entre ce qui est appelé ‟Islam fondamentaliste” par les savants occidentaux et l'Islam traditionnel proprement dit. Ce que ces divers mouvements qualifiés de ‟fondamentalistes” ont en commun, c'est une frustration culturelle et religieuse face aux assauts de la culture occidentale et le désir de réaffirmer leur identité au nom de l'Islam. » (L'islam traditionnel face au monde moderne, Seyyed Hossein Nasr ; Éd. L’Âge d’homme, p. 222).

 (3) Cette période des réformateurs (nahda), est associée à celle de la prétendue épuration des mœurs et de la foi religieuses (islâh). De Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhâb en Arabie et Shâh Wali Allâh en Inde jusqu’à nos jours, de nombreux chefs religieux d’obédience salafite prônèrent le renouveau. Tous eurent la prétention de représenter les authentiques héritiers des Compagnons du Prophète et ne cessèrent d’œuvrer à la renaissance des salaf selon leurs conceptions formelles et strictement morales du contenu rapporté par les ahadîth. A l’instar des protagonistes occidentaux de la Réforme, leur mentalité influencée par le formalisme et le modernisme n’a pas seulement perdue de vue l’accès à la spiritualité, elle en rejette violemment la réalité et les méthodes détenues par les gens du taçawwuf. Ils revendiquent ainsi le droit et le privilège exclusif de conduire la communauté musulmane sur le chemin de la Vérité et de la ramener aux vraies valeurs du Coran et de l’authentique Tradition du Prophète. Ayant soustrait de la Tradition un nombre considérable de ahadîth, ils s’évertuent à présenter le Prophète de l’Islâm comme un personnage quelconque venu transmettre un message, mimer quelques gestes, faire quelques recommandations vestimentaires et alimentaires pour ensuite s’en retourner. Ils considèrent que le vénérer est assimilable à du shirk* (alors même que cette vénération est nettement constitutive de la vie des Compagnons). Il serait vain de réfuter avec argument à l’appuie toute ces conceptions idéologiques tant elles relèvent de l’ignorance.

Association : « Il y a ‟association”, dès qu’on admet que, quoi que ce soit, en dehors du principe, possède une existence lui appartenant en propre ; mais naturellement, de là au polythéisme proprement dit, il peut y avoir de multiples degrés. » (R. Guénon, n. 1 de l’article « Monothéisme et angéologie » ; Mélange, Éd. Gallimard, Paris 1976.)

 

 

لقد كان لكم في رسول الله اسوة

حسنة لمن كان يرجوا الله و اليوم

الاخر و ذكر الله كثيرا

الاحزاب ، ٢١

 

 ***


Question :

Le message de l’Islam s’adressant à l’ensemble de l’humanité, certains de ses représentants exotériques considèrent qu’il doit pouvoir étendre son empire au monde entier ; et d’autres pensent que le « terrorisme islamiste » participe à cette supposée expansion de l'Islam en Europe et dans le monde. Comment doit-on envisager ce point de vue et quel rapport peut-il avoir avec le point de vue traditionnel, tel qu’il est exposé dans les écrits de R. Guénon ?

Réponse :

Associer, de façon désordonnée des idées traditionnelles exprimées principalement par des citations de textes de R. Guénon, avec des références à « l'actualité » diffusée par les organes d'information publique ou par des productions idéologiques ou littéraires issus de la « culture » contemporaine comme, par exemple, les ouvrages de G. Kepel, théoricien de l’ « Islam radical » et du « péril jihadiste », ne représentent qu’un point de vue étroitement politique, profane, comme tous les discours superficiels qui s’ajoutent à d’autres conceptions confuses de son œuvre. Quoi qu’il en soit, il reste que les indications diverses que l’on peut trouver dans l’œuvre de R. Guénon sur les destinées de l’Occident ne permettent pas d’aboutir à une conclusion concernant l’islamisation de l’Europe. En se gardant de toute « instrumentalisation » de ses écrits, on notera seulement que dans le cadre de sa théorie des « trois hypothèses » (Cf. Conclusion de IGEDH; ce passage a été conservé dans les éditions ultérieures), il envisageait, dans le cas où toute restauration traditionnelle serait exclue en Occident, l’éventualité que « les peuples orientaux, pour sauver le monde occidental de cette déchéance irrémédiable, se l’assimileraient de gré ou de force... ». Il déclare en outre (dans le chap. IV d’ O et O et dans l’Addendum de 1947), mais cette fois relativement à la possibilité d’un rapprochement entre l’Orient et l’Occident : « Ce n’est que si l’Occident se montrait définitivement impuissant à revenir à une situation normale qu’une tradition étrangère pourrait lui être imposée »,  restauration de la « pure intellectualité » en Occident : « Il paraît plus vraisemblable que jamais que l’Orient ait à intervenir plus ou moins directement, de la façon que nous avons expliquée, si cette restauration doit se réaliser quelque jour ». Il est évident qu’aucune restauration de quelque nature que ce soit n’est actuellement envisageable ; s'amoindrissant continuellement, l'Orient traditionnel n'est plus en mesure de garantir sa civilisation contre les méfaits de la mondialisation.


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