LA FIN DES TEMPS MODERNES

LES POITRINES DES HOMMES LIBRES SONT LES TOMBEAUX DES SECRETS صدور الأحرار قبور الأسرار

vendredi 1 novembre 2024

TSONG TSEN GAMPO / C-R : Meftah : Clefs pour comprendre l’œuvre d’Ibn Arabi – les Futûhât al-Makkiyah –

 

 


ENSEIGNEMENTS

DU ROI

TSONG TSEN GAMPO

(Extraits)*

 

 


Les enseignements du Roi TSONG TSEN GAMPO, « Gardien du Dharma » et « Manifestation de Tchenrezi » se présentent en quarante chapitres, chacun étant composé de trois sentences.

 

  Présenté par Kunzang Tendzin





Chapitre : Les dix Dharma du rejet des fautes

et de

l’adoption des vertus

 

 

1 – Les trois Dharma qui détournent les moines de la voie

(Concerne surtout les moines mais aussi les « laics ».)

– Si, critiquant le sens du Vinaya, la discipline, nous ne gardons pas les vœux correspondants, voilà le Dharma qui détourne de la voie.

– Si, critiquant le sens des Sutra, nous ne lisons pas pour soi et si nous ne récitons pas pour les autres, voilà le Dharma qui détourne de la voie.

– Si, critiquant le sens de l’Abhidharma, nous n’aspirons pas à la connaissance du sens profond, voilà le Dharma qui détourne de la voie. 

 

2 – Les trois Dharma atteints par les démons

– Si, alors que nous ne mettons pas en pratique le Dharma, nous manifestons de l’orgueil, de la vanité (en se contentant de débattre), voilà le Dharma qui empêche la pratique, qui seule procure la maitrise de l’esprit.

D’après Sakya Pandita : « On reconnait le vrai savant à la maitrise de son esprit dompté ».

– Si, le méditant est distrait par la poursuite de biens (matériels), c’est alors le Dharma entaché par les poursuites du démon.

– Si, le « disciple » est habile dans les apparences, mais qu’au fond de lui-même, il ne demeure pas dans le respect des vœux, c’est alors le Dharma entaché par le démon. 

 

3 – Les trois Dharma dépourvus de sens

– Si, en vue de l’acquisition de la renommée, nous amassons richesses et  jouissances, c’est alors le Dharma dépourvu de sens.

– Si, en vue d’obtenir des richesses, nous trompons autrui, c’est alors le Dharma dépourvu de sens.

– Si, en vue d’obtenir de la nourriture, vous manifestons de l’avidité, alors le Dharma dépourvu de sens.


4 – Les trois Dharma en accord avec les Paroles du Bouddha

– Si, abandonnant la recherche de notre propre esprit, nous recherchons ailleurs que le Bouddha, voilà le Dharma en contradiction avec les Paroles du Bouddha.

– Si, laissant les êtres de côté, nous recherchons l’acquisition des vertus et des mérites  ailleurs (i.e. dans un objet autre), voilà le Dharma en contradiction avec les Paroles du Bouddha.

– Si, délaissant nos parents, nous développons la gratitude envers d’autres personnes, voilà le Dharma en contradiction avec les Paroles du Bouddha.

 

5 – Les trois Dharma dépourvus de risque d’erreur 

Si nous sommes capables de Refuge constant dans le Lama et les trois Joyaux, nous possédons alors le Dharma dépourvu de risque d’erreur.

Si nous sommes capables de rejeter fermement les dix « non-vertus »*, nous possédons alors le Dharma dépourvu de risque d’erreur.

* Les dix « non-vertus » :

- 3 non-vertus du corps : prendre la vie d’un être vivant, prendre ce qui n’a pas été donné, avoir des relations sexuelles inappropriées.

- 4 non-vertus de la parole : mentir, médire, proférer des paroles blessantes ou grossières, des paroles vaines.

- 3 non-vertus de l’esprit : pensées malveillantes, pensées envieuses, pensées fausses.

Si nous sommes capables de servir constamment le Lama avec notre corps, notre parole et notre esprit, nous possédons alors le Dharma dépourvu de risque d’erreur.

 

6 – Les trois Dharma en accord avec les Paroles du Bouddha

Si, de notre corps, nous gardons les vœux pris lors des Refuges ou des Initiations, nous possédons alors le Dharma en accord avec les Paroles du Bouddha.

Si, de notre parole, nous sommes capables de réciter les mantra et prières, nous possédons alors le Dharma en accord avec les Paroles du Bouddha.

Si nous sommes capables de placer l’esprit dans la concentration de la méditation, nous possédons alors la Dharma en accord avec les Paroles du Bouddha.

 

7 – Les trois Dharma qui nous abaissent

Si nous critiquons avec mépris la tradition des autres, voilà le Dharma qui nous abaisse.

Si nous éprouvons des doutes envers notre propre doctrine, voilà le Dharma qui nous abaisse.

Si nous pratiquons une fausse doctrine, voilà le Dharma qui nous abaisse.


8 – Les trois Dharma qui nous élèvent

Si, pratiquant les dons, nous savons garder les vœux de la discipline, nous possédons alors le Dharma qui nous élève. 

Si, faisant preuve de patience à l’égard des personnes hostiles dans des circonstances difficiles  et que nous développons l’effort, nous possédons alors le Dharma qui nous élève.

Si, plaçant l’esprit dans la méditation, nous connaissons sa nature véritable, nous possédons alors le Dharma qui nous élève.

 

9 – Les trois Dharma qui conduisent au sommet

Si, ayant rejeté l’attachement aux actes, nous contemplons la nature de l’esprit, alors nous possédons le Dharma qui conduit au sommet.

Si, rejetant la dévotion envers les esprits et les divinités nuisibles, nous pratiquons les Divinités, Manifestations des Bouddha, nous possédons alors le Dharma qui conduit au sommet.

Si nous purifions les mauvaises tendances, alors nous possédons le Dharma qui conduit au sommet.

  

10 – Les trois Dharma expliqués aux différentes catégories de disciples


Aux petits esprits, le Dharma enseigné est celui du contrôle de l’esprit.

 

Aux esprits moyens, le Dharma enseigné est celui de la vision et sa compréhension intérieure (vision de la shunyata).

 

Aux esprits excellents, le Dharma enseigné est celui de la Réalité complète du Bouddha, seulement accessible à l’élite.

 



* Cet Enseignement est diffusé dans la branche Sakyapa du Vajrayana du Dharma tibétain.

  


 

 


 

 

 

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Compte-rendu

 

 Meftah : Clefs pour comprendre l’œuvre d’Ibn Arabi – les Futûhât al-Makkiyah – par H. Redouane, aux Editions i.

 Abdelbaqi Meftah, dont l’ouvrage Al-mafâtih al-wujûdiyya wa al-qur‘âniyya li kitâb fuçûs al-hikam traduit par Abdallah Tournepiche a été largement présenté ici-même, revient dans une traduction de H. Redouane composée d’extraits du livre Buhûth hawla kutub wa mafâhîm al-shaykh al-akbar en parti traduits et publiés dans la revue Vers la Tradition. Deux chapitres inédits ont été sélectionnés pour figurer sous ce nouveau titre qui comprends ainsi quatre chapitres abordant, pour les deux premiers : l’« Eloge du shaykh al-akbar » et « De la structure d’ensemble de l’ouvrage al-Futûhât al-Makiyya du shaykh al-akbar Ibn ‘arabî » dont l’intérêt est d’avoir une analyse de la doctrine d’Ibn ‘Arabî pensée en langue arabe (comme pour l’étude que D. Tournepiche avait traduit pour les éditions Arma Artis sous le titre Les clés ontologique et coraniques des fuçûs al-hikam). D’ailleurs, dans cette dernière étude nous retrouvons des sujets déjà abordés par Meftah ; les deux chapitres suivants concernent la rencontre d’Ibn ‘Arabî avec Ibn Rushd. On se souvient que le shaykh al-akbar, alors âgé d’une vingtaine d’année et dont la renommée commençait déjà à se répandre en Andalousie, avait suscité la curiosité intellectuelle du célèbre commentateur d’Aristote qui manifesta le désir de s’entretenir avec lui. L’échange de ces deux savants (situé en 1180) fait l’objet d’une analyse sur leurs points de vue respectifs concernant spécialement la Résurrection des morts dont la divergence doctrinale se conclue par la parole du shaykh al-akbar : « Oui… et non ; entre le oui et non les âmes s’envolent hors de leurs corps ». Claude Addas avait  relaté cette rencontre dans La quête du Souffre Rouge mais sans donner plus de détail. Le troisième chapitre se répartie en différentes questions ayant trait à la Résurrection.

 L’importance de la vie posthume en Islâm est donnée dans la réponse à la question de l’Ange Jibrîl apparaissant sous les traits d’un jeune homme et demandant au Prophète Mohammad (‘as) : « Qu’est-ce que l’Imân (la Foi) ? C’est, répondit le Prophète : ‟croire en Allâh, en Ses anges, à l’autre vie, aux prophètes et à la Résurrection (ba‘th)” ». L’arabe ba‘th rendu par résurrection signifie suivant les contextes : envoie (l’ « envoie » dans la mission des prophètes), l’idée d’éveiller, de sortir de la torpeur de l’ignorance (d’où aussi l’acception idéologique de « réveil » au sens de renouveau ou de « renaissance » propres aux réformistes). Les Ikwân al-çafâ définissent ce terme par le réveil des corps qui sont morts, et aussi par l’éveil des âmes endormies dans l’insouciance et l’oublie, et qui après la mort, revivent des effets de l’ignorance.

Ce qui fait l’objet de l’étude de Meftah sont les significations telles qu’elles sont donnés par le shaykh al-akbar reposant sur quelques termes concernant la résurrection des morts, termes apparaissant notamment au chapitre 64 des Futûhât, comme : i‘âdah (restitution), ma‘âd (retour à l’existence de ce qui a péri) et mahsûs (tangible ou sensible).

Il existe plusieurs sens au terme ma‘âd. Pour le Kalam et le point de vue dominant en Islâm, celui-ci doit se comprendre comme le retour à l’ « existence » de ce qui a subi la mort. Il semble que l’on doit entendre la destruction du composé humain et de son « corps subtil », puis la « re-manifestation » de l’être dans état individuel dès lors qu’il n’a pas obtenu la Salut. Ce sens général est un équivalent exact du pretya-bhava de la doctrine hindoue. C’est par conséquent l’interprétation et la traduction de ce terme ba‘th associé à mahsûs et ma‘âd, c’est-à-dire l’idée de la « résurrection sensible » et de « retour » qui est susceptible d’erreurs et de dérives.

La résurrection et ses modalités furent longuement débattues par les falâsifah. Meftah introduit le sujet en présentant Ibn Rush (Averroès) déclarant dans sa réponse à l’Imâm Gazâlî que les philosophes anciens ne se sont pas prononcés sur cette question et que les prophètes, après Mûsâ, ont été les premiers à faire mention d’une « résurrection sensible ». Par résurrection sensible il faut sans aucun doute comprendre que ba‘th implique les organes des sens à la différence d’une conception de la résurrection qui ne concernerait que l’enveloppe subtile du défunt dégagée de toute mémoire produite par les organes sensoriels qui ont participé aux actions passées de son existence, ce qui, métaphysiquement, est une impossibilité. Le terme « sensible », qui semble  traduire mahsûs, utilisé par le shaykh al-akbar signifie tangible – avec l’idée « tombant sous le sens » ; c’est avec cette acception spéciale qu’il peut désigner spécialement le mode subtil de la condition individuelle, à savoir son « corps subtil ». Et nous savons avec l’ouvrage de Guénon concernant l’Erreur spirite que le plan subtil, au degré humain, possède des « prolongements » insoupçonnés et indéfinis.

Cette notion de « Résurrection sensible » ou « Résurrection des corps » et l’implication du terme ma’âd du chapitre 64 des Futûhât aurait mérité d’avantage de clarté. On peine en effet à comprendre ce qu’Ibn ‘Arabî  veut dire ici en raison semble-t-il du choix de certains termes par le traducteur (p. 77) : « Sache que les gens divergent à propos de la restitution (i‘âda) dont les croyants affirment qu’il s’agit d’une résurrection corporelle. Nous ne nous attarderons pas sur le point de vue de ceux qui considèrent la restitution et l’ultime constitution comme chose [purement] intelligible et immatérielle ; cette position est fausse, car elle procède de l’ignorance (…) ; ils affirment donc le principe intelligible et nient le principe sensible. Notre point de vue rejoint ces contradicteurs quant à l’affirmation d’une constitution spirituelle et intelligible, non pour les mêmes motivations mais parce que la mort de l’homme est en soi sa résurrection ; seulement, il s’agit de la petite résurrection. C’est en ce sens que le prophète – sur lui la grâce et la paix – a dit : ‟La Résurrection n’est rien d’autre que l’union des âmes individuelles à l’Âme universelle ; et tout cela je l’affirme au même titre que les contradicteurs” ». Meftah poursuit : « Le  ‟oui” adressé par Ibn ‘Arabî à Averroès concerne cet aspect de la question ; quant au ‟non”, il se réfère aux contradictions des spéculatifs avec les affirmations de la loi. Le Shaykh poursuit ainsi son propos :

 C’est sur ce point précis que divergent les partisans de la réincarnation, comme les autres (litt. comme ceux qui ne l’affirme pas) ; tous sont de rationalistes, adeptes de la spéculation, qui utilisent, en guise d’argumentation, le sens littéral des versets coraniques et des traditions prophétiques. (…) Aucun d’entre eux n’a établi de crédo sur la question sans parvenir à un aspect véridique. Ils ont partiellement saisi la signification du Législateur mais il leur a manqué cette connaissance détenue par d’autres qui confirme l’aspect sensible (mahsûs) de la résurrection corporelle, de la nature tangible de la Balance, du pont, du Paradis et de l’Enfer. (…) La science divine est ainsi plus étendue et plus accomplie ; la combinaison entre l’intellect et les sens, l’intelligible et le sensible procède d’une plus grande puissance et d’une perfection divine plus accomplie puisqu’ainsi, Dieu conserve sur chaque espèce des possibles, l’Autorité (hukm) de [Son Nom] le connaisseur du non-manifesté comme du manifesté et l’Autorité se Ses Noms : le Manifesté et l’Occulté…) ». N’ayant pas le texte original de Meftah à notre disposition, il est délicat de discerner où se situe la confusion manifeste qu’il est impossible d’attribuer au shaykh al-akbar. Ce concept de « réincarnation » arrive de façon incongrue et ne peut qu’engendrer le trouble qui vient s’ajouter à celui de l’idée « matière » et de « corps matériel » qui sont des conceptions modernes susceptibles d’induire en erreur car, et il est important de le souligner, le concept de « matière » n’existaient pas à l’époque d’Ibn ‘Arabî. Il est certain qu’en utilisant une telle expression, c’est-à-dire,  l’« aspect sensible de la résurrection corporelle » envisagée de cette façon peut rendre perplexe, non seulement sur le texte d’Ibn ‘Arabî lui-même, mais aussi sur le commentaire de Meftah venant à la suite : « (…) Pour résumer la position du Shaykh, la constitution terrestre est naturelle (tabî’yya) et élémentaire (‘unsuriyya) ; sa densité (kathâfa) domine sa subtilité (latâfa). La constitution dans l’Au-delà est semblable à celle d’ici-bas : elle est naturelle, sensible, intelligible et réunit l’âme au corps… ». Il est bien entendu que « semblable » dans ce contexte signifie analogue.

Plus loin, à propos de Mudâwî al-kulûm, nous trouvons encore des imprécisions dues à la traduction où il est question de la « sphère des constellations du zodiaque », c’est-à-dire du falak al-burûj qui est un « Ciel sans étoile » et doit donc se traduire par : la « Sphère des Tours zodiacales » ou « Sphère des Signes zodiacaux ». Il est fait aussi un usage abusif du mot adepte qu’il serait préférable de réserver aux awaliyah ou tout au moins aux shuyûkh ayant atteint un plus haut degré que celui de la « connaissance rationnelle et spéculative » du philosophe, fut-il Averroès lui-même.

Sachant naturellement que toute traduction ne peut donner satisfaction sous tous les rapports, ces quelques remarques n’entament en rien l’intérêt que l’on peut retirer de cet ouvrage.

 

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A propos de la Résurrection des morts * 

 

 « Quant à la ‟résurrection de la chair”, ce n’est, en réalité, qu’une façon fautive de désigner la  ‟résurrection des morts”, qui, ésotériquement (11), peut correspondre à ce que l’être qui réalise en soi l’Homme Universel retrouve, dans sa totalité, les états qui étaient considérés comme passés par rapport à son état actuel, mais qui sont éternellement présents dans la ‟permanente actualité de l’être extra-temporel” » (12)

 

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« (...) c’est ainsi que nous avons vu tout récemment, dans une revue que nous aurons la charité de ne pas nommer, le dogme catholique de la résurrection de la chair » interprété dans un sens réincarnationniste ; et encore c’est un prêtre, sans doute fortement suspect d’hétérodoxie, qui ose soutenir de pareilles affirmations ! Il est vrai que la réincarnation n’a jamais été condamnée explicitement par l’Église Catholique, et certains occultistes le font remarquer à tout propos avec une évidente satisfaction ; mais ils ne paraissent pas se douter que, s’il en est ainsi, c’est tout simplement parce qu’il n’était pas même possible de soupçonner qu’il viendrait un jour où l’on imaginerait une telle folie. Quant à la résurrection de la chair, ce n’est, en réalité, qu’une façon fautive de désigner la résurrection des morts, qui, ésotériquement (11), peut correspondre à ce que l’être qui réalise en soi l’Homme Universel retrouve, dans sa totalité, les états qui étaient considérés comme passés par rapport à son état actuel, mais qui sont éternellement présents dans la permanente actualité de l’être extra-temporel » (12)

 

 (11) Bien entendu, cette interprétation ésotérique n’a rien de commun avec la doctrine catholique actuelle, purement exotérique ; à ce sujet, voir Le Symbolisme de la Croix, 2e année, no 5, p. 149, note 4 [note 41].

 (12) Voir Pages dédiées à Mercure, 2e année, no 1, p. 35, et no 2, p. 66.

* Palingenius, « Les néo-spiritualistes ».

 

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« Nous ajouterons tout de suite que, si le Paradis est une prison pour certains comme nous l’avons dit précédemment, c’est justement parce que l’être qui se trouve dans l’état qu’il représente, c’est-à-dire celui qui est parvenu au salut, est encore enfermé, et même pour une durée indéfinie, dans les limitations qui définissent l’individualité humaine ; cette condition ne saurait être en effet qu’un état de privation pour ceux qui aspirent à être affranchis de ces limitations et que leur degré de développement spirituel en rend effectivement capables dès leur vie terrestre, bien que, naturellement, les autres, dès lors qu’ils n’ont pas actuellement en eux-mêmes la possibilité d’aller plus loin, ne puissent aucunement ressentir cette privation comme telle. On pourrait alors se poser cette question : même si les êtres qui sont dans cet état ne sont pas conscients de ce qu’il a d’imparfait par rapport aux états supérieurs, cette imperfection n’en existe pas moins en réalité ; quel avantage y a-t-il donc à les y maintenir ainsi indéfiniment, puisque c’est là le résultat auquel doivent aboutir normalement les observances traditionnelles de l’ordre exotérique ? La vérité est qu’il y en a un très grand, car, étant fixés par là dans les prolongements de l’état humain tant que cet état même subsistera dans la manifestation, ce qui équivaut à la perpétuité ou à l’indéfinité temporelle, ces êtres ne pourront passer à un autre état individuel, ce qui sans cela serait nécessairement la seule possibilité ouverte devant eux ; mais encore pourquoi cette continuation de l’état humain est-elle, dans ce cas, une condition plus favorable que ne le serait le passage à un autre état ? Il faut ici faire intervenir la considération de la position centrale occupée par l’homme dans le degré d’existence auquel il appartient, tandis que tous les autres êtres ne s’y trouvent que dans une situation plus ou moins périphérique, leur supériorité ou leur infériorité spécifique les uns par rapport aux autres résultant directement de leur plus ou moins grand éloignement du centre, en raison duquel ils participent dans une mesure différente, mais toujours d’une façon seulement partielle, aux possibilités qui ne peuvent s’exprimer complètement que dans et par l’homme. Or, quand un être doit passer à un autre état individuel, rien ne garantit qu’il y retrouvera une position centrale, relativement aux possibilités de cet état, comme celle qu’il occupait dans celui-ci en tant qu’homme, et il y a même au contraire une probabilité incomparablement plus grande pour qu’il y rencontre quelqu’une des innombrables conditions périphériques comparables à ce que sont dans notre monde celles des animaux ou même des végétaux ; on peut comprendre immédiatement combien il en serait gravement désavantagé, surtout au point de vue des possibilités de développement spirituel, et cela même si ce nouvel état, envisagé dans son ensemble, constituait, comme il est normal de le supposer, un degré d’existence supérieur au nôtre. »

 

* Ch. X : « Salut et Délivrance » (paru dans Études Traditionnelles, janvier-février 1950) ;  « Recueil posthume » - Annexe aux Livres et divers : Aperçus sur l’initiation -, éditions Œuvre de René Guénon.

 

 

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ÉTUDES TRADITIONNELLESnuméro spécial consacré à RENÉ GUÉNONJuil.- nov. 1951, Nos 293-295

Cette publication est le premier hommage rendu au « maitre » des études traditionnelles après sa mort. Nous en retenons seulement trois contributions :


- RENÉ GUÉNON PRÉCURSEUR 

Tous ceux qui ont connu René Guénon et qui, par leur compréhension attentive et fervente, ont gagné de l’entendre converser et parler, tous ceux-là possèdent mieux que les autres, le rare et précieux privilège de pouvoir retrouver, en relisant son œuvre, tous les aspects d’une pensée qui fut et qui demeure constamment rattachée à l’« essence inaltérable de ces principes suprêmes immuablement contenus comme il l’écrit lui-même, « dans la permanente actualité de l’intellect divin ».  Il suffit, en effet, d’ouvrir l’un de ses livres et d’y lire au hasard, pour se rendre compte à quel point René Guénon avait le sens de l’harmonie universelle et totale, de cette harmonie qui reflète dans la multiple diversité du monde et de la vie l’éternelle présence de l’immobile unité. Ainsi placé au vrai « Centre du Monde », au cœur vivant de toute initiation valable, René Guénon, avec une fermeté de pensée, une solidité de doctrine, une clarté d’expression et une rare puissance de  logique et de pénétration, a consacré sa vie à nous faciliter l’accès à tous les temples où se  conserve encore dans l’univers entier, la lumière de l’Esprit et de la Connaissance.

Or, pour accéder à cette Connaissance transcendante et divine, René Guénon ne cesse de répéter, et c’est là un de points essentiels qui donne à son message sa valeur effective, qu’elle ne peut être obtenue que par un effort strictement personnel. Les instructeurs, les mots et les écrits peuvent nous guider sans doute, nous servir de « support », mais, rigoureusement incommunicable, la Connaissance initiatique et suprême ne peut être atteinte seulement que par soi-même. Pour le parfait initié, la véritable sagesse ne consiste donc pas à cultiver l’illusoire vanité du savoir profane, d’encombrer sa mémoire d’idées plus ou moins fausses cueillies au champ d’autrui, mais à développer cette puissance de connaissance intérieure contre laquelle nulle force brutale ne saurait prévaloir. Cette puissance est supérieure à l’action et à tout ce qui passe. Etrangère au temps, elle est la conscience vivante de l’infrangible et sereine unité et la garant de notre éternité. 

Aussi, faut-il saluer en René Guénon un précurseur, dans le monde occidental, de cette renaissance des forces spirituelles dont il a tant besoin pour se régénérer, pour se purifier de toutes les erreurs qu’accumule dans les âmes, cet infernal artisan de désordre, de nausée et de désespérance qui est le matérialisme de la pensée moderne.

Nous savons toute l’énorme influence qu’a l’œuvre guénonienne pour contribuer à former cette élite intellectuelle nouvelle dont l’action peut encore assumer le salut de l’homme et la libération du monde menacé.

 « Il n’y a donc pas lieu de désespérer, écrit René Guénon. Et, n’y eût-il même aucun espoir d’aboutir à un résultat sensible avant que le monde moderne ne sombre dans quelque catastrophe, ce ne serait pas encore une raison valable pour ne pas entreprendre une œuvre dont la portée réelle s’étend bien au delà de l’époque actuelle. Ceux qui seraient tentés de céder au découragement doivent penser que rien de ce qui est accompli dans cet ordre ne peut jamais être perdu, que le désordre, l’erreur et l’obscurité ne peuvent l’emporter qu’en apparence et d’une façon toute momentanée, que tous les déséquilibres partiels et transitoires doivent nécessairement concourir au grand équilibre total, et que rien ne saurait prévaloir finalement contre la puissance de la vérité ; leur devise doit être celle qu’avaient adoptée autrefois certaines organisations initiatiques de l’Occident :

« Vincit Omnia Veritas ».

 

Mario Meunier 

 

 

- Luc Benoist : PERSPECTIVES GÉNÉRALES

Après avoir rendu compte de l’œuvre par un résumé de chacun de ses ouvrages, Benoist conclue : « (…) Sans doute est-il difficile de dire quel sera le destin historique de René Guénon. Il suivra sans doute dans son aspect formel le destin de la langue et de la culture dont cette langue fut l’expression. Mais ce qui est certain, c’est que nulle œuvre humaine ne s’est assurée en elle-même une garantie plus sûre de survie, par son attachement intégral à ce qui est la Vérité ».

 

- Michel Vâlsan : LA FONCTION DE RENÉ GUÉNON ET LE SORT DE L’OCCIDENT

Il est beaucoup question de « fonction », de l’état et du déclin du christianisme et de la « constitution de l’élite ». Au sujet des « réflexions » concernant les possibilités de la constitution de l’élite, Vâlsan leur reconnait, au terme de son long développement, « un caractère trop hypothétique et abstrait », mais néanmoins il était important, précise-t-il, de les avoir formulé pour tenter de « circonscrire d’une façon très générale la signification » que pouvait avoir « la cessation, à ce moment, de la fonction personnelle de Guénon ». En effet, les indications de Guénon données par correspondance à Vâlsan ont joué pour lui un rôle décisif, notamment pour ce qui concerne la prise d’indépendance de sa tariqah à l’égard du groupe shuonnien. Cependant, si elles cessèrent avec sa disparition, l’œuvre de Guénon restait. À propos de cette correspondance, le fait qu’elle soit maintenue « sous le boisseau », laisse supposer qu’elle ne doit pas revêtir une grande importance et sans doute aucune information autres que celles qui ont permis à Vâlsan de développer les éléments présents dans cet hommage et dans son autre articles qui semble lui faire suite, « L’Islâm et la fonction de René Guénon » (publié dans Études Traditionnelles, janv.-fev.1953). 

Il faut reconnaitre que cinquante années plus tard, si le « sort de l’Occident » s’est encore irrémédiablement enfoncé dans la « barbarie », voire la démence, beaucoup de choses imprévisibles au début des années cinquante se sont modifiées de telle sorte qu’aujourd’hui, les conditions de la présence des vérités traditionnelles et surtout leur accès initiatique en Occident, n’ont plus grand chose à voir avec celles qui prévalaient à l’époque de Guénon.

 

 

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vendredi 27 septembre 2024

IBN ‘AJIBA – IBN ‘ARABÎ / Les « Dossiers Guénon »

 

 





 

 

UN COMMENTAIRE D’IBN ‘AJIBA

SUR UNE PRIÈRE

 D’IBN ‘ARABÎ*

 

 

 

 

Ibn ‘Ajîba (1) appartient à l’ordre Shadhiliyyah Darqâwiyyah. Ce traité donne un aperçu de la doctrine et de la « méthode » (2) relative l’« Homme Universel » dans la tradition islamique.

 

 

 

 

Par et avec l’assistance du nom d’Allâh, le Tout-miséricordieux, le Très-miséricordieux, et que la grâce d’Allâh soit sur notre Seigneur Mohammad, sur sa famille et ses compagnons, ainsi que le salut.

La louange appartient à Allâh qui se manifeste par Sa perfection. [Lui qui est] Un dans Son essence, Ses attributs et Ses actes.

Et que la grâce et la paix soient sur le pôle de l’existence universelle, la semence de la théophanie pour chaque existant.

 Que la satisfaction d’Allâh – exalté soit-Il – soit avec ses nobles compagnons, et sur les gens de sa demeure, pourvus d’une âme pure et dignes de haute considération.

 [Mais encore] : Voilà que certains frères dans la voie m’ont demandé  de rédiger un commentaire d’une « prière sur le Prophète » (3) due à Ibn ‘Arabî el-Hâtimi. Ils désiraient pouvoir se référer à un texte qui les aiderait à en éclaircir les termes obscurs ou énigmatiques.

 J’accède à leur désir, non sans avoir au préalable obtenu la permission (idhn) de le faire, de la part de notre cheikh, le connaissant seigneurial (4), le cheikh el-Buzîdî el-Hassanî. Car le secret de la permission est une chose prodigieuse.

[Maintenant] sachez que les hommes, suivant leur panégyrique (madh) du Prophète, se répartissent en deux groupes. Un premier groupe glorifie sa personne apparente, évoque sa beauté sensible et tout ce qui en procède de miracles et de faits extraordinaires ; ce sont les « gens de l’exotérique ». Un deuxième groupe glorifie son secret ésotérique et sa lumière originelle (açlî). Il parle de sa lumière préexistante (mutaqaddim) et ce qui en dérive de théophanies sensibles.

 Le pôle Ibn Mashîsh (5) et ses pairs font partie de ce groupe. On trouve parmi ces derniers le connaissant seigneurial, le pôle universel, l’océan [du savoir généreusement communiqué] de son époque, l’unique dans son siècle et sa génération, Muhyî ed-dîn ibn el-‘Arabi el-Hâtimi, qui est décédé dans les « limites » du sixième siècle (6).

[En effet] ce dernier dit (7) :

 

1. Allahumma çallî ‘alâ edh-dhâti el-mutalsami O Dieu, répands ta grâce sur l’essence préservée (8)

 

C’est-à-dire sur le trésor caché (al-kanz al-maknûn), car le mutalsim est ce qui cache une chose et la protège. Il en est bien ainsi, car le Vrai (al-Haqq) était un trésor ignoré ; un secret caché, invisible. Lorsqu’Il voulut (9) être connu, Il manifesta une « poignée » de la lumière de Son essence, qu’il nomma Muhammad. – Dès l’apparition (tajallî) de cette « poignée » émergeant de l’océan du jabarût, Il la revêtit du « manteau de la grandeur » (ridâ’ el-kibriya’i) (10) ; lequel n’est autre que le voile de « noble beauté » (el-husn) – car « un voile s’impose pour les belles femmes, pour [atténuer l’éclat du] le soleil » (11) afin que le trésor demeure enterré, et le secret protégé (12).

Le voile de la beauté, dissimulant le secret de l’essence, est le talisman [qui protège], alors que les « significations subtiles » (ma’anî), formant aussi bien l’intérieur de la « poignée » que sa totalité, sont [elles-mêmes] le trésor.

Ce trésor n’est autre que l’essence même (13) dans la station de la synthèse totale (maqam el-jam’).

La « poignée mohammadienne », du fait de sa provenance de « l’essence même », fut désignée dans cette prière par « l’essence » (edh-dhât) – c’est ainsi que l’auteur a dit : « sur l’essence scellée ». Toutes les créatures se diversifièrent à partir de cette « poignée » – depuis le trône divin jusqu’au « plancher » de la manifestation – avec leurs entités propres (dhât) (14) et leurs esprits (rûh).

Ainsi la lumière [du Prophète] est le germe de l’existence universelle et la cause [productrice] de tout existant.

C’est à partir de son secret que « perlèrent » (anshaqqat) les secrets de l’essence, et qu’« éclatèrent » (anfalaqat) les lumières des attributs (15).

Toute théophanie d’entre les théophanies du Vrai surgit de sa lumière [i.e. du Prophète].

« Les bassins du jabarût débordent du flux de ses lumières », depuis [le temps où] la poignée est apparue, sans interruption concevable (16).

 

 Même les souffles et brises des paradis et leurs bienfaits se sont levés à partir de la lumière mohammadienne. Certes ils sont de nature sensible, et [il faut savoir que] le plan sensible, en tant que tel, se rattache dans sa totalité à notre Prophète et lui est attribué. Cela est une réalité, même si le Prophète provient de « l’essence même » (17), car l’adjonction du sensible n’entraîne nullement sa sortie hors de son principe (18).

 En réalité (19), il n’y a là qu’Allâh et rien d’autre que Lui.

 

Avertissement

 

Sache que les ramifications s’étendant de la « poignée » sont toutes, elles aussi, des trésors scellés. Car le statut inhérent à la partie est identique à celui du tout. Les « réceptacles » (awânî) constituent les talismans [qui protègent] les « significations subtiles » (ma’ânî). Toute personne possède un trésor en elle (20). Elle en reste voilée par l’inadvertance, par sa fixation (21) au plan sensible, par la prise en considération [exclusive] de son identité illusoire (22), et [enfin] par l’immersion [complète] dans les plaisirs de son égo (nafs).

 

 A ce sujet, Shushatarî a dit [en vers] :

 

« Ô toi, parti en quête de la nouvelle [par excellence], [sache qu’] elle se trouve recouverte sous le lieu même où tu te tiens. Le vin provient de toi-même ainsi que la nouvelle [recherchée].

Le secret se trouve en ta possession.

 Retourne vers ta propre essence (dhât) et considère : Il n’existe rien d’autre que Toi. »

 

Celui qui combat sa nafs la soumet aux exercices spirituels et la raffine jusqu’à ce qu’elle meure [finisse par mourir], et que son esprit (rûh) soit vivifié (23) ; son trésor lui est alors rendu visible et son secret se montre à lui.

 

C’est pourquoi Shushatarî ajoute [ce vers] :

 

« Mets en doute ta compréhension [lorsque tu crois avoir compris], car ton trésor échappe à tout talisman. »

 

Ibn el-‘Arif a dit :

 

 « Un secret t’a été révélé qui longtemps t’avait été dissimulé. Une aurore a brillé dont tu étais toi-même l’obscurité. Tu es en effet le voile qui cache au cœur le secret de son mystère. Sans toi, le sceau ne se graverait point sur ton cœur pour le sceller [i.e. le secret]. Si tu t’éclipses de ton cœur, il [le secret] s’y installe, et ses tentes S’élèvent sur le sommet de la révélation bien gardée. Il se produit alors un divin colloque dont l’audition ne lasse jamais, Et dont la prose et la poésie nous sont ardemment désirables. Dès que l’âme l’entend, très doux devient son bonheur, Et l’affliction du cœur éprouvé disparaît. » (24)

 

 

 Il te faut [ô frère] obligatoirement trouver la compagnie d’un maître accompli dans la [véritable] connaissance ; pour qu’il t’enseigne la manière de creuser pour atteindre le trésor et t’indique l’endroit où il se trouve. Sinon tu resteras dans l’ignorance [de ce trésor], à jamais indigent ; alors même que le trésor gît en toi. Sache qu’il n’est autre que ton esprit (rûh) et ton secret (sirr). Lorsque ta « nature spirituelle » (ruhaniyya) prédomine sur ta « nature humaine » (bashariyya), et ton « intelligible » (ma’âna) sur ton « sensible » (hiss), ton trésor apparaît et te rend richissime. – Tu t’absentes [hors] de l’univers entier, où tu te feras connaître par les effets de ta volonté spirituelle (himma) (25). Et c’est par Allâh que vient la grâce propice [qui permet la réalisation].

 

Puis il [Ibn ‘Arabî] dit :

 

2. Wa el-ghaybi el-mudhamdhami (26)

Et [sur] le mystère caché et enveloppé

 

Il n’y a point de doute qu’il [le Prophète] est un mystère d’entre les mystères d’Allâh – et un secret d’entre Ses secrets.

 Nul ne le découvre, ni ne le connaît entièrement (27), sinon son Seigneur, qui le créa et le manifesta. Le Prophète a dit : « Je jure par Allâh que nul ne me connaît en vérité sinon mon Seigneur. » (28)

Et dans la prière du pôle Ibn Mashish : « … et par rapport à lui, les compréhensions demeurent dans l’errance, aucun d’entre nous ne le saisit, ni parmi les précédents, ni parmi les suivants. ».

De même Uways El-Qaranî a dit : « Je jure par Allâh que les compagnons de Muhammad n’ont vu de lui que son aspect [litt. « écorce »] extérieur.

Quant à son [aspect] intérieur, nul ne le connaît. » On lui demanda : « Pas même Ibn Abî Qahâfa ? » (29) Ce que voulait exprimer Uways, c’était l’impossibilité de contenir [comprendre] son secret dans sa totalité.

Par contre, certains peuvent accéder à son esprit (rûh) par une saisie plus ou moins complète. Leur lot va dépendre de la qualité de leur « orientation vers Allâh » (tawajjuh) et de leur [degré de] connaissance (ma’ rifa).

Les saints (awliyya) diffèrent dans leur saisie de son intériorité (bâtin) en fonction de leur connaissance « par Allâh ». Certains atteignent à quelque chose de son secret (sîrr), d’autres son esprit (rûh), d’autres son coeur (qalb), d’autres sa raison (‘aql), d’autres encore son âme (nafs) (30).

Les gens de l’enracinement et de la stabilité [spirituels] saisissent son secret, en toute chose répandu.

C’est pourquoi ils ne sont jamais absents de la contemplation de sa présence, pas même l’instant d’un clignement de paupière (31) .

 Quant aux gens de la « coloration » qui précède la « stabilité» (32), ils saisissent son esprit, et ils le contemplent également dans la plupart de leurs moments.

Les gens du cheminement initiatique (sayr) d’entre les aspirants saisissent son cœur, atteignent par là à la perfection de la certitude (iqân) (33). Leur vision de sa présence est réduite [par rapport à celle des catégories déjà énumérées].

[Enfin] les « gens du voile» d’entre le commun des hommes pieux (çâlihûn) atteignent à sa raison (‘aql) ou à son âme (nafs). Ils voient sa personne sensible dans le rêve et même à l’état d’éveil, en fonction de leur extinction (fanâ) en lui.

Les gens de cette dernière station sont les gens des « formes apparitionnelles » (ashbâh). Ceux des autres stations, évoquées précédemment, se tiennent dans la présence des esprits (arwâh) et des secrets (asrâr). Mais Allâh est infiniment plus informé.

 

(Dans la suite de notre prière) l’auteur dit :

 

 3. Wa el-kamâli el-muktatami

Et [sur] la perfection dissimulée

 

Il n’y a point de doute en ce qu’il [le Prophète] réunit en lui-même l’ensemble des perfections. Sa noble forme (çûra) était de la plus grande beauté, son esprit purifié d’une perfection ultime, et son secret éclatant d’un parachèvement extrême.

 En lui sont réunies les perfections, vertus et beautés, que l’on ne peut retrouver dans leur totalité en aucune créature. Toute perfection manifestée par autre que lui est [seulement] empruntée à la sienne.

Elle n’est qu’une « goutte d’entre ses gouttes » (34).

Toute lumière ou secret, obtenus par un autre que lui, est puisé à sa propre lumière.

Comme l’a dit El-Bûsayrî [dans sa burda] : « Tous ont cherché à puiser en l’Envoyé d’Allâh soit une mesure de [son] océan, soit une gorgée de la pluie incessante [de sa grâce].

« Ils se tiennent immobiles en sa présence, chacun à son rang propre,  selon le modèle des points [diacritiques] de la science ou les voyelles de la sagesse. (35)

 « Certes il est un soleil [rayonnant] de faveur et de bonté – eux sont ses planètes, reflétant ses lumières pour les hommes plongés dans les ténèbres. »

Sauf que le Vrai cache cette perfection en la voilant. S’il l’avait révélée, il [le Prophète] eût été adoré « en dehors de Dieu ». Tel fut le cas pour ‘Issa [Jésus]. Telle est la raison de l’occultation de la perfection et de la beauté du Prophète.

Seul la découvre celui dont le miroir du coeur a été poli. Celui-là regarde alors vers son intérieur à l’exclusion de son extérieur. Comme le véridique et ceux qui marchent sur ses pas. Mais Allâh est infiniment plus informé.

 

Puis l’auteur continue :

 

4. Lâhûtu el-jamâli wa nâsûtu el-wiçâli

La « nature divine » de la beauté et la « nature humaine » de la jonction (36)

 

Le lâhût (nature divine) est une expression désignant les secrets des intelligibles (ma’ani) intérieurs, lesquels soutiennent toute chose. Ce sont les secrets de l’essence.

Le nasût (nature humaine) désigne l’aspect sensible des réceptacles visibles.

Ainsi le lâhût est ce qui reste caché, le nasût ce qui est manifesté. Le sens de cette phrase [dans la prière] est le suivant : L’Elu est le principe de toute beauté observable dans le monde du malakût. Il en est leprincipe, la source, le minerai, le secret et le noyau. Il est la mine de la beauté et le secret de la perfection.

Les jardins du malakût ne resplendissent que par les fleurs de sa beauté. Et l’éclat du mulk ne se manifeste que par la splendeur de sa perfection. Tel est donc le sens de son expression : « lâhût de la beauté », c’est-à-dire qu’il est la source de la beauté et sa mine, son intérieur et son noyau (37).

 Depuis la mine de son secret se sont ramifiées les variétés de la « beauté» (jamâl). C’est comme si l’auteur voulait faire allusion à la beauté des « significations subtiles » qui subjugue les esprits et annihile les raisons (‘uqûl).

 

Comme l’a dit le poète :

 

« Tu me vois soustrait à tout lieu (38).

La coupe des ma’ânî [étant] si douce à savourer. »

 

 En résumé : la beauté des ma’ânî vient de la beauté de son secret. C’est en lui [le Prophète] qu’elle fut connue et en lui qu’elle se manifesta. Nul n’a goûté à la moindre douceur des ma’ânî, ni n’a connu la suavité de la vision directe, sinon celui qui est constant à suivre la voie [du Prophète] dans l’effort pour « acquérir » ses vertus.

Il est le lâhût de la beauté des ma’ânî et leur mine originelle. Les ma’ânî intérieurs sont nommés, dans leur ensemble, « malakût» ; le sensible extérieur reçoit le nom de « mulk ».

Quant à l’océan suprême des «  secrets subtils » (asrâr latîfa) éternels – lesquels demeurent immuablement en leur origine, et à partir desquels se déversent les lumières des créatures – il est désigné par le terme de « jabarût ».

La beauté des ma’ânî fut connue et révélée par lui [le Prophète]. La beauté du sensible fut égayée par sa lumière.

 Le pôle Ibn Mashîsh fait allusion à cette réalité lorsqu’il dit : « les jardins du malakût sont imprégnés de l’éclat de sa beauté, et les bassins du jabarût débordent du flux de ses lumières ».

 Les termes « nasût al wiçâl» (la nature humaine de la jonction) font allusion à la [forme] extérieure [du Prophète], laquelle résidait dans le lieu de la jonction et de l’adhérence, et non dans celui de la disjonction et de la séparation.

De même que son « intérieur » est la mine des secrets, son « extérieur » est le lieu des lumières. Il était totalement immergé dans l’océan de l’unité absolue (ahadiyya), par son extérieur comme par son intérieur. Mais Allâh est infiniment plus informé.

 

Puis l’auteur dit :

 

 5. Tal ‘atu el-Haqqi

L’apparition du Vrai

 

C’est-à-dire sa première apparition théophanique dans le monde de l’invisible. Car le premier secret apparu d’entre les secrets du trésor (kanziyya) fut la « poignée mohammadienne ». A partir d’elle émergèrent les secrets de l’essence et se manifestèrent les lumières des attributs.

Sans lui [le Prophète] l’existence universelle n’eût jamais été visible, ni connu le Roi adoré.

Il est l’intermédiaire entre Allâh et Ses créatures. « Sans le médiateur, le bénéficiaire de la médiation aurait péri. » (39)

 Ensuite [il faut rappeler que] la « poignée mohammadienne» est « réalité actuelle» de l’essence (ayn edh-dhât).

Toutefois ce qui, en elle, s’« épaissit » et devient « sensible » s’appelle « Muhammad ».

Ce qui en est « intérieur » demeure conforme à son origine divine (lâhûtiyya).

La mesure qu’Il a nommée « Muhammad » (40) en est l’aspect sensible, et sa substance extérieure. Ce qui demeure caché des ma’ânî est divin (lâhûtî). Il ne s’agit là en aucune manière d’« incarnation », à cause de la négation de l’altérité et de sa disparition de la vue des connaissants (41).

Comme c’est par cette « poignée » que fut manifesté le trésor enterré, et par elle que fut dévoilé le secret protégé, l’auteur la compara au voile (niqâb) qui recouvre le visage des belles femmes.

 

L’auteur dit ensuite :

 

 6. Ka-thawbi ayn insâni el-azali fî nashri man lam yazal (42)

Comme le voile sur l’œil de l’homme de l’éternité-sans-commencement, pour le déploiement de « celui qui ne cesse d’être »

 

 Il compare ainsi l’éternité-sans-commencement (azal) à un homme possédant un œil sensible, voilé et protégé par un vêtement. Lorsqu’il voulut montrer cet oeil, il souleva le voile, laissant apparaître ses beautés merveilleuses.

 De même le vin de l’éternité-sans-commencement était une « subtilité cachée» (latîfa khafiyya). Lorsqu’elle (43) voulu se montrer, elle dévoila la face de son secret. A partir de sa beauté, la lumière de la « poignée muhammadienne » se manifesta.

Ensuite, l’ensemble des ramifications cosmiques s’étendit à partir de la « poignée ».

Voilà ce que signifie Le « déploiement de celui qui ne cesse d’être là ». Ainsi (le Prophète) est comme le voile sur l’œil de l’homme de l’éternité-sans-commencement.

Cette phrase de la prière revient à dire qu’il est le vêtement qui protège l’œil de l’éternité, étant posé sur lui-même (44). Il le relève par désir de déployer ce qui ne cesse d’être, c’est à dire de manifester ce que sont les branches [d’un arbre] cosmiques (toujours) nouvelles ! Il n’y a là que termes lexicaux. Pour se référer au secret éternel dans sa condition de trésor caché, ils disent : « azal » [éternité-sans-commencement] − Pour ce qui en dérive, ils disent : « lam yazal » [qui ne cesse d’être], mais le tout est un (wâhid).

La branche est identique au tronc, et le tronc à la branche. Ce qu’Il manifeste dans ce « ne cesse d’être », c’est « Allâh était et rien n’était auprès de Lui, et maintenant, il en est toujours ainsi  » (45).

 

 Comme excellents sont les vers du poète :

 

« Rien ne perdure sinon Allâh, aucune créature ne restera, Rien n’est accolé ni disjoint. Cela est établi par la preuve de la vision directe Je ne vois avec mon œil (ayn) que ses essence Immuables (a’yan) lorsque je considère attentivement ».

 

Puis l’auteur dit :

 

          7. Man aqâmat bi-hi nawâsita el-farqi fî qâbi qaws nasûti el-wiçâli Celui par lequel subsistent les « natures humaines » de la diversité, au sein du demi-arc de la « nature humaine de la jonction ».

 

Le sens est le suivant : « Allahumma déverse Ta grâce sur l’essence scellée, par laquelle subsistent − plus précisément, par la baraka incluse dans le fait de se conformer à sa voie − les gens de la “séparation” au sein même de la station de la proximité ».

Ces derniers se trouvent à une distance « de deux arcs ou encore moins » de la présence de la réalisation (hadrat el-wiçâl). Ils sont maintenus dans la proximité (fî el-qurbi) d’Allâh par lui [le Prophète]. S’ils venaient à s’en détourner (i.e. du Prophète), ils seraient aussitôt rejetés et éloignés.

 L’auteur mentionne les « natures humaines » (nawâsît) plutôt que les cœurs et les esprits parce que ces derniers ont pour lieu de résidence la réunion (jam’) au « nasût de la jonction » ¬ c’est à dire à la présence de la réalisation (hadrat el wiçâli).

Il ne fait aucun doute que quiconque suit le Prophète, s’en tenant fermement à sa sunna, se caractérisant par ses sublimes caractères, obtiendra la proximité après l’éloignement, et la jonction après la séparation. Car le Prophète est la porte d’Allâh et « son voile suprême ».

Celui qui voudrait « entrer » en présence d’Allâh par une autre porte, se verrait repoussé et éloigné.

On dit à ce sujet :

« Tu es la porte d’Allâh, quiconque voudrait l’approcher par le moyen d’un autre que toi, jamais n’entrera. »

De même que celui qui veut parvenir jusqu’à la présence des souverains se doit de se faire au préalable accepter, puis aimer de leurs ministres, en leur offrant des cadeaux et des services ; celui qui désire « entrer » dans la présence d’Allâh doit se mettre au service de son Envoyé, par de nombreuses demandes de grâce en sa faveur [çâlat ‘alâ en-Nabî], en le vénérant et en honorant [ tous] ceux qui ont un lien avec lui, ainsi que ses lieutenants, les awliyyâ’. – De ces derniers, il doit « embrasser la terre qu’ils ont foulée » – Alors, ils le conduiront jusqu’à la Présence.

Dans le cas contraire, il restera dans l’éloignement alors même qu’il s’imaginerait être dans la proximité. Et la grâce propice est dispensée par Allâh seul.

 

Puis l’auteur continue :

 

8. El-aqrabi ilâ turuqi el-haqqi

La plus directe des voies menant au Vrai

 

 C’est-à-dire : sa voie est la plus directe parmi celles des autres messagers. Tous les messagers « convoquaient » les êtres à Allâh et indiquaient les moyens de parvenir à Lui. Notre Prophète traça la voie la plus directe de l’accès au Vrai ; il enseigna les signes de la voie et les indices de la réalisation se concrétisant dans les plus courts délais. Allâh guida par lui, dans un temps très bref, des créatures plus nombreuses que celles qui furent prises en charge par d’autres (prophètes) pour des périodes plus longues. Il en est de même pour ceux qui cheminent « sur ses pas » d’entre les awliyya qui unissent la loi (chari’a) à la Réalité (Haqiqa). Allâh guide par leur intermédiaire un très grand nombre de créatures, en un temps très court, car ils sont doués d’une vue intérieure [dans leur fonction]. − Le Trés-haut dit : « Dis : ceci est Ma voie. J’y appelle vers Allâh selon une vue intérieure (baçira) ; moi-même comme ceux qui me suivent » (Coran 12/108).

Ce qui signifie : ceux qui me suivent appellent vers Allâh selon une  baçira, laquelle est vision immédiate, goût et rencontre extatique (wijdân) et non une vue qui découle de l’ « imitation », qui se forme par la voie discursive et argumentative.

 

Puis l’auteur continue :

 

9. Façalli Allahumma bi-hi, fi-hi, min-hu,’alay-hi wa sallim « Prie », ô mon Dieu, par Lui − en Lui − et sur Lui − et donne-Lui la Paix

 

Je [Ibn ‘Ajîba] dis : « Lorsque le serviteur s’éteint [fanâ] par rapport à lui-même [nafsihi] et à sa modalité tangible [hissi-hi], il ne contemple plus que les lumières de la prophétie à l’extérieur et les secrets de la seigneurie à l’intérieur. Lorsqu’il « prie sur » (46) l’Envoyé d’Allâh, il voit sa lumière, non (plus) lui-même.

Lorsqu’il glorifie Allâh (sabaha) ou affirme l’unité divine (halala), il est témoin que le Vrai − gloire à Sa Majesté ! − se glorifie Lui-même par Lui-même, et s’unifie Lui-même par Lui-même. C’est à cela que fit allusion El-Harwî lorsqu’on l’interrogea au sujet du tawhîd de l’élite. « Nul n’a jamais “unifié” l’Un, quiconque croit le faire est un négateur ; [en effet] le tawhîd de celui qui parle en son nom propre n’est que dualité que l’Un annule. [Seul] Son tawhîd est le tawhîd [véritable], le tawhîd proclamé par un autre que Lui n’est en réalité qu‘hérésie. » (47)

En ce sens, Shushatarî a pu dire : « Moi, c’est par Allâh que j’articule (nantiq) et c’est d’Allâh que j’entends (nasma’u). » Tel est le fruit de l’amour du Vrai pour Son serviteur, selon Sa Parole (hadith qudsî) : « Lorsque Je l’aime, je suis Lui. » (48) Quant au sens des paroles suivantes du cheikh [Ibn ‘Arabî], il est celui-ci : « Prie, ô Dieu par lui » ; [et] non par moi. « En lui », c’est à dire dans Sa présence, de sorte qu’ll entende ma prière sans intermédiaire, [et] non dans la présence de «mon moi» (nafsî). Il est rapporté que l’on demanda au Prophète : «Qu’en sera-t-il de la “prière sur toi” faite par ceux qui, (dans le futur), viendront après toi ? Quelle sera ton attitude envers eux ? »

Il répondit : « Quant aux gens de l’amour, j’entendrai leur prière et je les (re) connaîtrai, la prière des autres me sera seulement signalée. » Les gens de l’amour sont les gens de l’extinction (fanâ), lesquels « prient » sur son secret, qu’ils contemplent à tout moment, comme l’ont affirmé (le cheikh) Al-Mursî et d’autres encore. Ce sont les gens de l’union (jam’) ; quant aux gens de la dispersion (farq), leur prière ne fait que passer rapidement devant lui.

Pour ce qui est de la parole de l’auteur : « De lui sur lui », c’est la requête que cette prière émane de lui et revienne sur lui, sans autre intermédiaire.

 Pour le connaissant (‘Arîf), il ne reste plus aucun intermédiaire entre lui-même et Allâh, ni entre lui et l’Envoyé d’Allâh. Il recueille les choses à partir de leur mine originelle, la Vérité (haqiqa), il la prend de sa mine propre, laquelle est la vision directe (shuhûd) de l’essence sanctissime,  sans la médiation de l’aspect [physique] perceptible (hiss) des mondes (akwân). Ces derniers sont même effacés et retirés hors de sa vue. Il ne voit plus que le créateur (mukawwin). Quant à la loi (chari’a), il la prend également de sa mine propre, à savoir le Livre et la Sunna, s’il s’avère apte à le faire, sinon, il cherchera conseil dans la “fatwa de son coeur” (49).

C’est pourquoi il a été dit : le soufi (eç-çûfî) n’a point de madhab (école juridique) ; il n’imite personne parmi les gens des madhâhib (pluriel de madhab).

Reste le salâm final ; il concerne la demande faite à Allâh pour qu’il rassérène, apaise et tranquillise [le Prophète] en tout ce qu’il craint pour sa communauté.

Mais Allâh ¬ exalté soit-il ¬ est infiniment plus informé. Que la Grâce d’Allâh soit sur notre seigneur Mohammed, “l’aimé bien-aimé” (el-habîb el-mahbûb), l’intercesseur qui rapproche et sur sa famille et ses compagnons ainsi que le salut parfait. En conclusion de notre imploration (du’a) [nous disons] :

 La louange appartient à Allâh, le seigneur des mondes.

 

 

Traduit et annoté par

Raouf GHRAIRI

 

 

 

 

 

 

 

NOTES

 

 

 

* Parue dans le n°126 de la revue Vers La Tradition, décembre – février 2012.

 

 

 (1) Cheikh marocain. Cf. L’Autobiographie du Soufi marocain Ahmed ibn ‘Ajîba (1747-1809) et « Le soufi marocain Ahmed Ibn ‘Ajîba et son Mi‘râj » par Jean Louis Michon, éditions Librairie philosophique J. Vrin.

(2) « Doctrine » et « méthode », ces deux aspects étant inséparables (pour ceux dont le chaos des possibilités intérieures a été ordonné par l’influence spirituelle).

(3) « La prière sur le Prophète » expression littérale pour un des rites central du taçawwuf et de l’Islâm en général – Il s’agit d’une demande de grâce (et de paix ou de salut) en faveur du Prophète (et de sa famille et ses compagnons). Ces précisions, bien sûr, sont à l’adresse de ceux qui ne connaissent pas forcément la tradition islamique. Mais ici une question pourrait être posée à ceux de nos lecteurs qui savent que ce rite a pour fondement scripturaire le verset 56 de la sourate 33 (« Certes Allâh et Ses anges prient sur le Prophète ;  « ô vous qui avez la foi, priez sur lui et adressez-lui vos salutations »). Quel pourrait être le sens plus profond de cette injonction divine, alors que la prière courante consiste à demander à Allâh d’accomplir ce qu’il nous affirme effectuer déjà, ainsi que Ses anges, perpétuellement ? Il se pourrait que ce texte mette le lecteur sur la piste d’une réponse…

(4)  El-‘arifu er-rabbanî – titre très souvent décerné. L’intention vise à préciser que le maître, non son individualité, tient sa connaissance de son Seigneur.

(5) Ibn Mashîsh, qui fut le maître de Abu al-Hassan ash-Shâdhilî, a transmis à la postérité la célèbre prière nommée «Mashîshiyya » à laquelle le texte fera quelques allusions.

(6) En réalité Sayyidî Muhyi ed-dîn décéda en 638/1240. Bien que le cheikh Ibn ‘Ajîba fût un grand savant, l’imprécision de la date du décès, et le besoin de le situer approximativement pour ses auditeurs, montrent qu’il s’adressait à un milieu dont la préoccupation principale n’était pas « l’érudition ». La voie Darqawiyya est directe et effective… lorsqu’elle rencontre des gens d’élite, capables d’être « réellement vrais ». Nous voulons dire l’élite du cœur, non du « cerveau ».

 (7) Ibn ‘Ajîba commence en commentant la première phrase de la prière. Il procédera ainsi, phrase par phrase. Les phrases de la prière ont reçu un numéro d’ordre dans cette traduction, afin d’en faciliter la reconnaissance.

(8) « Préservée » ou « scellée » – le mot tilsam désigne un charme ou un talisman. – Ce dernier est en général un écrit hermétiquement scellé, dont les éléments constitutifs – lettres, nombres et autres signes mystérieux – opèrent selon la « science des correspondances ». Il est curieux de constater que ce mot, malgré sa probable origine grecque, donne dans l’inversion de son écriture en arabe le mot MSLT (musalit) qui signifie : «  qui se rend maître, qui domine ».

(9) L’auteur utilise le verbe « vouloir » (arâda) – le hadith qudsî dont il s’inspire dit littéralement : « j’ai aimé » (ahbabtu) –. Cette nuance permet de mieux souligner que l’amour est à l’origine de la « création ». Il est toutefois légitime de parler de « volonté », puisque le vouloir divin est identique à l’amour divin. Si l’on médite ce « moteur » de la « création », il est possible de comprendre qu’il nous faut vouloir ce que Dieu veut, pour participer à l’Être. – Si nous nous tenons dans le « vouloir propre » ou la «  révolte », nous sommes en réalité dans la mort, dans le néant…

(10) Expression tirée d’un hadith : « La grandeur est Mon Ridâ’ et l’immensité est Mon Izâr. Celui qui me dispute l’un des deux, sa place sera dans le feu ». Dieu est ainsi, symboliquement revêtu d’un manteau, nommé Ridâ’. – Le pèlerin à La Mecque porte aussi le Ridâ’ sur les épaules et l’izâr autour des reins. A noter que Ridâ’ signifie à la fois : manteau, sabre, épée, intelligence et… ignorance !

 (11) Formule rimée (voile = niqâb et nuage = sahab), souvent citée dans les écrits du

taçawwuf.

(12) Pour ce qui est exposé ici sur le « voile de la beauté », nous renvoyons le lecteur au chapitre sur « Mâyâ » dans « Études sur l’Hindouisme » de René Guénon. On pourrait également rappeler les expressions : le « voile d’Isis », « Je suis tout ce qui a été, est et sera, et nul mortel n’a pu soulever mon voile »…

(13) « L’essence même » (ayn edh-dhât) – ou encore « sa réalité actuelle» – litt. l’œil de l’essence (ou sa source). Nous espérons pouvoir revenir dans une étude ultérieure sur cette expression.

(14) On voit que le mot dhât signifie aussi bien l’« essence inconditionnée » que la « personne empirique » – Ce mot désigne CELA qui est (comme l’anglais that) – et CELA est

appréhendé par la conscience selon des « degrés », selon ce qu’elle réalise de son « ipséité » ou « nature propre ».

(15) Ici Ibn ‘Ajîba fait allusion à des expressions figurant dans la « Salât Mashîshiyya » (nous les avons soulignées par des italiques).

(16) Litt. : « jusqu’à… point de limite à cela ! »

 (17) Voir note 13.

(18) La sortie du Prophète, bien sûr – nous avons tenu à garder le plus possible le style du texte original –. Les différents pronoms (de la troisième personne) se rapportent soit au Prophète, soit à Allâh. Pour l’intelligibilité du texte français, nous avons souvent précisé la chose entre crochets, même si cela alourdit le texte. Car il nous semble important de ne pas trop créer un climat anthropomorphe pour désigner des réalités supérieures – ce que justement le texte se garde de faire ; nous cherchons à lui être fidèle.

(19) Fi et-tahqîq, litt.  « dans (ou lors de) la réalisation ».

(20) Litt. : « entre ses flancs ».

(21). Al uqûf ma’ al-hiss (litt. le fait de s’arrêter au sensible).

(22). Litt. le regard porté sur son existence (supposée indépendante).

(23). Cette façon de s’exprimer considère le point de vue de la réalisation « ascendante ». En réalité le rûh, principe de vie, ne peut mourir. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Islâm nie que notre seigneur ‘Issa (Jésus) soit mort (sur la croix) – car il est, selon le Coran même, « rûh Allâh ». – Nous ne faisons qu’évoquer ce point, fort complexe, en espérant qu’une occasion nous permettra d’approcher un peu cet « accord sur les principes » souhaité, il me semble, par René Guénon, et pour lequel la conjoncture actuelle semble peu favorable…Pour l’instant, nous ne pouvons que prendre acte des incompréhensions réciproques !

(24) Nous avons utilisé la traduction de Asin Palacios pour ce poème, dont nous avons modifié plusieurs termes (cf. Mahâsin al-majâlis, p. 31 de l’édition P. Geuthner de 1933)

(25) « Action de présence » ou bien « taçrîf» ?

(26) Ici Ibn ‘Ajîba explique le terme « mudhamdham », ce qui nous a permis de le traduire par « caché et enveloppé». Ibn ‘Ajîba précisa qu’il faut bien lire ض 2 et non ط 2 comme nous avons pu le constater (en ce qui concerne l’orthographe fautive) dans un récent recueil de prières attribuées à Ibn ‘Arabî (édité par une des branches de la tariqa Naqshbandiyya).

(27) Litt. « ne l’englobe en totalité dans sa connaissance ».

(28) Wa’llahi ma ‘arafanî haqîqatan ghayru rabbî.

(29) Il s’agit de Abu Bakr, le calife au moment où la question fut posée. La réponse de Uways fut : « pas même [lui] ». Le texte ne s’attarde pas à la mentionner ; l’intention du cheikh étant de seulement évoquer l’anecdote, bien connue de ses lecteurs.

(30) Cinq niveaux sont ainsi distingués, en correspondance avec les cinq « présences

Divines ».

(31) Allusion à la parole de sidi Abu el-‘Abbas el-Mursi : « si l’Envoyé d’Allâh se trouvait hors de ma vue, même pour l’instant d’un clignement de paupière, je ne me considérerais plus comme faisant partie des musulmans. »

(32). Il s’agit d’initiés proches de la réalisation (ascendante). Ces termes « techniques » mériteraient une étude approfondie. Par « étude », nous ne voulons pas parler de l’étude universitaire ; un des fléaux de notre temps de « communication » réside dans les « définitions » verbales donnant trop souvent l’illusion d’une véritable compréhension (à soi-même et aux autres). Mais où est donc l’homme voulant cesser de se mentir à lui-même, et prêt à faire face… au lion de Némée ?

(33) C’est la station du «  passage à la limite » de la foi, et à son dépassement.

(34). Rashhatun min rashhâti-hi.

(35) Cette dernière phrase a paru obscure aux commentateurs de la burda…Cependant le symbolisme en paraît clair. Il s’agit des fonctions des divers awliyya. En effet il faut voir que les points diacritiques servent à différencier les consonnes – ils évoquent de la sorte l’enseignement doctrinal (qui permet la discrimination des notions). C’est ainsi que le poème précise « les points de la science » – la distinction des consonnes s’opère visuellement : nous sommes dans le symbolisme de la vue. Par ailleurs la connaissance des voyelles appropriées (habituellement non écrites) s’avère nécessaire à la juste prononciation – c’est alors du symbolisme de l’ouïe qu’il s’agit.

La transposition à la « méthode » s’impose d’elle-même : cette dernière se transmet oralement, et non par écrit – le poème précise : « les voyelles de la sagesse ». Le verset 62/2 mentionne ces deux aspects : « c’est Lui qui a envoyé aux illettrés un Prophète d’entre eux-mêmes afin de leur réciter Ses versets, de les purifier et de leur enseigner le Livre et la sagesse… » En effet, tout comme les voyelles donnent vie au corps muet des consonnes, la méthode permet de rendre vivante la doctrine.

Une autre leçon peut être déduite de ces considérations : Ces fonctions, exercées au début par le Prophète, sont perpétuées par la hiérarchie initiatique après lui. Cette hiérarchie doit être conforme à l’ordre véritable. Il est évident que si les points diacritiques et les voyelles ne trouvent pas leur juste place, il y aura cacophonie… Peut-être pourra-t-on percevoir par la même occasion l’un des sens de la « falsification » (tahrîf vient du mot harf qui signifie « frange» et « lettre») que le Coran affirme avoir été perpétrée par les communautés antérieures − sûrement d’ailleurs pour mettre en garde les musulmans eux-mêmes de ne pas tomber dans cette erreur

(36). Le lecteur de tradition chrétienne reconnaîtra les termes, utilisés dans le christianisme oriental de langue arabe, désignant les deux natures du Christ

(37) Citons ici cette courte prière de sainte Agnès, une des plus illustres martyres de l’histoire de l’Eglise (morte à l’âge de 12 ans, le 21 janvier 304) : « O Christ, ta beauté fait pâlir l’éclat des astres ».

(38) Litt. absent de tout « où ».

(39) Un autre extrait de la Salât Mashîshiyya : « law la al wasita la dhahaba – kamâ qîla –al mawsûtu ». Cette notion d’« intermédiaire » provoque une peur panique chez les wahabites, qui veulent préserver la transcendance divine de toute « association ». Seulement la tawhîd dans sa réalité se situe au-delà du point de vue proprement « religieux ». La tradition de la « non-dualité » ne peut être approchée en toute justesse par la raison humaine bornée, souvent esclave (à son insu) de l’âme passionnelle (nafs).

 (40) Ibn ‘Ajîba fait ici allusion à la tradition suivante : « Allâh prit une “poignée” de sa lumière et lui ordonna : “Sois Muhammad” ».

(41) On voit que le « refus de l’incarnation » découle de la perspective non-duelle…

(42) Thawb désigne un vêtement en général ; nous l’avons traduit par « voile» dans cette phrase.

(43) En arabe ‟subtilité” (latîfa) est aussi du genre féminin − mais également le vin, désigné par el-khamra, (c’est à dire le féminin de khamr), tout comme le mot « essence» (dhât), du genre féminin en arabe.

(44) Huwa ka-thawb ayn el-azal el-manshur’alay-hi : cette expression peu claire semble signifier que le Prophète est à la fois l’oeil de l’éternité et le voile qui le recouvre.

(45) Le premier membre de cette phrase ( Kâna’Llâhu wa lâ shay’an ma’a-hu ) est un hadith. Le verbe kâna est au temps dit « accompli », temps servant à désigner le passé, mais aussi, comme dans ce cas, l’éternel présent.

Ultérieurement, Junayd ajouta le deuxième membre de cette phrase afin que les auditeurs ne s’imaginent pas que « l’avènement de la création » (telle qu’ils la perçoivent) puisse avoir modifié quoi que ce soit dans le Principe. Il faudrait, en toute rigueur, traduire le hadith par : « Allâh est, et rien n’est auprès de lui. »

(46) En réponse à la question de la note 3, ci-dessus, nous ferons remarquer que la notion de ‘alâ (sur, au-dessus) signifie, symboliquement, le « plus intérieur », car le plus haut se trouve au plus profond. La « prière sur le Prophète» désigne, initiatiquement, un acte intérieurde retour pour réaliser sa propre nature universelle et non un seul élan affectif propre à la compréhension religieuse et exotérique. Ainsi, on peut rapprocher la « prière sur le Prophète » du « signe de croix » des chrétiens ; l’acte de descente de la grâce (çallâ) correspondant à la dimension verticale, et le sallam à la dimension horizontale. Ce rapprochement analogique qui n’a été mentionné nulle part, à notre connaissance, permettra d’aborder concrètement la question de l’« accord sur les principes » dans un article à venir, si Dieu veut. De même, la « clé » rappelée ici, permet d ‘appréhender d’une nouvelle façon d’autres passages du Coran en redécouvrant le sens originel sous les enveloppes des habitudes mentales accumulées avec le temps. 

(47) Rappelons que le « péché qui ne sera pas pardonné » est celui qui consiste à associer quoi que ce soit à Allâh.

(48) Pour celui qui peut le comprendre, voilà dans l’Islam une des expressions de «Dieu se faisant homme». Nous rappelons que nous ne nous plaçons pas ici sur le plan du dogme religieux.

(49). Selon une recommandation prophétique d’interroger son cœur même après avoir entendu les fatwa produites par les « savants ».

 

 

 

 

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Les Dossiers volumineux.

 

RENÉ GUÉNON – les dossiers H – 1984





 

A propos de cette parution éditée par l’Age d’ Homme, on peut dire que l’exploit consistant à rassembler tous ceux qui n’ont compris que ce qui les arrangeait de comprendre de la Tradition est plutôt réussi. Il n’y manque qu’U. Ecco, R. Amadou et A. Faivre pour faire de cet épais volume un rapport complet des déclinaisons de l’ignorance. Dans la présentation, il est question des « malentendus », mais avec le temps et depuis que l’œuvre de Guénon s’est encore répandu dans le monde des intellectuels musulmans et ailleurs, des connaissances directes venues de toute part ont confirmé et continuent de confirmer la justesse doctrinale pour dire le moins de l’œuvre de Guénon - notamment avec l’arrivée en Europe de l’Islâm et des turûq et de représentants de la doctrine tantrique, du Dharma tibétain, etc. -. En fait de malentendus, on constate que l’on avait plutôt affaire à des malentendants. Aucune des données critiques, doctrinales, initiatiques, métaphysiques et symboliques, exposées par Guénon n’ont finalement été remises clairement en cause et les réserves, remarques et autres désaccords n’ont engagé que l’incompréhension de leurs auteurs. C’est d’ailleurs à l’occasion de la publication de ce « dossier » que Schuon (en bonne compagnie tout compte fait) a rédigé ses « Quelques critiques », lesquelles pour certains, lui ont retiré toute autorité et offert pour d’autres une porte de sortie. C’est déjà de l’histoire ancienne.


و الله لا يهد القوم الفسقين

 


On se souvient qu’en 1973, Luc Benoist présentait Jean Pierre Laurant aux lecteurs des Études traditionnelles :


Compte-rendu de Luc Benoist paru dans la section  « Les revues » des ETUDES TRADITIONNELLES, oct. / nov. 1971,  concernant un article de J. P. Laurant : Le problème de René Guénon ou Quelques questions posées par les rapports de sa vie et de son œuvre, in La Revue de l’Histoire des Religions, n°1, janv. Mars 1971 :

 « Il est déjà très remarquable que M. Laurant, professeur et universitaire, ait attaché assez d’importance à l’œuvre de guénonienne pour en étudier les sources, serait-ce, comme lui, du plus modeste point de vue et du plus extérieur. On peut regretter qu’il ait dans ce travail emprunté ses moyens d’approche à la plus dérisoire des écoles de critique historique, celle de Taine, aussi officielle que fausse, et heureusement en défaveur, qui cherche dans la vie d’un écrivain l’inspiration de son œuvre, alors que l’œuvre est souvent le complément, la réaction inversée, la revanche contre la vie. Plus heureusement des études sont en gestations en divers lieux qui vont sortir d’une ombre trop respecté une pensée qui a suscité une part considérable du mouvement intellectuel contemporain, ne serait-ce que par la préscience que Guénon a manifesté du réveil de l’Orient et de son influence grandissante sur la pensée et la politique occidentales. D’ailleurs rien ne saurait être plus contraire à la position de Guénon lui-même, vis-à-vis de son œuvre, que le rapprochement de cette dernière avec sa vie, alors qu’il avait volontairement protégé cette œuvre de toute compromission terrestre. Et si tout critique est libre d’établir les bases de son travail comme il lui convient, tout au moins devrait-il respecter la pensée de l’auteur qu’il a choisi, même s’il se place à un point de vue opposé. C’est pourquoi on ne saurait souscrire à la prétention de M. Laurant qui suppose saisir la réalité profonde de la démarche guénonienne en la limitant aux différents cercles de personnalités, occultistes, catholiques, maçonniques, hindoues ou musulmanes qui l’ont fréquenté ou qu’il a lui-même connues, alors que sa démarche profonde a été dès ses débuts inverse et « centrifuge », pour aboutir très logiquement à son départ définitif pour l’Egypte.

Il est faux de prétendre que la pensée guénonienne s’identifiait avec la mentalité des groupes auxquels il s’opposait, car si pour combattre efficacement quelqu’un il faut se placer sur le même terrain et employer sa langue, c’est tout autre que partager son point de vue. Or c’est avec prédilection que M. Laurant s’attarde aux débuts de notre auteur, aux épisodes de La Gnose, de l’Ordre du Temple, de Regnabit, à ces années de formation que Guénon n’aimait pas qu’on lui rappelle, dit M. Laurant, pour la bonne raison qu’il avait éprouvé l’inutilité de ces anciennes démarches qui avaient pour but non de s’informer, mais au contraire de redresser des différents groupes « néo-spiritualistes » ou religieux alors fréquentés.

Prétendre qu’au moment de la « Crise du Monde moderne » Guénon n’envisageait pas encore la distinction ésotérisme-exotérisme parce que cette distinction n’est pas ouvertement formulée dans ses écrits (ce qui est à voir) montre à quel point M. Laurant rétrécit son sujet à une recherche de lexicologie, en limitant la pensée guénonienne à une formulation occasionnelle, qui ne préjuge pas de l’origine et du fondement de cette pensée.

C’est ce qui permet de traiter Guénon d’autodidacte et d’opportuniste. Le traiter d’autodidacte (ce qui au sens vrai est la définition du génie) et insister sur les faiblesses et contradictions d’une argumentation qui enlèvent toute signification à sa pensée, est plus qu’un abus de langage, alors que la rigueur de cette pensée et la précision de sa langue, que M. Laurant malheureusement n’imite pas, constituent les plus solides bases de l’argumentation guénoniennne. Mais pour éviter cette grossière falsification du sujet même de son étude, il aurait fallu que M. Laurant sache de quoi il parle, ce dont on peut douter lorsqu’on lit la conclusion de son étude. Cette conclusion au terme de son décevant périple, traduit assez bien l’embarras de tout lecteur de Guénon qui se place, comme M. Laurant à l’extérieur de sa pensée. Il y constate que si les accidents de la vie ne préjugent pas de la valeur de l’intuition ni de la justesse du raisonnement… certaines faiblesses de l’argumentation n’infirment pas la valeur de l’intuition, ni la vérité de celle-ci ne peut faire passer pour justes des raisonnements qui ne le sont pas. Que la pénétration intellectuelle de M. Laurant dans son plus grand essor ne dépasse pas une intuition (sans doute bergsonienne) dont il consent à doter son sujet, tout en lui refusant la rigueur critique, cela à nos yeux le juge. Les raisonnements n’ont d’ailleurs rien à saisir dans une intuition psychologique, pas plus qu’un marteau-pilon n’est un instrument adéquat pour attraper une mouche. La dialectique de M. Laurant basée  sur des preuves écrites a l’air d’ignorer que le papier supporte l’erreur comme la vérité, et surtout est aussi lacunaire que la chance ou le hasard. Alors que, comme l’a dit je crois Leibniz, la vérité ne commence pas d’être au moment où elle commence d’être connue, qu’elle soit ou non formulée, trois stades de la connaissance du vrai que M. Laurant confond dans une démarche pragmatique, au total mépris ou à la regrettable connaissance  du point de vue initiatique et traditionnel, qui lui parait sans doute une superstition périmée. Alors pourquoi s’en occupe-t-il ?

 

Luc Benoist

 

 

 

Loin de se remettre en cause, J. P. Laurant poursuivra son chemin en persistant dans les travers de sa méthodologie souligné par Luc Benoist pour fabriquer sa carrière universitaire ; Laurant enseigne depuis 1975 à l’EPHE où il se présente comme spécialiste des courants ésotériques du XIX et XXe siècle en France. Il serait également spécialiste de René Guénon et de l’ésotérisme chrétien. En 1975, il publie Le sens caché dans l'œuvre de René Guénon, aux éditions de L’âge d’Homme ; en 1982 : Matgioi, un aventurier taoïste aux éditions Dervy et il dirigera en collaboration avec Paul Barbanegra l’épais numéro consacré à René Guénon qui sortira en 1985 aux Éditions de l’Herne. Le centenaire de la naissance de Guénon qui aura lieu l’année suivante sera l’occasion pour lui d’organiser colloques et conférences et d’intervenir dans tout ce qui se présente au public sous le nom de Guénon au bénéfice de sa carrière.

On retient, qu’en tant que « spécialiste de l’ésotérisme », Laurant va continuer à remettre en cause la crédibilité de Guénon,  notamment à propos  des étapes historiques du développement du monde moderne (les « trois R »*). En ne se référant qu’à sa conception bornée de l’histoire, il procède sournoisement par l’objection de faits retenus par le consensus officiel et envisagés isolément de toute considération traditionnelle. Aucun argument valable n’est avancé. La manœuvre consiste  simplement à faire appel à l’entendement moyen de l’auditeur qui n’ira certainement rien vérifier au-delà des idées reçues. Giorgio Manara qui publia en 1980 une plaquette sur les Parasites de l’Œuvre de Guénon**, avait décelé les prétentions conceptuelles de Laurant « qui a voulu ‟mesurer” René Guénon sur la base de référence à des données et à des ‟sources” se prêtant à son analyse historique ». On en revient toujours à cette « école de Taine » mentionnée par Benoist qui participe à cette déformation de la mentalité contemporaine ; on entreprend de s’accaparer de la connaissance des religions, des  traditions orientales et de tout ce qui appartient aux « civilisations » traditionnelles pour les mêler à des considérations conceptuelles modernes.

(* Renaissance, Réforme, Révolution, cf. R. Guénon, Notes inédites)

** Giorgio Manara : Parasites de l’Œuvre de Guénon, Èditions E.S.T., Torino, 1980.

 

 

L’Herne – RENÉ GUÉNON – 1985





 

 Ce Cahier contient de nombreuses contributions passablement hétéroclites et assez médiocres, mais aussi quelques lettres de la correspondance de Guénon qui commençaient à cette époque à sortir de l’obscurité. La contribution de Jean Hani est intéressante ainsi que la seconde intervention de Jean Borella (bien que hors sujet, il n’est question que de Georges Vallin).

Parmi les documents présentés et sélectionnés par Laurant, nous retiendrons une lettre de Luc Benoist à Jean Paulhan datant de la seconde guerre mondiale où sont définies les orientations de la future collection « Tradition » pour Gallimard (extrait) :

 

 « (...) Je vous laisse ajouter les innombrables arguments en faveur de mon idée. Le principal est d’assurer à la collection son indépendance absolue vis-à-vis de telle ou telle puissance terrestre et de ne pas la mêler à l’une ou l’autre des contrefaçons occidentales de l’initiation, telle que la religion par exemple. Le point de vue initiatique étant le plus élevé et le moins différencié ce serait le méconnaître que lui ôter ce qui ferait son privilège. Il s’agirait donc d’assurer la parfaite traduction des textes et leur présentation intégrale et orthodoxe. A ceci mes amis seraient heureux de collaborer. Il y en a qui connaissent toutes les langues initiatiques. Je pourrais moi-même traduire l’Avalon ou l’Evola.

  Les textes primordiaux manquent dans la librairie française, ce qui explique l’ignorance du public et sa méprise.

  Il manque une bonne traduction du Tao de Lao Tseu et du livre de Tchouang-Tseu. Également le livre capital de Ibn-Arabi le Traité de l’unité. Également la Baghavat-gitâ dans la traduction exacte. Pour le Thibet il faudrait une traduction de la préface d’Avalon à son livre : le Pouvoir du serpent, et une du livre d’Evola la Tradition hermétique.

On pourrait demander à Guénon de refondre ses articles pour un ouvrage sur les Conditions de l’initiation. Mon ami Schuon pourrait donner une étude sur Christianisme et Islam.

 Cette collection aurait déjà comme clientèle assurée les admirateurs et suiveurs de Guénon qui sont de plus en plus nombreux, et ceux que la diffusion de votre firme éminente lui assurerait. (…) »

 

Luc Benoist

(lettre à Jean Paulhan du 28 juin 1942)

 



 

Le cheminement de ce « spécialiste de l’ésotérisme » s’achève dans une sorte de revanche sur le travail de Luc Benoist chez Gallimard. On se souvient que Laurant profita de la vanité de l’organisateur S. R. pour noyauter, avec la complicité intéressée de ce dernier, la pseudo « Fondation René Guénon » et s’emparer de la collection « Tradition »*. Son ambition consistait à préfacer les ouvrages de Guénon pour sceller leur forme définitive avant que l’œuvre ne tombe dans le domaine public. Mais la manœuvre grossière a finalement échoué puisque la maison Gallimard dont la renommée s’est considérablement affaiblie depuis deux décennies ne sera plus une référence pour l’intégrité de l’œuvre guénonienne.


voir le message du 1 septembre 2022 : « L'œuvre de René Guénon en ligne ».










 


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