LES POITRINES DES HOMMES LIBRES SONT LES TOMBEAUX DES SECRETS صدور الأحرار قبور الأسرار

dimanche 24 juillet 2022

À PROPOS D’ EMMANUEL KANT – MAITRE DE LA PENSÉE MODERNE –




FAUSSE LIBERTÉ ET ALIÉNATION POLITIQUE

 

  

 

Notre époque égalitariste dispose ses pièges anti-traditionnels partout où il lui est possible de duper ceux qui ne possèdent aucune défense intellectuelle et qui, par là même, sont susceptibles de tout sacrifier aux idoles de la modernité.

 

Kant ou le rejet de la métaphysique.

La liberté pour Kant se pense dans sa corrélation avec le déterminisme ; l’accent sur l’un ou l’autre de ces deux points de vue relève d’une méthode sujette à critique. Le rôle de la philosophie sera donc pour lui, non de produire seulement une connaissance, mais aussi et surtout d’évaluer et de critiquer les « savoirs », car au fond, pense-t-il, ces deux points de vue sont légitimes. Le caractère métaphysique sur lequel repose la légitimité de la connaissance est entièrement ignoré. Ce qui lui importe avant tout est que l’homme, étant défini comme «  un phénomène déterminé par sa physiologie, son histoire, son milieu social », soit, en tant qu’homme, encore responsable de ses actes car « il est une chose en soi ». A ce titre, ce que Kant conçoit de l’homme est identifié à la liberté, mais une liberté dont « aucune science ne pourra rendre compte intégralement » car cette liberté qu’il peine à cerner est « non quantifiable ».

« Pour prouver métaphysiquement la liberté, il suffit, sans s’embarrasser de tous les arguments philosophiques ordinaires, d’établir qu’elle est une possibilité, puisque le possible et le réel sont métaphysiquement identiques. Pour cela, nous pouvons d’abord définir la liberté comme l’absence de contrainte : définition négative dans la forme, mais qui, ici encore, est positive au fond, car c’est la contrainte qui est une limitation, c’est-à-dire une négation véritable. Or, quant à la Possibilité universelle envisagée au delà de l’Être, c’est-à-dire comme le Non-Être, on ne peut pas parler d’unité, comme nous l’avons dit plus haut, puisque le Non-Être est le Zéro métaphysique, mais on peut du moins, en employant toujours la forme négative, parler de “non-dualité” (adwaita). Là où il n’y a pas de dualité, il n’y a nécessairement aucune contrainte, et cela suffit à prouver que la liberté est une possibilité, dès lors qu’elle résulte immédiatement de la “non-dualité”, qui est évidemment exempte de toute contradiction. » (L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XXII)

 

Certains s’imaginent que son absence de précision a permis à Kant de dépasser le cadre étroit de la « pensée théologique » alors que cela lui a surtout dérobé l’accès au « sens des proportions ». C’est d’ailleurs celui-ci, à peu près inaccessible pour la pensée philosophique depuis Descartes, qu’il refuse délibérément, ce qui amène l’interrogation suivante qu’aucun penseur moderne ne semble capable de formuler : que peut valoir une conception de la liberté quand on rejette le principe même de sa réalité ? Il semble qu’il y eut pour Kant comme le défi d’un obscur projet pour diffuser une conception de la liberté en soi et de la « liberté dans d’action » suffisamment vague pour être malléable : bien accueillie par l’esprit du Protestantisme, également par les juifs sortis de leur tradition, adoptée largement par la libre pensée des catholiques contemporains (« renouveau charismatique » et autres), cette philosophie doit son succès à son adaptabilité à tous les courants de la modernité désireux de s’émanciper de toutes règle religieuse.

Quant aux considérations sentimentales de Kant sur « la nature du peuple » telles qu’il les a exposé, elles participent également de la même simplification et rendent paradoxalement les choses compliquées et sans solution. En ne tenant jamais compte du pouvoir déterminant des conditionnements du psychisme humain, il a pu faire illusion sur une liberté conditionnelle identifiée confusément à la liberté en soi.  S’il avait seulement envisagé les conditions limitatives de l’activité mentale et pensé les contraintes de l’action comme des restrictions, il n’aurait pu dire que le seul moyen de murir pour la liberté est d’être mis en liberté. On peut facilement objecter sur ce dernier point que la seule liberté qu’un peuple puisse effectivement revendiquer est nécessairement conditionnelle puisqu’elle est soumise aux règles et aux lois permettant à chacun de « fonctionner » socialement. Pour remettre les choses à leur place, il suffit de revenir sur la définition même de la liberté en posant le principe de son unité ainsi que le démontre parfaitement l’extrait suivant de l’Homme et son Devenir selon le Védântâ :

« Maintenant, on peut ajouter que la liberté est, non seulement une possibilité, au sens le plus universel, mais aussi une possibilité d’être ou de manifestation ;  il suffit ici, pour passer du Non-Être à l’Être, de passer de la “non-dualité” à l’unité : l’Être est “un” (l’Un étant le Zéro affirmé), ou plutôt il est l’Unité métaphysique elle-même, première affirmation, mais aussi, par là même, première détermination. Ce qui est un est manifestement exempt de toute contrainte, de sorte que l’absence de contrainte, c’est-à-dire la liberté, se retrouve dans le domaine de l’Être, où l’unité se présente en quelque sorte comme une spécification de la “non-dualité” principielle du Non-Être ; en d’autres termes, la liberté appartient aussi à l’Être, ce qui revient à dire qu’elle est une possibilité d’être, ou, suivant ce que nous avons expliqué précédemment, une possibilité de manifestation, puisque l’Être est avant tout le principe de la manifestation. De plus, dire que cette possibilité est essentiellement inhérente à l’Être comme conséquence immédiate de son unité, c’est dire qu’elle se manifestera, à un degré quelconque, dans tout ce qui procède de l’Être, c’est-à-dire dans tous les êtres particuliers, en tant qu’ils appartiennent au domaine de la manifestation universelle. Seulement, dès lors qu’il y a multiplicité, comme c’est le cas dans l’ordre des existences particulières, il est évident qu’il ne peut plus être question que de liberté relative ; et l’on peut envisager, à cet égard, soit la multiplicité des êtres particuliers eux-mêmes, soit celle des éléments constitutifs de chacun d’eux. En ce qui concerne la multiplicité des êtres, chacun d’eux, dans ses états de manifestation, est limité par les autres, et cette limitation peut se traduire par une restriction à la liberté ; mais dire qu’un être quelconque n’est libre à aucun degré, ce serait dire qu’il n’est pas lui-même, qu’il est “les autres”, ou qu’il n’a pas en lui-même sa raison d’être, même immédiate, ce qui, au fond, reviendrait à dire qu’il n’est aucunement un être véritable3. D’autre part, puisque l’unité de l’Être est le principe de la liberté, dans les êtres particuliers aussi bien que dans l’Être universel, un être sera libre dans la mesure où il participera de cette unité ; en d’autres termes, il sera d’autant plus libre qu’il aura plus d’unité en lui-même, ou qu’il sera plus “un” ; mais, comme nous l’avons déjà dit, les êtres individuels ne le sont jamais que relativement. D’ailleurs, il importe de remarquer, à cet égard, que ce n’est pas précisément la plus ou moins grande complexité de la constitution d’un être qui le fait plus ou moins libre, mais bien plutôt le caractère de cette complexité, suivant qu’elle est plus ou moins unifiée effectivement (…) » (ch. VI).

 

 

Autres critiques de Guénon à propos de la pensée de Kant :

En somme, les modernes, ou certains d’entre eux du moins, consentent bien à reconnaître leur ignorance, et les rationalistes actuels le font peut-être plus volontiers que leurs prédécesseurs, mais ce n’est qu’à la condition que nul n’ait le droit de connaître ce qu’eux-mêmes ignorent ; qu’on prétende limiter ce qui est ou seulement limiter radicalement la connaissance, c’est toujours une manifestation de l’esprit de négation qui est si caractéristique du monde moderne. Cet esprit de négation, ce n’est pas autre chose que l’esprit systématique, car un système est essentiellement une conception fermée ; et il en est arrivé à s’identifier à l’esprit philosophique lui-même, surtout depuis Kant, qui, voulant enfermer toute connaissance dans le relatif, a osé déclarer expressément que « la philosophie est, non un instrument pour étendre la connaissance, mais une discipline pour la limiter », ce qui revient à dire que la fonction principale des philosophes consiste à imposer à tous les bornes étroites de leur propre entendement. C’est pourquoi la philosophie moderne finit par substituer presque entièrement la « critique » ou la « théorie de la connaissance » à la connaissance elle-même ; c’est aussi pourquoi, chez beaucoup de ses représentants, elle ne veut plus être que « philosophie scientifique », c’est-à-dire simple coordination des résultats les plus généraux de la science, dont le domaine est le seul qu’elle reconnaisse comme accessible à l’intelligence.

(Orient et Occident, ch. II)

 

 

Il ne faudrait pas non plus confondre immutabilité avec immobilité ; les méprises de ce genre sont fréquentes chez les Occidentaux, parce qu’ils sont généralement incapables de séparer la conception de l’imagination, et parce que leur esprit ne peut se dégager des représentations sensibles ; cela se voit très nettement chez des philosophes tels que Kant, qui ne peuvent pourtant pas être rangés parmi les « sensualistes ». L’immuable, ce n’est pas ce qui est contraire au changement, mais ce qui lui est supérieur, de même que le « supra-rationnel » n’est pas l’« irrationnel » ; il faut se défier de la tendance à arranger les choses en oppositions et en antithèses artificielles, par une interprétation à la fois « simpliste » et systématique, qui procède surtout de l’incapacité d’aller plus loin et de résoudre les contrastes apparents dans l’unité harmonique d’une véritable synthèse.

(Orient et Occident, ch. III)

 

 

(…) L’idée de devoir ou d’obligation est absente de la plupart des morales antiques, de celle des Stoïciens notamment ; ce n’est que chez les modernes, et surtout depuis Kant, qu’elle est arrivée à jouer un rôle prépondérant. Ce qu’il importe de noter à ce propos, parce que c’est là une des sources d’erreur les plus fréquentes, c’est que des idées ou des points de vue qui sont devenus habituels tendent par là même à paraître essentiels ; c’est pourquoi on s’efforce de les transporter dans l’interprétation de toutes les conceptions, même les plus éloignées dans le temps ou dans l’espace, et pourtant il n’y aurait souvent pas besoin de remonter bien loin pour en découvrir l’origine et le point de départ.

(Introduction Générale à l’Étude des Doctrines Hindoues, ch. V)

 

 

La morale, quelle que soit la base qu’on lui donne, et quelle que soit aussi l’importance qu’on lui attribue, n’est et ne peut être qu’une règle d’action ; pour des hommes qui ne s’intéressent plus qu’à l’action, il est évident qu’elle doit jouer un rôle capital, et ils s’y attachent d’autant plus que les considérations de cet ordre peuvent donner l’illusion de la pensée dans une période de décadence intellectuelle ; c’est là ce qui explique la naissance du « moralisme ». Un phénomène analogue s’était déjà produit vers la fin de la civilisation grecque, mais sans atteindre, à ce qu’il semble, les proportions qu’il a prises de notre temps ; en fait, à partir de Kant, presque toute la philosophie moderne est pénétrée de « moralisme », ce qui revient à dire qu’elle donne le pas à la pratique sur la spéculation, cette pratique étant d’ailleurs envisagée sous un angle spécial ; cette tendance arrive à son entier développement avec ces philosophies de la vie et de l’action dont nous avons parlé. D’autre part, nous avons signalé l’obsession, jusque chez les matérialistes les plus avérés, de ce qu’on appelle la « morale scientifique », ce qui représente exactement la même tendance ; qu’on la dise scientifique ou philosophique, suivant les goûts de chacun, ce n’est jamais qu’une expression du sentimentalisme, et cette expression ne varie même pas d’une façon très appréciable.

(Orient et Occident, ch. III)

 

 

 (…) Il n’y a de connaissance véritable et effective que celle qui nous permet de pénétrer dans la nature même des choses, et, si une telle pénétration peut déjà avoir lieu jusqu’à un certain point dans les degrés inférieurs de la connaissance, ce n’est que dans la connaissance métaphysique qu’elle est pleinement et totalement réalisable.

La conséquence immédiate de ceci, c’est que connaître et être ne sont au fond qu’une seule et même chose ; ce sont, si l’on veut, deux aspects inséparables d’une réalité unique, aspects qui ne sauraient même plus être distingués vraiment là où tout est « sans dualité ». Cela suffit à rendre complètement vaines toutes les « théories de la connaissance » à prétentions pseudo-métaphysiques qui tiennent une si grande place dans la philosophie occidentale moderne, et qui tendent même parfois, comme chez Kant par exemple, à absorber tout le reste, ou tout au moins à se le subordonner ; la seule raison d’être de ce genre de théories est dans une attitude commune à presque tous les philosophes modernes, et d’ailleurs issue du dualisme cartésien, attitude qui consiste à opposer artificiellement le connaître à l’être, ce qui est la négation de toute métaphysique vraie. Cette philosophie en arrive ainsi à vouloir substituer la « théorie de la connaissance » à la connaissance elle-même, et c’est là, de sa part, un véritable aveu d’impuissance ; rien n’est plus caractéristique à cet égard que cette déclaration de Kant : « La plus grande et peut-être la seule utilité de toute philosophie de la raison pure est, après tout, exclusivement négative, puisqu’elle est, non un instrument pour étendre la connaissance, mais une discipline pour la limiter » (1). De telles paroles ne reviennent-elles pas tout simplement à dire que l’unique prétention des philosophes doit être d’imposer à tous les bornes étroites de leur propre entendement ? C’est là, du reste, l’inévitable résultat de l’esprit de système, qui est, nous le répétons, antimétaphysique au plus haut point. »

(Introduction Générale à l’Étude des Doctrines Hindoues, ch. X)

 

(1) Kritik der reinenVernunft, éd. Hartenstein, p. 256. 

 

 

Une des grandes erreurs des philosophes modernes consiste à confondre le concevable et l’imaginable ; cette erreur est particulièrement visible chez Kant, mais elle ne lui est pas spéciale, et elle est même un trait général de la mentalité occidentale, du moins depuis que celle-ci s’est tournée à peu près exclusivement du côté des choses sensibles ; pour quiconque fait une semblable confusion, il n’y a évidemment pas de métaphysique possible.

(Erreur Spirite, ch. V)

 

 

(…) Mais ce n’est pas tout : l’individualisme entraîne inévitablement le « naturalisme », puisque tout ce qui est au-delà de la nature est, par là même, hors de l’atteinte de l’individu comme tel ; « naturalisme » ou négation de la métaphysique, ce n’est d’ailleurs qu’une seule et même chose, et, dès lors que l’intuition intellectuelle est méconnue, il n’y a plus de métaphysique possible ; mais, tandis que certains s’obstinent cependant à bâtir une « pseudo-métaphysique » quelconque, d’autres reconnaissent plus franchement cette impossibilité ; de là le « relativisme » sous toutes ses formes, que ce soit le « criticisme » de Kant ou le « positivisme » d’Auguste Comte ; et, la raison étant elle-même toute relative et ne pouvant s’appliquer valablement qu’à un domaine également relatif, il est bien vrai que le « relativisme » est le seul aboutissement logique du « rationalisme ».

(Crise du Monde Moderne, ch. V)

 

 

 (…) beaucoup ne savent faire aucune différence entre « concevoir » et « imaginer », et certains philosophes, tels que Kant, vont jusqu’à déclarer « inconcevable » ou « impensable » tout ce qui n’est pas susceptible de représentation. Aussi tout ce qu’on appelle « spiritualisme » ou « idéalisme » n’est-il, le plus souvent, qu’une sorte de matérialisme transposé ; cela n’est pas vrai seulement de ce que nous avons désigné sous le nom de « néo-spiritualisme », mais aussi du spiritualisme philosophique lui-même, qui se considère pourtant comme l’opposé du matérialisme.

(Crise du Monde Moderne, ch. VII)

 

 

L’espace, ainsi que le temps, est une des conditions qui définissent l’existence corporelle, mais ces conditions sont différentes de la « matière » ou plutôt de la quantité, bien qu’elles se combinent naturellement avec celle-ci ; elles sont moins « substantielles », donc plus rapprochées de l’essence, et c’est en effet ce qu’implique l’existence en elles d’un aspect qualitatif ; nous venons de le voir pour l’espace, et nous le verrons aussi pour le temps. Avant d’en arriver là, nous indiquerons encore que l’inexistence d’un « espace vide » suffit pour montrer l’absurdité d’une des trop fameuses « antinomies » cosmologiques de Kant : se demander « si le monde est infini ou s’il est limité dans l’espace », c’est là une question qui n’a absolument aucun sens ; il est impossible que l’espace s’étende au-delà du monde pour le contenir, car alors c’est d’un espace vide qu’il s’agirait, et le vide ne peut contenir quoi que ce soit ; au contraire, c’est l’espace qui est dans le monde, c’est-à-dire dans la manifestation, et, si l’on se restreint à la considération du seul domaine de la manifestation corporelle, on pourra dire que l’espace est coextensif à ce monde, puisqu’il en est une des conditions ; mais ce monde n’est pas plus infini que l’espace lui-même, car, comme celui-ci, il ne contient pas toute possibilité, mais ne représente qu’un certain ordre de possibilités particulières, et il est limité par les déterminations qui constituent sa nature même.

 (Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. IV)

 

 

Ainsi, il faut vraiment avoir une mentalité tout à fait spéciale pour déformer et dénaturer une doctrine aussi purement métaphysique que l’est le Védânta, jusqu’à y voir, comme l’a fait notamment le trop célèbre Max Müller (qui fut, dans la « science des religions », l’un des plus notables propagateurs de la fantaisiste théorie du « mythe solaire », précédemment développée par Dupuis), un « système de philosophie » (tout comme s’il s’agissait des conceptions individuelles d’un Descartes ou d’un Kant), et aussi, en même temps, « la plus consolante de toutes les religions »  !

 (Notes inédites)

 

 

Il paraît qu’on a tort lorsqu’on veut être plus positif que les positivistes, plus rationnel que les rationalistes, et plus logique que les logiciens.

Pourtant, il est bien difficile de ne pas constater dans la philosophie au moins quatre grands illogismes : celui des sceptiques, qui cherchent des raisons de nier la raison, celui de Kant, qui a fait une métaphysique pour nier la métaphysique, celui d’Auguste Comte, qui a fondé une religion contre les religions, et celui de Nietzsche, qui a établi une morale contre la morale.

Et Descartes, lorsqu’il disait : « Cogito, ergo sum », alors qu’il aurait dû dire : « Cogito, quiasum », faisait-il une faute de latin ou une faute de logique ?

Descartes était un physicien, Kant un astronome, Auguste Comte un mathématicien, Nietzsche un poète, et les sceptiques sont tous des malades ; pourquoi donc en avoir fait des philosophes ?

La chose la plus intéressante que Kant ait laissée, bien que d’un intérêt encore relatif, c’est la théorie cosmogonique de Laplace : « Sic vos, non vobis », disait déjà Virgile.

Et, parmi les grands hommes, plus d’un n’a été grand que parce qu’un autre a voulu paraître petit ; des deux, quel est en vérité le plus grand ?

Tout est renversé parmi les hommes qui n’ont ni tradition, ni caste, ni famille, et qui ont remplacé l’incantation par la prière, la méditation par la rêverie, et l’action  par l’agitation.

(Notes inédites, 30 décembre 1910.)

 

 

(…) Cette discussion a beau être entreprise et conduite envue de conclusions qui peuvent être extrapsychologiques, elle n’en est pas moins, en elle-même, d’ordre purement psychologique, à l’exception de quelques points qui y sont envisagés plus ou moins incidemment, comme la question de la finalité (psychique et biologique), à propos de laquelle sont examinés les arguments du néo-vitalisme. Nous signalerons encore, dans cette partie, le chapitre relatif au « primat de la raison pratique » ; mais a-t-on vraiment le droit d’appeler métaphysiques, comme le fait M. Laird, les théories de Kant et de ses successeurs « volontaristes » à cet égard, ou même celle (dont la position est d’ailleurs notablement différente) de M. Bergson ?

 (Compte rendu paru dans la  Revue Philosophique,  Mai-juin 1919 : John LAIRD, Problems of the Self. -1 vol. in-8° de 375 p. Londres, Macmillan, 1917.)

 

Kant est seulement mentionné dans le compte rendu de « La Kabbale juive » (paru en italien dans la revue Ignis, 1925, p. 116. Nouvelle traduction en français par Patrice Brecq, parue dans la revue Vers la Tradition, juin-juillet-août 2011).

 

 

 

 

 

« Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »

(Marc 12,17 ; Matthieu, 22,21 ; Luc, 20,25.)

 

 

Du temps du Christ, César représentait un pouvoir politique agissant contre toute autorité spirituelle et auquel le peuple, occupé par l’armée romaine, devait payer l’impôt. Sous ce rapport, on peut considérer les pouvoirs politiques de l’Occident depuis la fin de la période médiévale comme également opposé à toute autorité véritable. On sait qu’à partir de Philippe Le Bel, la royauté, sous la domination progressive de la noblesse et des marchands, pris son indépendance à l’égard de l’Eglise, notamment en centralisant progressivement la puissance de l’État. Elle confirma son attrait pour les biens de ce monde et finalement fut le premier acteur de sa décadence jusqu’au règne absolutiste du « Roi Soleil ». Rien ne pouvait être plus favorable que ces conditions pour déclencher la Révolution dont nous subissons les conséquences encore actuellement : les sciences modernes, l’idéologie du progrès, le déchaînement de la puissance matérielle et la profusion des technologies industrielles sont bien les principales forces véritablement diaboliques délibérément dirigées contre l’esprit du christianisme et partant contre l’esprit de toute les religions. Sans le reconnaitre, les penseurs contemporains savent bien que ces sciences, avec les idéologies qui les soutiennent, ont été élaborées dès la Renaissance par des philosophes humanistes et individualistes en révolte contre l’autorité spirituelle des représentants de l’Eglise et en grande partie diffusées par le courant idéologique de la Réforme.

Il y a aujourd’hui, de la part des chrétiens dans leur immense majorité, une incroyable naïveté à ne pas voir que, depuis la fin de la Chrétienté médiévale, ce qui devait être rendu à Dieu sera progressivement dévolu à César jusqu’à la Révolution. À partir de celle-ci, la confusion hiérarchique devient une inversion parodique qui va détruire définitivement la condition spirituelle des peuples occidentaux puis, par la colonisation, ceux du monde oriental, proche oriental et extrême oriental. À force de confondre César avec Dieu, quoi de plus étonnant d’en arriver à privilégier les puissances matérielles et ne plus s’intéresser qu’à ces dernières exclusivement ?

Aujourd’hui, combien de chrétiens perçoivent que, durant leur histoire récente, ils n’ont cessé de collaborer avec les idéologies anti-spirituelles qui ont fini par triompher dans l’esprit des sociétés modernes et auxquelles ils se soumettent aujourd’hui plus ou moins consciemment ? En conclusion, il ne reste qu’à tirer les conséquences de ce dernier enseignement du Christ : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui n’assemble pas avec moi disperse » (Matthieu 12, 30).

 

 

 

Les premières illusions du socialisme

 

Michel-Antoine Burnier, dans son « Histoire du socialisme » paru en 1978, ne consacre qu’un page seulement aux grandes figures du milieu du XVIIIe siècle qui donnèrent naissance à cette nouvelle idéologie. Il faut reconnaître que le but n’était pas de refroidir certains esprits encore surchauffés par mai 68 en s’attardant sur l’état psychique des « utopistes », d’autant que quelques uns des anciens lanceurs de pavés, dés juillet, avaient pris la tangente en « prenant la route » – certains vers l’Orient...

Pourtant, l’aveu de l’absence de tout de principe dans cette nouvelle entreprise s’exprime discrètement dés les premières lignes de l’ouvrage : « Socialisme : en France, le mot a été inventé dans les années 1830 par un philosophe ami de George Sand, Pierre Leroux. Pour lui, cela signifie une espèce de nouvelle religion communautaire, inspirée de Moise, de Bouddha et de Jésus. Il s’agit de supprimer le règne de l’argent dans la société (…) ».

Pour en savoir un plus, il n’existe aucune source plus fiable que celle-ci  (Spiritisme, Socialisme et Réincarnation ; Leroux, Fournier et Allan Kardec) :

« ... Mais revenons aux origines du spiritisme français : on peut y vérifier ce que nous avons affirmé précédemment, que les communications sont en harmonie avec les opinions du milieu. En effet, le milieu où se recrutèrent surtout les premiers adhérents de la nouvelle croyance, ce fut celui des socialistes de 1848 ; on sait que ceux-ci étaient, pour la plupart, des mystiques  dans le plus mauvais sens du mot, ou, si l’on veut, des pseudo-mystiques ; il était donc tout naturel qu’ils vinssent au spiritisme, avant même que la doctrine n’en eût été élaborée, et, comme ils influèrent sur cette élaboration, ils y retrouvèrent ensuite non moins naturellement leurs propres idées, réfléchies par ces véritables ‟miroirs psychiques que sont les médiums. Rivail, qui appartenait à la Maçonnerie, avait pu y fréquenter beaucoup des chefs d’écoles socialistes, et il avait probablement lu les ouvrages de ceux qu’il ne connaissait pas personnellement ; c’est de là que proviennent la plupart des idées qui furent exprimées par lui et par son groupe, et notamment, comme nous avons eu déjà l’occasion de le dire ailleurs, l’idée de réincarnation ; nous avons signalé, sous ce rapport, l’influence certaine de Fourier et de Pierre Leroux. Certains contemporains n’avaient pas manqué de faire le rapprochement, et parmi eux le Dr Dechambre (...) à propos de la façon dont les spirites envisagent la hiérarchie des êtres supérieurs, et après avoir rappelé les idées des néo-platoniciens (qui en étaient d’ailleurs beaucoup plus éloignées qu’il ne semble le croire), il ajoute ceci : ‟Les instructeurs invisibles de M. Allan Kardec n’auraient pas eu besoin de converser dans les airs avec l’esprit de Porphyre pour en savoir si long ; ils n’avaient qu’à causer quelques instants avec M. Pierre Leroux, plus facile probablement à rencontrer, ou encore avec Fourier” (....) » 

(L’Erreur Spirite, 1923).

 

 

 


De la politique en général et des partis politiques en particulier (extraits de la correspondance René Guénon - Luc Benoist)

 

 

Versailles, le 7 juin 1936.

« (…) Mais, d’autre part, nous vivons ici dans un monde où les questions politiques sont pressantes. Mes sympathies sont toujours allées à gauche et mes amis socialistes me pressent d’entrer dans leur parti, de même que mes amis catholiques (dominicains et autres) me pressent de me “convertir”.

Je vous aurais bien mal compris si je pensais que tout cela fut contradictoire. Le socialisme est sur le plan politique, le catholicisme sur le plan religieux, l’initiation sur le plan métaphysique. Cependant pratiquement, pensez-vous qu’il y eut quelque danger ou quelque inconvénient à l’une ou l’autre de ces démarches car je suis bien décidé à sacrifier tout au point de vue le plus élevé, celui de la métaphysique.

En m’excusant de cette question, et en vous remerciant d’avance. Je vous prie d’agréer cher Monsieur, l’assurance de mon complet dévouement. »

Luc Benoist

 

  

Le Caire, 21 juin 1936.

« (…) Quant au reste, la “séparation des plans” que vous envisagez est certainement juste en principe ; mais, en fait, les choses se présentent d’une façon assez différente, parce qu’il y a des contingences dont on est bien obligé de tenir compte. – D’abord, pour commencer par ce qu’il y a de plus contingent, ne pensez-vous pas qu’une adhésion donnée à la fois au catholicisme et au parti socialiste ne pourrait que vous faire prendre en suspicion des deux côtés à la fois ? D’autre part, pour en finir tout de suite avec ce qui concerne la politique, si l’adhésion à un parti quelconque est en soi une chose indifférente à notre point de vue, il n’en est pas moins vrai que, dans les circonstances actuelles, il s’exerce dans tous les partis des influences qui peuvent être dangereuses, car elles touchent plus ou moins à la “contre-initiation” qui insinue ses agents partout où elle le peut, et, en tout cas, le moins auquel on s’expose ainsi, c’est à jouer un rôle de dupe, ce qui n’a jamais rien de bien agréable, car tout cela est mené par des choses dont la plupart des chefs de partis eux-mêmes ne se doutent pas. Tout cela n’est que parade destinée à occuper le public, et je vous assure qu’on ne peut avoir nulle envie de s’y mêler dès qu’on a la moindre idée de ce qu’elle dissimule ! » 

René Guénon

 

  

Versailles, le 31 juin 1936

« Cher Monsieur,

Je ne saurais trop avoir de gratitudes pour la peine que vous avez prise à me répondre si précisément et si longuement. Ne pensez pas que cette réponse me déçoive. S’il en était ainsi je vous vous aurais bien mal compris. Mais j’avais cependant besoin que vous m’en renouveliez les raisons d’une façon si nette et à moi-même. Soyez en mille fois remercié. (…) »

Luc Benoist

 

 

Le Caire, 10 août 1936.

« Je suis content de savoir que ma réponse vous a donné satisfaction. - Dans les circonstances actuelles plus que jamais, il y a certainement tout intérêt à se tenir à l’écart d’activités extérieures qui ne représentent que des formes diverses du désordre et du déséquilibre caractéristiques de notre époque (…) »

René Guénon

 

 

 

Figure de l'Archéomètre de Saint-Yves d'Alveydre





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dimanche 10 juillet 2022

LE FONDATEUR DE LA NAQSHABANDÎYYAH

 663 


  

LE SHAYKH

SHÂ’A BAHÂ AD-DÎN NAQSHABANDÎ

Extrait traduit de l’ouvrage :

JAILLISSEMENT DE LA SOURCE DE VIE (Rishahât al-‘ayn al-hayât)*

du Sheykh ‘Alî bin Usîn al-Wâ’idh al-Hurwy.

 

 


 

 Sa naissance eut lieu au mois de muharram de l’année 718 de l’Hégire du vivant de Khawâja Alî Ramatâni dit Hazrat Azîzân. Selon certains biographes, ce dernier disparait en 721. A propos de Bahâ ad-dîn, il est dit que la lumière de la guidance et de la proximité divine émanait de son front dés son enfance. Sa mère relate que lorsqu’il eut quatre ans, il pointa son doigt en direction de l’une des vaches de la ferme et prédit que celle-ci aurait un veau au front brillant, ce qui fut le cas. Khawâja Bahâ ad-dîn eut, dés sa naissance, le privilège d’être regardé et accepté comme son fils spirituel par Bâbâ as-Samâssî ; son éducation dans la voie, du point de vue formel, fut l’œuvre d’Amîr Kulâl (le khalif de Bâbâ as-Samâssî). Pour ce qui est de la réalité spirituelle (haqîqah), il fut un Uwaysî (1), instruit par l’esprit d’Abd al-Khâliq al-Ghujdawânî, comme cela est bien connu, de la vision dont il fut gratifié dans les débuts de sa voie et dont le livre des Mâqâmat donne les détails. Il n’échappe à personne que plusieurs Shuyûkh de la silsilah des Khawâjagan pratiquaient aussi bien le dhikr khafî (2) que le dhikr à voix haute, cela depuis l’établissement du Khawâja Mahmûd al-Angîr Faghnawî jusqu’à l’époque d’Amîr Kulâl. On les appelle dans cette noble chaîne, ceux qui pratiquent le dhikr à voix haute. Lorsque vint le temps de la manifestation du khawâjah Bahâ ad-dîn (qadas Allâh sirra hu ) lequel reçut de l’esprit (Rûhâniyah) du Khawâjah Abd al-Khâliq l’ordre d’agir selon la « décision ferme » (bi -l-’azimah) (3) dans les œuvres. Par conséquent, il choisi le dhikr al-khafî et s’écarta du dhikr à voix haute (dhikr al-‘alâniyah). Ainsi, chaque fois que les disciples (ashâb) d’Amîr Kulâl pratiquaient le dhikr jahrî (à voix haute), il se levait et sortait. Ce comportement gênait Emîr Kulâl. Mais le Khawâjah ne se préoccupait pas de ce fait et ne cherchait pas à se justifier. Par contre, il ne négligeait rien pour ce qui concernait le service à l’égard de son maître. Il travaillait et restait toujours près de lui, ne sortant jamais du taslîm (4) ni de l’acceptation du joug de la servitude envers le shaykh. Chaque jour, Amîr Kulâl se tournait davantage vers le khawâjah. Certains disciples se sont laissés aller à critiquer Bahâ ad-Dîn en exposant quelques uns de ses états pour en souligner l’imperfection. Cependant Amîr ne leur répondit rien en cette circonstance jusqu’à ce que soient rassemblés dans le village de Sûkhâr tous les disciples anciens et nouveaux, c’est à dire à peu près cinq cent personnes, remplissant de la sorte la mosquée et d’autres demeures. Une fois réunis autour d’Amîr, celui-ci s’est tourné en direction de ceux qui médisaient sur le Khawâjah et dit : « Vous avez eu de mauvaises pensées concernant mon fils Bahâ ad-Dîn et vous vous êtes égarés en assimilant ses états à l’imperfection, alors que vous ignorez tout de son cas spirituel (amr). Vous n’avez pas pris la juste mesure de sa valeur car le regard du Vrai (haqq) enveloppe constamment tout son être et le regard de l’élite des serviteurs d’Allâh se conforme au regard du Vrai. Ainsi, c’est sans effort ni choix de ma part que je maintiens mon regard sur lui ».

À ce moment là, le Khawâjah était occupé. Amîr le fait demander et s’adressant à lui, il dit : « Ô mon fils, Bahâ ad-Dîn, j’ai rempli mon devoir concernant l’ordre de Bâbâ as-Sammassi à ton sujet, lorsqu’il m’a dit “J’ai fait tout mon possible pour t’éduquer, de même toi, ne sois pas défaillant quant à l’éducation de mon fils Bahâ ad-Dîn. J’ai accompli ce qu’il m’a ordonné” ». Puis, pointant son doigt vers sa noble poitrine, il a dit : « J’ai vidé les seins de la connaissance pour toi et ainsi a été délivré l’oiseau de ta nature spirituelle (ruhânîya) de l’œuf de la nature humaine (basharîya). Mais le faucon de ta himmah (ferveur spirituelle), évolue dans les hauteurs et je t’autorise à présent à visiter les contrées. Si te parviens le goût des connaissances venant des turcs et des tadjiques, prends-le et n’hésite pas à le demander par le moyen de ta himmah ». Le khawâjah a dit : « Ces paroles, venant de la présence d’Amîr Kulâl, ont été la cause de mon épreuve, car si j’étais resté dans l’obéissance convenue à son égard, je me serais tenu éloigné de l’épreuve et rapproché de la sérénité ». Après cela, il fréquenta Mawlana Arifân durant sept années puis s’astreignit à la compagnie du Sheykh Qatham et de Khalîl Atâ (durant douze ans pour ce qui concerne ce dernier). Il se rendit à la Mecque deux fois, la deuxième fois en compagnie de Mohammad Parsâ. Arrivé au Khorasan, il envoya Mohammad Parsâ et ses disciples (âsahâbu hu) par la route de Bawrad vers Nishapur tandis que lui-même se rendit à Hérat afin de rencontrer Mawlânâ Zîn ad-Dîn Abu Bakr at-Tâ’îbâdî auprès duquel il resta trois jours. Il se dirigea ensuite vers le Hijaz et retrouva les disciples à Nîchâpûr. Il demeura un temps à Merv et rentra enfin à Boukhara pour y rester jusqu’à la fin de sa vie. Le détail de ses états est mentionné dans ses Mâqâmat.

 Lorsqu’Amîr Kulâl, durant la maladie qui lui fut fatale, fit une allusion et indiqua aux disciples de suivre Bahâ ad-Dîn, ceux-ci dirent : « Il ne t’a pas suivi dans le dhikr à voix haute, comment pourrions-nous le suivre ? ». Amîr Kulâl leur répondit : « Tout acte venant de lui est fondé sur la Sagesse divine (5), sans aucun choix individuel de sa part ». Puis il déclara, citant un vers de poésie persane : « Ô Toi dont j’exécute toutes les actions en conformité avec ce que Tu sais ! ». Parmi les aphorismes des Khawâjagân, il y a celui-ci : « Si Il te fait paraître sur la scène publique sans ta volonté propre, ne crains rien ; mais si tu décides de te manifester selon une initiative individuelle, alors, soit dans la crainte ».

 


Évocation de la disparition de Bahâ ad-Dîn par notre maître Mawlânâ Muskîn (pauvre) qui fut l’un des grands de ce temps là.

 

« Le sheykh Nûr ad-Dîn al-Khalwatî mourut à Boukhara et, alors que Bahâ ad-Dîn Naqshaband assistait à la réunion prévue pour les « condoléances », les pleurs ont augmentés et les plus faibles se sont mis à crier d’une manière peu convenable, ce qui a provoqué en lui la réprobation. Il leur a interdit de se lamenter (6) et chacun alors a parlé selon son état en exprimant ses doléances.

Le sheykh Bahâ ad-Dîn a dit : « Lorsque ma vie arrivera à son terme, informez les derviches de ma mort ». A son tour Mawlânâ Muskîn déclara : « Ces paroles sont toujours restées dans mon cœur jusqu’à ce que la maladie du Khawâjah l’emporte. Il était alors parti pour Kârwân Sarây’nî. L’élite de ses compagnons resta auprès de lui durant sa maladie. Il leur prêtait une attention particulière en se tournant vers chacun d’eux. Lorsque l’heure arriva, il leva les mains et dans un dernier souffle, fit une longue prière (du’â), puis essuya son noble visage avec ses deux mains bénies. Il quitta ce monde dans cet état ».

 Notre sheykh rapporte (7) que Mawlânâ ‘Alâ ad-Dîn Ghujduwânî a dit : « J’étais en présence de Bahâ ad-Dîn durant sa maladie et à ses derniers moments, alors que l’âme allait sortir. Lorsqu’il m’a vu, il dit “Ô ’Alâ, mets toi à table (8) et mange !”, il m’appelait toujours ‘Alâ. Il me convia ainsi et j’ai mangé deux ou trois bouchés afin de lui obéir, mais je ne ressentais aucune faim dans cet état. J’ai alors replié la nappe, mais il a rouvert les yeux. Me voyant faire, il a réaffirmé “mets-toi à table et mange !”, j’ai avalé encore deux bouchées et lorsque je repliais de nouveau la nappe, il me dit “Prends de la nourriture ! Il faut qu’il mange beaucoup et qu’il s’occupe beaucoup (9)”, répétant ceci quatre fois ! A ce moment, les disciples en étaient à se demander à qui le khawâjah allait transmettre la guidance, à qui allait-il confier cette charge et les affaires des foqarah. Le Khawâjah perçut leurs pensées et dit “Pourquoi me perturbez-vous ? Allâh est celui qui décrète ; ces choses là ne dépendent pas de moi. S’il veut vous faire l’honneur de cette fonction, il vous sera manifesté des signes”. Le Khawâjah’Alî Dâmâd, lequel faisait parti des serviteurs du Khawâjah, a dit : « Au moment de sa dernière maladie, le Khawâjah m’ordonna de creuser la tombe à l’endroit illuminé où il reposera. Lorsque j’eus terminé, je revins auprès de lui et pensai intérieurement - qui sera le murshîd après ? vers qui se déplacera l’Irshâd ? (10) - . Il leva sa tête bénie et dit “ La parole est celle que j’ai prononcé de manière définitive durant mon voyage dans le Hijaz ; quiconque désire me voir, qu’il regarde le Khawâjah Mohammad Pârsâ” ». Deux jours après avoir prononcé ces paroles, il partit vers la miséricorde de Dieu. Le khawâjah ‘Alâ ad-Dîn al-‘Attâr a dit : « J’ai récité la sourate Yâ Sîn pendant le départ du Khawâjah, et, arrivé au milieu de la sourate, les lumières ont commencé à se manifester. J’ai invoqué la parole du Tawhîd (11), et le souffle du Khawâjah s’est ensuite arrêté ». Il avait atteint sa soixante treizième années et entamé la soixante quatorzième. Il disparut le 3 Rabi’a al-awwal, dans la nuit du dimanche au lundi en l’année 791 de l’Hégire.

Traduit et annoté par

Raouf Ghairî.

 

 

 

 

 

 

NOTES

 

 

 

 

 

*Litt. ; « Suintements perlant de la source de vie ».

(1) D’après le nom du célèbre contemporain du Prophète qui fut éduqué par ce dernier sans jamais l’avoir rencontré dans ce monde. Ce terme désigne ceux qui bénéficient d’une éducation spirituelle prodiguée par l’esprit d’un maître qui n’est plus dans le monde sensible

(2) C’est à dire caché ou silencieux. Le dhikr khafî est spécifique à la tarîqah Naqshabandiyyah.

(3) La’azimah consiste à ne pas choisir la facilité dans l’accomplissement des œuvres, mais à s’astreindre au maintient du niveau demandant le plus d’exigence.

(4) Taslîm : acceptation joyeuse et volontaire de la Volonté divine.

(5) Nous avons ici l’expression de « sagesse divine » (al-hikmah al-ilâhiyyah) que René Guénon avait signalé comme étant l’équivalent numérique du mot çûfî (valeur 186). Le Sheykh indique de cette manière indirecte la réalisation de son disciple.

(6) Il est intéressant de noter le commentaire d’A. K. Coomaraswamy à propos d’un texte hindou sur le voyage posthume de l’être vers l’immortalité : «...“ Partant d’ici avec le Soi Prescient (prajnâtmanâ), il est re-né (samabhavat) immortel ” ; en général, il est admis qu’une pleine vie ici-bas, comprise de manière sacramentelle, doit impliquer une pleine vie là-bas ; et pour cette raison la mort est traditionnellement une occasion de réjouissance plutôt que de doléance. Pour ceux qui connaissent leur Soi, il ne peut y avoir aucune peur de la mort. La manifestation d’un chagrin lors des funérailles (crémation) indienne est exceptionnelle ; lorsque a lieu une telle manifestation, même un paysan dira ; “ pauvre homme, il ne connaît pas mieux” » [notes du traducteur].

(7) Il s’agit du maître de l’auteur, à savoir Mawlânâ Naçîr ad-Dîn Khawâjâh ‘Ubaîdul-Llâh.

(8) La « table » est ici une simple nappe sur laquelle on dispose les mets.

(9) Remarquons comment par un simple passage du pronom personnel au pronom impersonnel, le sheykh assiste efficacement son disciple…exemple d’un enseignement très direct.

(10) i.e., la fonction de guide spirituel.

(11) Al-kalimatu-tayba, Litt. : « Il n’y a pas de dieu si ce n’est Dieu ».

 

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 Quelques aspects complémentaires concernant la vie du fondateur de la tariqah Naqshabandiyyah tels qu’ils furent consignés dans les textes hagiographiques.


Récits

Il est généralement admis que Bahâ ad-Dîn al-Naqshabandî naquit en Janvier 1340 à Kasri (Arifân). Trois jours après sa naissance, le mushîd Mohammed Bâbâ as-Sammâssî arriva à Kasri-Hindwân avec ses murid. Le père de Bahâ ad-Dîn lui apporte son fils qu’il prit dans ses bras. Le Khawajah l’accepta comme enfant et fit remarquer qu’un parfum spécial émanait du sol, ce qui était le signe qu’un homme était né (1) et que cet homme était bien celui qu’il tenait dans ses bras. C’est à l’âge de dix huit ans que Bahâ ad-Dîn fut envoyé par son père chez Mohammed Bâbâ as-Sammâssî où il servit son maître avec une ferveur et un dévouement tel que ce dernier dut tempérer son ardeur. Après la disparition de Bâbâ as-Sammâssî, Bahâ ad-Dîn Naqshaband est amené à Samarkand par son grand-père en vue de le marier. Il est présenté à plusieurs derviches qui lui donnèrent la bénédiction. C’est alors qu’il rentre en possession du turban de khawajaki ‘Aziz ‘Alî ar-Ramatâni, le Maître d’as-Sammâssî.

Durant cette période, il vit en songe le vénérable Hakîm Atâ, un grand sheykh turc qui le recommanda à un derviche dont il perçut clairement le visage. Il se confia à l’une de ses grand-mères très fervente qui lui affirma que beaucoup de bien lui viendrait des shuyukh turc. Il se mit en quête et rencontra effectivement le derviche au bazar de Bukhâra. Il le reconnu tout de suite, son nom était Khalîl, mais il ne réussit pas à lui parler. Perplexe, il revint le soir chez lui. A ce moment, quelqu’un le visita pour lui dire que le derviche Khalîl désirait le voir. Il se rendit immédiatement à sa demeure où il fut admis. Il voulu lui raconter le songe mais Khalîl lui dit en turc ; « Ce que tu a reçu comme signe, nous le savons, point n’est besoin de nous le raconter. » Il fut étonné et éprouva spontanément une grande sympathie pour lui. Il se mit à son service et constata des choses étonnantes. Après quelques temps, le derviche s’empara du pouvoir en Transoxiane, devint le sultan Khalîl et la royauté lui revint. Ce fait fut l’occasion pour Bahâ ad-Dîn de servir et de participer à de grandes actions et son éducation qui commençait s’accompagna immédiatement d’une grande ferveur. Le profit qu’il tira de cet apprentissage fut immense pour son cheminement dans la voie. Il exécuta publiquement les ordres durant six années avec le privilège d’être le confident intime du sultan. Ce dernier avait coutume de dire que tous ceux qui le servait afin de plaire à Dieu - le très haut - deviendraient grands parmi les hommes. Bahâ ad-Dîn Naqshaband comprenait bien qu’il était vain d’exalter et de magnifier les princes pour leur pouvoir et l’éclat de leur magnificence car ceux-ci les tiennent de l’Unique et du Noble par excellence qui leur procure la manifestation de sa propre puissance et de sa propre grandeur. Lorsque l’empire du sultan s’effondra et que son royaume, ses serviteurs et ses courtisans se dissipèrent, Bahâ ad-Dîn revint s’établir à Rewartûn, un des villages de Bukhâra.

C’est durant cette période que sa détermination pour la voie initiatique prit forme et en effet, un jour, une voix en lui se fit entendre : « Le temps est arrivé de te tourner exclusivement vers Notre Majesté. » Fortement ému, il sort de sa maison, s’immerge entièrement dans une rivière qui coule à proximité et accomplit une salâh rak’ataîn. L’habitude lui était venue de se promener la nuit dans les environs de Bukhâra et de visiter les tombeaux. Durant l’une de ses visites nocturnes, à proximités de trois tombeaux (Maqâm d’un Walî), il aperçut pour chacun une lampe allumée remplie d’huile dont la mèche devait être sortie à l’aide du pouce afin qu’elle ne s’éteigne pas. Ainsi au Maqâm du Khawâjah Mohammad Wasî, il reçoit l’injonction de se rendre à celui du Khawâjah Mahmûd Anjîr Faghnawî. Une fois rendu sur les lieus, deux hommes se présentèrent, tirèrent leurs épées pour le forcer à monter sur un cheval qu’ils dirigèrent vers le mausolée de Mâzdâkhân. Arrivé peu avant l’aube au Maqâm du Khawâja, il observe qu’une lampe et sa mèche sont présentes de la même manière. Se tournant alors vers la Qiblah, Bahâ ad-Dîn quitte l’usage de ses sens ordinaires. C’est alors que s’ouvre le mur du coté de la Qiblah et qu’apparaît un grand trône sur lequel siège un homme d’une grande noblesse caché par un rideau vert. Autour du trône se répartissaient quelques hommes parmi lesquels il reconnu le Khawâjah Muhammad Bâbâ as-Sammâssî. Sachant qu’il n’était plus de ce monde, il se demanda qui était ce noble personnage ainsi que ses compagnons. L’un d’eux, s’adressant à lui, présente le grand homme sur le siège comme le vénérable Khawâjah ‘Abdul-Khâliq Ghujdawâni avec, autour de lui, ses successeurs ; Khawâjah Ahmed as-Sadiq, Khawâjah Awliyâl-Kalâm, Khawâjah ‘Arif ar-Rewagarî, Khawâjah Mahmud Angir Fahnawî et le khawâjah Mohammad Bâbâ as-Sammâssî. En arrivant à ce dernier, celui-ci lui confirma la rencontre qu’il eut avec lui durant son séjour terrestre et le don du turban qu’il lui fit à ce moment là. Bahâ ad-Dîn reconnu la rencontre et avoua ne plus rien savoir du turban étant donné tout le temps écoulé depuis. Le compagnon lui répondit que le turban était toujours chez lui et que cette faveur lui avait été accordée afin qu’un malheur puisse être réparé par l’intervention de la baraka dont il était imprégné. Les sages assemblés dirent alors que le vénérable Grand Khawâjah – que Dieu sanctifie son secret – allait l’instruire au sujet du chemin qu’il devait parcourir dans la voie de Dieu. On retira le rideau vert et Bahâ ad-Dîn salua le khawâjah qui lui enseigna les choses relatives au commencement, les choses relatives au milieu, et les choses relatives à la fin de la Voie. Parmi ses paroles, il y eut celles-ci : « Les lampes à huile que tu viens de voir se rapportent à ton état. Tu es parfaitement qualifié pour emprunter cette voie mais il convient de donner un coup de pouce à la mèche de la disposition afin qu’elle s’allume et révèle les mystères. Il est nécessaire de mettre en œuvre toutes ses capacités pour que se produise le résultat escompté ». Il dit aussi : « A toutes les stations, tu dois suivre la Shari’ah, observer les commandements et éviter les interdits. Tu dois t’en tenir fermement à la tradition, t'abstenir des licences et des erreurs et toujours suivre les Ahâdîth du Prophète (‘a s). Tu dois étudier et apprendre les récits et les œuvres du Prophète (‘a s) ». Lorsque le Khawâjah eut terminé, ses successeurs s’adressèrent à Bahâ ad-Dîn et lui demandèrent d’aller auprès de Mawlânâ Shams ad-Dîn Aibankatawî pour l’informer que c’est bien un homme turc qui est en droit au sujet d’une querelle qui l’oppose à un certain porteur d’eau et d’aller l’expliquer à ce dernier. Au cas où il ne reconnaîtrait pas ses tords, il devrait lui dire : « O porteur d’eau qui a soif ». Le porteur d’eau, ayant par ailleurs fauté avec une femme devenue enceinte, la fit avorter et enterra l’avorton dans un endroit désigné, sous une vigne. Lui expliquant tout ceci, il ajouta : « Lorsque tu auras rapporté ces propos à Mawlânâ Shams ad-Dîn, tu te rendras le lendemain à l’aube à Nasaf auprès du Maitre Sayyid Amîr Kulâl après t’être procuré trois raisins secs. Tu emprunteras le chemin qui traverse le sable mort. Une fois arrivé au désert de Farâjûn, tu croiseras un vieillard qui te donnera un pain chaud. Tu le prendras sans rien dire. Tu rejoindras ensuite une caravane et en la dépassant tu rencontreras un cavalier à qui tu parleras et qui se repentira devant toi. » Et encore : « N’oublie pas d’être en possession du turban de ‘Azizân lorsque tu paraîtras devant Amîr Kulâl ». L’assemblée congédia Bahâ ad-Dîn qui reprit l’usage ordinaire de ses sens. Dés le lever du jour, il retourna à Rewartûn et demanda aux gens de sa maison ce qu’il en était du turban. Après lui avoir indiqué l’endroit, il le prit, fut transporté, et pleura. Il se rendit sur l’heure à Aibankata et accomplit la Salat al-fajr à la mosquée de Mawlâna Shams-ad-Dîn. En se relevant, il dit ; « Je suis porteur d’un message » et il raconta tout ceci à Mawlâna. Le porteur d’eau qui était présent refusa d’admettre que le turc avait raison. Bahâ ad-Dîn lui révéla les preuves par le fait qu’il avait soif et demeurait sans situation dans le monde. Le voyant muet, Shah Naqshband ajouta que le porteur d’eau avait fauté avec une femme devenue enceinte et fait avorter cette dernière, l’avorton se trouvant à l’endroit susdit. Le porteur d’eau nia tout. Mawlâna et les gens de la mosquée se rendirent près de la vigne et trouvèrent l’avorton. Le coupable implora le pardon tandis que Mawlâna et les gens de la mosquée pleurèrent. Le lendemain a l’aube, alors que Bahâ ad-Dîn prenait trois raisins secs et se préparait à partir pour Nasaf par la route du sable mort, Mawlâna l’appela et lui déclara en lui témoignant beaucoup d’amitié : « Tu es devenu comme malade de chercher ce chemin. Nous en possédons le remède. Reste ici et nous te donnerons une éducation ». Bahâ ad-Dîn lui répondit qu’il était l’enfant d’autres que lui et qu’il ne devait pas saisir le sein de l’éducation sur son chemin. Le vénérable Maître Shams ad-Dîn se tut et lui donna la permission de partir. Plus tard, il arriva dans le désert de Farâjûn et rencontra un vieillard qui lui offrit un pain chaud. Il le prit et reprit sa route sans rien dire. Arrivant à la hauteur d’une caravane, les voyageurs lui demandèrent d’où il venait et depuis quand il était parti. Il les informa et il rencontra ensuite un cavalier qui, effrayé, le questionna sur son identité. Il répondit alors : « C’est devant moi que tu dois te repentir ». Le cavalier descendit promptement de sa monture, le supplia abondamment et fit pénitence. Il renversa dans le sable toutes les outres de vin qu’il transportait. Il arriva enfin à la frontière de Nasaf et se rendit chez le Maître Seyyid Amîr Kulâl. Bahâ ad-Dîn déposa le turban de ‘Azizan devant lui. Le Seyyid garda le silence un moment et dit ; « C’est bien le turban de ‘Azizan ». Il lui enseigna le dhikr et lui fit réciter, dans le secret du cœur, la voie cachée. Il suivit cet enseignement durant un certain temps et ne pratiqua pas le dhikr en commun (‘Alaniyah).

On rapporte que durant cette période, par une nuit d’un hiver particulièrement redoutable, revêtu uniquement d’une peau de mouton, les pieds blessés par les épines et les cailloux des chemins, Shâh Naqshband errait aux alentours et éprouva soudain le désir de parler au Seyyid Amîr Kulâl. Lorsqu’il entra dans sa maison, il aperçut le murshid assis dans un coin, entouré de ses derviches. Le regard du maître se porta sur lui et il lui demanda qui il était. On lui répondit et le Seyyid ordonna de le chasser au plus vite de la maison. Bahâ ad-Dîn sortit et son âme excédée fut sur le point de rompre la bride de la soumission et du respect, mais il comprit immédiatement que cette humiliation satisfaisait le Tout-Puissant. Il posa sa tête sur le seuil de la puissance et pensa que, quoi qu’il arrive, il demeurerait ainsi. Il neigea un peu et fit très froid. A l’aube, Seyyid Amîr Kulâl sortit de sa demeure et posa son noble pied sur la tête de Bahâ ad-Dîn. Il le releva, le prit dans ses bras, le fit rentrer chez lui, retira son propre vêtement et lui donna en disant : « Mon enfant, c’est à ta taille que l’on a cousu ce vêtement de bonheur ». Il retira de sa main bénie les épines plantées dans son pied, lava ses blessures et lui témoigna beaucoup d'amitiè (2)Un autre récit relate qu’une autre nuit d’hiver à Rewartûn ; devant accomplir le ghusl (la grande ablution) et ne voulant pas déranger, il sortit du lieu dans lequel il se trouvait et se mit à la recherche d’une réserve d’eau. Il arriva ainsi jusqu’à Kasrul ’Arifân où se trouvait un bassin recouvert de glace. Il brisa la glace, pratiqua la grande ablution puis revint à Rewartûn.

On raconte qu’au début de son parcours dans la Voie, Bahâ ad-Dîn passant un jour à proximité d’un groupe d’hommes trés occupé à jouer, en remarqua deux  particulièrement absorbés. L’un, malgré qu’il ait fini par perdre tout son argent ainsi que le crédit qu’on lui avait accordé, enivré par le feu de sa passion, déclara : « Mon cher, vous avez tout gagné, et même si tout est fini, je ne bougerais pas d’ici ». Depuis ce jour, impressionné par l’intensité et la détermination passionnée de ce joueur, l’ardeur de son désir et de ses efforts dans la voie ne cessa de progresser. Au cours des états et des dévoilements qu’il subit ainsi, il rencontra un « Ami dAllâh », un Walî, qui lui intima de suivre ses recommandations. Espérant connaître la bénédiction que représentait le regard d’un « Proche dAllâh », il se conforma à son enseignement qui se résumait à faire apparaître sa personne comme rigoureusement nulle au regard de l’Unique. L’Ami dAllâh lui dit : « Va dans le désert, tu marcheras durant trois jours. A l’aube du quatrième jour, lorsque tes pas t’auront amené près d’une montagne, un cavalier à l’allure royale viendra à ta rencontre sur une monture sans selle. Tu le salueras et continueras ta route. A ce moment, il te dira : « O jeune homme, j’ai du pain, prends-en. Mais tu ne l’accepteras pas ». Le Walî m’ordonna également de penser aux pauvres, aux faibles, aux démunis, à ceux dont personne ne s’occupe et de les servir ; « C’est ainsi que tu apprendras la soumission et la servitude parfaite ».

Les choses se déroulèrent comme il avait dit et Bahâ ad-Dîn s’efforça de pratiquer ses instructions jusqu’à ce qu’il lui ordonne ensuite de respecter et de servir les animaux en les considérant comme créatures dAllâh - leTrès-Haut - Il lui intima l’ordre de soigner leurs plaies et leurs blessures et de se préoccuper de leur guérison s’ils étaient malades. Ainsi, lorsqu’il lui arrivait de rencontrer un animal sur son chemin, il s’arrêtait et le laissait passer le premier. La nuit, il frottait son visage contre le sol à l’endroit où les chevaux avaient laissé l’empreinte de leurs fers. Il lui ordonna aussi de servir les chiens d’une cour et de les surveiller car, de l’un d’entre eux, lui viendrait du bonheur. Bahâ ad-Dîn s’approcha effectivement d’un chien particulier. Soumis, accablé, il était passé au-delà de son état de conscience habituel. Il aborda l’animal tandis que les pleurs le secouaient. A ce moment, il vit le chien se coucher à terre sur le dos et tendre sa gueule vers le ciel, soulever ses quatre pattes en gémissant d’un cri triste et plaintif. Bahâd ad-Dîn dit « Amîn » et l’animal se tut. Il y eut d’autres anecdotes. Le Walî lui ordonna de se mettre au service des routes en améliorant leurs passages. Certain disent qu’il construisit des voies et qu’il fut recouvert de poussière jusqu’au turban durant sept années. Il arrivait que Bahâ ad-Dîn déclare : « Moi et l’Ami d’Allâh - le Très-Haut -, nous ressentons de l’indifférence quant à jouir d’une médiocre réputation. De quoi aurions-nous peur à présent que nous sommes devenus moins que rien ? ».

Bahâ ad-dîn Naqshaband raconte comment après sa séparation d’avec Khalil 'Atâ, lors de l’invasion et du sac de Samarkand par les Ouzbeks, l’ « Ami d’Allâh » lui demande de se consacrer à l’entretient des végétaux en s’occupant des plantes et de prendre soin des animaux. Il prit ainsi à sa charge de soulager les souffrances et lorsqu’il trouvait un cheval qui avait fait l’objet d’un mauvais traitement, il le soignait jusqu’à ce qu’il retrouve la santé. Une fois, il rencontra en plein été un sanglier qui contemplait fixement le soleil. Il dit : « Cette créature d'Allâh, à sa manière, ne peut qu’adorer le créateur » et il demanda en pensée au sanglier de faire une prière pour lui. L’animal, aussitôt, se roula à terre puis se posa sur ses pattes arrière et se prosterna face au soleil. Il partit ensuite tranquillement. De retour chez son Maître, celui-ci lui dit ; « Tu as compris désormais que toutes les créatures adorent Dieu à leur manière. A présent, tu vas prendre soin des routes ». Un jour, nous raconte Bahâd ad-Dîn, alors que j’étais assis entouré de mes disciples dans un jardin près de Boukhara, je sentis le ravissement (jazb) s’emparer de moi. Plus rien ne pouvait s’y opposer et toute force m’abandonna. Je me tournai dans la direction de la Mecque, perdis mon état de conscience ordinaire et réalisai « l’extinction en Allâh » (fanâ fîl-Llâh). Après avoir franchi la limite des régions célestes, j’atteignis un lieu dans lequel mon esprit prit la forme d’une étoile avant de se fondre dans un océan de lumière. Mon corps ne manifestant plus aucune trace de vie, ceux qui m’entouraient, mes disciples, mes proches, se lamentèrent. Peu de temps après, la conscience du corps me ramena à l’existence. Cet état avait duré six heures.

 

Les Maîtres

 ‘Abidul-Llâh Akhâr, murid de Mawlânâ Sharqî, a étudié à Samarkand avant de s’établir dans sa ville natale en tant que murshîd.

Amîr Kulâl aurait enseigné Timur-Lang*.

Khalîl Atâ fut Yasawi.

Bahâ ad-Dîn Naqshabandî adopte les huit paroles du Khawâja abd al-Khâliq. Il partira deux fois en pèlerinage à la Mecque en compagnie de Mohammed Parsa.

 

* Selon John G. Bennett : « Amir Timour, quant à lui, éprouvait le plus profond respect pour son directeur spirituel, Kwaja Sayyid Baraka, lui-même disciple de Baha ad-din. De plus, Timour croyait être guidé et inspiré par Kwaja Ahmed Yasawi, le grand Maître turc du XII e siècle. Bayazid fut vaincu par Tamerlan à Ankara. Nous avons déjà dit (Sir Percy Sykes, History of Persia ; Cf. Chapitre VI, p.140 et suiv.) que, lors de la bataille, Tamerlan récita le poème que Ahmed Yasawi lui avait donné en rêve » (Les Maîtres de Sagesse, Le Courrier du Livre, 1978).

 

 

 

NOTES

 

(1) Avant la naissance de Bahâ ad-Dîn, Khawâjah Mohammed Bâbâ as-Sammâssî avait prédit que le village de Kasri-Hinduwân deviendrait rapidement Kasri ‘Arifân.

(2) Plus tard, lorsque le vénérable Khawâjah parlait de ses exercices ascétiques et de ses épreuves il mentionnait la paresse des postulants et disait : « Tous les matins quand je sors de la maison, je me dis que peut-être un murîd a posé sa tête sur le seuil. Mais maintenant, tout le monde est murshîd, il n’y a plus de murîd.

  

Silsilah al-tariqah al-Naqshabandiyyah

 ALLÂH – ta‘alâ

 MOHAMMAD – ‘alayhi al-salâm

al-Siddîq

Salmân

Qâsim

 Ja‘far

Tayfûr

Abû-l-Hassan

Abû ‘Alî

Abû-l-‘Abbas

‘Abdu-l-Khâliq

 Ârif

Mahmûd

’Alî

Mohammad Bâbâ al-Samâsî

Sayyid Amîr kulâl

Kwawâjakî Mohammad Bahâ’al-Dîn Naqshaband.

 

 

Les neufs règles élémentaires de l’adâb, lorsqu’on assiste au khatm khawajagan, selon Shah Baha al-dîn Naqshaband * 

1) Le murîd se doit d'etre dans le même état de crainte que s’il se rendait chez un sultan tyrannique dont l’injustice est telle que tuer devient licite.

 2) Ne doit parler à personne depuis le moment où il se prépare à partir vers le lieu de réunion du khatm khawajagan.

 3) Pratiquer la grande ablution rituelle, s’habiller de la manière adéquate et éviter expressément toute pensée négative envers autrui même si cela lui pèse terriblement.

4) Ne laisser venir à l’esprit aucune pensée qui irait à l’encontre des devoirs de la shari‘ah, et si ce genre de pensée lui vient à l’esprit, il doit veiller à ne pas la laisser s’installer dans son cœur.

5) Se mettre dans la condition de ne pas savoir qui est à sa droite et à sa gauche (pendant la séance).

6) Être persuadé qu’il est en compagnie des plus grandes personnalités spirituelles pendant le khatm.

7) Rendre présent en son cœur les significations de ce qu’il récite.

8) Être convaincu, et le reconnaître ouvertement, qu’il n’est pas capable de réaliser un tel adâb.

9) Être convaincu qu’il ne pourra jamais atteindre les réalités profondes (de l’adâb), si ce n’est par ce khatm, et ce même si son adoration et son service équivalaient à ceux des hommes et des jinn réunis.

* Extrait d’un écrit du Shaykh sayyid Sharaf al-dîn al-Dâghastânî (le shaykh de Mawlâna  shaykh Nâzim Adil al-Haqqânî al-Qubrusî al-Naqshabandî).

 


Shaykh sayyid Sharaf al-dîn al-Dâghastânî






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