LES POITRINES DES HOMMES LIBRES SONT LES TOMBEAUX DES SECRETS صدور الأحرار قبور الأسرار

jeudi 1 décembre 2022

AL-HIKAM AL-‘ALAWIYYAH’

 




 

 

 

 

 La Vérité en elle-même ne peut pas être exprimée, ce qui revient à dire qu’elle ne s’exprime que par le silence, qui est l’absence de toute expression ; mais le mot silence lui-même, étant comme tout mot une expression, n’est que la négation de ce qu’il exprime ; il faut donc supprimer les mots, les images, supprimer toute forme, même la pensée, pour arriver à connaître la Vérité. Ainsi donc, lorsqu’une chose quelconque se présente, il faut en supprimer la forme pour savoir ce qu’est réellement cette chose, pour trouver son principe, qui est son Nom véritable, c’est-à-dire le Nombre qui constitue son essence. Ce Nom n’est pas un mot, puisqu’il n’est pas exprimé, qu’en lui-même il n’est pas exprimable, et que les expressions ne peuvent en donner que des reflets ; les formes, les mots, les signes, les sons, les caractères, les couleurs, les figures, les chiffres, tout cela n’est que des vêtements, ou pour mieux dire des déguisements des Noms et des Nombres. Tout cela montre, en même temps que la difficulté de l’expression, la nécessité de la supprimer ; il reste alors en toutes choses ce qui est inexprimable, ce qui est en soi-même et par soi-même, c’est-à-dire l’essence même de ces choses…

– Il y a peu de gens qui voient la pensée derrière le mot, bien moins encore qui voient l’idée sans forme derrière la pensée, et presque pas qui voient le Principe derrière l’idée [dépouillement d’un triple voile] ; et pourtant, en toutes choses, c’est le Principe seul qui importe. »

 

 [R. Guénon, Notes inédites 1909.]

 

 

 

 

 


Le traité al-hikam al-‘alâwiyyah exprime un point de vue dont l’accès est réservé aux ‘Arif bi-Llâh, ceux  « qui voient l’idée sans forme derrière la pensée ». Il nous parait important d’en publier la traduction tout en sachant qu’elle ne peut remplacer la profondeur du texte original.

 

 

 

شيخ العلاوي

 

 

 

 

1 - Il a dit Radî Allâh ‘anhu— : les Connaissants (al-‘àrifûn) sont une catégorie de  Connaissant par son Seigneur et de Connaissant par soi-même, si ce n’est que celui qui se connait par lui-même est plus fort que celui qui connait par son Seigneur. (١)

—  Celui qui se connait lui-même est plus fort (spirituellement) que celui qui connait son  Seigneur  ;  نفسه ici n'est pas l'âme individuelle mais le pronom réfléchi nafsahu, lui-même, ou soi-même, c'est-à-dire le Soi. " من عرف نفسه فقد عرف ربه " (Celui qui se connait lui-même connait son Seigneur).



 2 - Il a dit aussi : les voilés sont une catégorie de voilé (mahjîb) de (par) leur Seigneur et de voilé par soi-même, si ce n’est que le voilé par soi-même est plus fort que celui qui est voilé par son Seigneur. (٢)

— Le shaykh précisera plus loin ce qui distingue et définit le « voilé ».

 

3 - Il a dit aussi : les « initiés » (zâhidûn) sont des catégories (tabâqat) d’initiés comprenant les initiés auprès d’Allâh (‘inda Allâh) et les initiés dans Ses mains (fî yadayh), si ce n’est que les initiés auprès d’Allâh sont plus fort que les initiés dans Ses mains. (٣)

Zahid signifie proprement ascète. Ce mot désignait autrefois les disciples des shuyûkh avant que le terme taçawwuf vienne proprement définir la spiritualité islamique. 

 

4 - Il a dit aussi : celui qui connait Allâh opère (zahida) par Lui sur lui-même ; quant à l’insouciant, il ne pourra compter que sur l’abondance de Ses faveurs. (٤)

 

5 - Il a dit aussi : la contemplation de la Vérité (al-haqq) est une séparation de la foule (ou des assemblées) et un éloignement à l’égard de toi-même et de la Vérité (al-haqq). (٥)

— À ce sujet, le shaykh al-akbar a dit : « (...) ta proximité d’Allâh sera à la mesure de ton éloignement, intérieur et extérieur, des créatures » (cité par M. Chodskiewicz ; Le Sceau des saints, p. 188). Ici le shaykh souligne le caractère duel de la contemplation.

  

6 - Il a dit aussi : celui qui (prétend) connaître Allâh par lui-même (obtient en conséquence) de ne suivre que ses propres penchants. (٦)

 — C’est à dire les déséquilibres individuels, les défauts psychologiques, les maladies de l’âme etc. Cette parole s’adresse aux philosophes et à tous ceux qui se définissent comme indépendants et parlent d’Allàh  (de Dieu ou de spiritualité) en prétendant s’affranchir de la shari´ah (ou de toute forme religieuse) et des véritables guides spirituels (murshîd). C’est pourquoi le shaykh al-akbar a dit : « Celui qui ne suit pas un shaykh, prend Satan pour shaykh. »

 

7 - Il a dit aussi : qui unifie (ou identifie) Allâh est un profane et qui en témoigne est un inconscient. (٧)

 

8 - Il a dit aussi : les contraires ne s’accordent pas, si tu es, Il n’est pas et s’Il est, tu n’es pas ; donc abandonne ton existence, Il (ne) te demande (que) la Prière vers Lui. (٨)



9 - Il a dit aussi : qui agit par la science inopportunément subit la sanction d’en être privé. « N'aspire pas à hâter la descente du Coran tant qu'il n'est pas décrété qu'il te soit révélé, mais dis : Seigneur, fais-moi croître en science ! » (Tâ ha, 114). (٩)


10  - Il a dit aussi : ceux qui parlent au nom de la réalisation spirituelle sont sans fausse parole hypocrite (zindîq) et ils s’abstiennent d’exprimer la particularité d’être réalisé par la Vérité (bi-l-tahqîq). (١٠)

 

11 - Il a dit aussi : que sont les nombreux inconvénients de l’individualité (al-nafs) si ce n’est celui de cacher les lumières de la Sainteté (al-qudus). (١١)

 

12- Il a dit aussi : la Vérité (al-haqq), les regards ne l’atteignent pas alors qu’Elle les saisit. Et comment pourrais-tu La saisir alors qu’Elle est la plus proche (âqrab) de toi ; il est impossible pour l’œil de se voir lui-même. (١٢)

 Le shaykh fait allusion au verset 103 de la sourate Al-An‘âm : « Les regards ne l'atteignent pas, mais Il saisit les regards. Il est le Subtil, l’Instruit de tout. »

 

13 - Il a dit aussi : ne délaisse pas ton âme (égo), elle reviendrait ; aussi, fais-en ta compagnie et recherche ce qu’il y a en elle. (١٣)

Le shaykh recommande de ne pas fuir ou abandonner son âme mais de faire connaissance avec elle. Cette sagesse est conforme au hadîth souvent cité par le shaykh al-akbar : « Qui se connait connait son seigneur ».

 

14 - Il a dit aussi : celui qui réalise par la Vérité (la quiddité) de al-çamad ne trouve plus (en lui-même le concept de) l’altérité. (١٤) 



15 - Il a dit aussi : le Tawhîd n’est pas (seulement) un mot émis par le langage, le Tawhîd est une certitude (yaqîn) qui doit être retrouvée ; il se trouve qu’un ignorant est apprécié pour son ignorance et qu’un savant (‘âlim) souffre (de) par sa science. (١٥)

 

16 - Il a dit aussi : La question* n’est pas la Connaissance d’Allâh après avoir mis le voile**, ce qui importe est sa connaissance dans son âme voilée. Là est la porte de l’intériorité (spirituelle) où (réside) la rahmah et, extérieurement, (manifester) les vicissitudes (al-‘adhâb, la souffrance). (١٦)

* Ou la chose importante (al-shân).

** Mis le voile (raf’i  al-hijâb), c’est-à-dire, après avoir pris la décision de ne rien montrer de la connaissance obtenue.

 

17 - Il a dit aussi : il n’y a pas de chose, aussi petite* (qu’il est possible de concevoir) dans l’existence, qui ne porte un Nom parmi les Noms d’adorateurs. (١٧)

 * dharrah

 

18 - Il a dit aussi : ce n’est pas la question que tu Le connaisses dans la totalité des Noms excellents, mais que tu Le connaisses dans tous les noms et (leur) sens. « Et il enseigna à Adam le nom de tous les êtres*. » (Al-baqarah, 30).  (١٨)

La Connaissance totale intègre la Connaissance synthétique d’Allâh dans ses « Noms excellents » et la Connaissance d’Allâh dans tous les mots ou tous les noms particuliers. Etant infinie, il n’y a aucune limite pour la Connaissance par Allâh.

  

19 - Il a dit aussi : le tawhîd ne prédispose pas à devenir riche ni à prononcer des discours qui te rendraient éloquents ; du tawhîd, on en voit la trace dans l’amant et (dans) les lumières qui t’apparaissent au réveil*. (١٩)

* ou : dans (le désir) de l’Amant et les lumières qui t’apparaissent dans l’Éveil (fî al-âfâq).

 

20 - Il a dit aussi : le Tawhîd est comme le feu qui survient sur quelque chose et qui le brûle en emportant sa mauvaise compagnie. (٢٠)

 


21 - Il a dit aussi : s’il t’est révélé le secret du Connaissant (par Allâh), tu comprendras la réalité (haqîqah) de la Prophétie. (٢١)

Cet hikam met l’accent sur la centralité de la connaissance métaphysique.

 

22 - Il a dit aussi : un connaissant n’entre pas au paradis (al-jannah) tant qu’il néglige la Vérité (al-haqq). (٢٢)

 

23 - Il a dit aussi : lorsque le Connaissant obtient d’Allâh la félicité du Paradis, il obtient seulement la récompense par la vision d’un feu recouvert d’un voile. (٢٣)

l’état paradisiaque qui est l’« état primordial » est un état encore conditionné. On dit aussi que « le paradis est malgré tout une prison » pour l’initié qui a la capacité de s’en libérer (cf. le dernier ch. des États multiples de l’être).

 

24 - Il a dit aussi : qui suit le droit chemin (obtient) l’état du Connaissant séparant sa famille du comportement affecté. (٢٤)  

 

25 - Il a dit aussi : éloigner les gens de leur Seigneur est une détermination qui (revient à confirmer*contrario-) la Glorification (al-tanzîh). (٢٥)

* mubâlâghah signifie une hyperbole consistant à exagérer l’expression

 

26 - Il a dit aussi : il n’y a pas d’objection à abuser des (formules) de louange (ou d’exaltation, al-tanzîh), la question est de Le connaître par le moyen de l’analogie (ou par la comparaison, al-tashbîh, de ces louanges). (٢٦)

 

27 - Il a dit aussi : Sa glorification (al-tashbîhu) (prononcée) avec les certitudes (al-yaqîn) dans l’affirmation de l’Unité (al-tawhîd) est meilleure que l’affirmation de Sa transcendance (prononcée) avec le voile du tawhîd (le voile de l’affirmation que l’on se fait de l’Unité). (٢٧)



 


28 - Il a dit aussi : lorsque tu vois le Connaissant pratiquer le dhikr*, sache qu’il est négligeant et s’il est dans la Présence et silencieux, il est plus méritant. (٢٨)

* Voir un Connaissant pratiquer le dhikr signifie que celui-ci n’a aucune intention de passer inaperçu d’où le qualificatif de ghâfil.

 

29 - Il a dit aussi : la Vérité n’est pas dans la proximité de même qu’Elle n’est pas dans l’éloignement. (٢٩)

 

30 - Il a dit aussi : la proximité (avec Allâh) est dualité et la Vérité est Unité. (٣٠)

 

31 - Il a dit aussi : la sincérité dans le travail procure le dépassement (âfât)  pour les Connaissants (par Allâh) comme l’absence de sincérité est un manque (âfât) pour les disciples. (٣١)

 

32 - Il a dit aussi : celui qui contemple la Vérité (al-haqq) dans la création (ou dans la manifestation) disparait par Elle (la Vérité), et pour elle (la Création), il ne reste plus rien de Lui si ce n’est la Vérité. (٣٢)

 

33 - Il a dit aussi : celui qui cherche Allâh par un autre que Lui n’arrivera jamais à Lui. (٣٣)

 

34 - Il a dit aussi : celui qui connait Allâh par le moyen des preuves* (al-dalîl) s’exprimera (yakûl) en ignorance des Attributs divins et ne (manifestera) aucune saveur (lam yash’ur). (٣٤)

* et/ou selon des arguments.

 

35 - Il a dit aussi : celui qui demande Allâh autrement que par lui-même obtient la faveur de Son chemin selon ce qu’Il veut. (٣٥)


 

36 - Il a dit aussi : ce qu’est sa Station (maqâmahu), analogue à son état (li-halihi), est révélé par le Secret d’Allâh, là-même où il ne perçoit rien.

 

37 - Il a dit aussi : vraiment,* le discours est une punition (‘iqâb), l’identification est un désastre, la puissance du « je » (ânâniyyah) une dualité, et la Vérité (se tient) au-delà de tout ça.

* tâ’… : formule pour dire j’en jure ( tâ’ Allâh : j’en jure par Allâh).

 

38 - Il a dit aussi : ne te mets pas en « mesure de » envers la Connaissance de la Vérité ; mais recouvre-là du voile des Secrets (asrâr) de la Création (al-khalq). (٣٨)

La « Connaissance de la Vérité » ne peut jamais devenir un « objet de connaissance » comme dans la relation cognitive  du sujet à l’objet de la vie ordinaire ; le sujet se doit de disparaitre dans la « non-dualité » de la ma’rifah al-khalq.

 

39 - Il a dit aussi : la Connaissance ne s’établit pas sur l’incertitude* (dont le caractère) nous en éloigne (Al-bi’âd). (٣٩)

* Rubbamâ comporte le sens de « peut-être », « il est possible que » ; à l’opposé, la foi véridique, la ferveur et la certitude sont les bases de la Connaissance.

 

40 - Il a dit aussi : celui qui est arrivé à Allâh en voyageant vers Lui (tout) en se négligeant pourra compter (â‘tamada ) sur Lui. (٤٠)

Le terme â‘tamada possède aussi le sens d’adopter qui conviendrait ici pour désigner proprement l’adeptat.

 

41 - Il a dit aussi : qui a gouté la douceur de l’entretien intime (munâjâh) avec la Vérité (al-haqq) ne supporte plus le discours mondain. (٤١)

 

42 - Il a dit aussi : celui qui se détache* de la création se détache par la Vérité (Allâh) et celui qui n’est pas reconnaissant envers les hommes, Allâh ne sera pas reconnaissant envers lui. (٤٢)

* Zahida : Ascèse, être sans désir (cf. hikam 3 ci-dessus).


43 - Il a dit aussi : celui qui fait apparaître sur lui l’essence de la Majesté est émerveillé* par Ses qualités (al-çifât). (٤٣)

* ‘athamah ici comporte aussi le sens d’être ébloui, subjugué.

 


 

44 - Il a dit aussi : celui qui se satisfait d’être arrivé (bi-l-waçûl) est dans l’illusion, quant à celui qui (par son ascèse ou son activité initiatique) se détache (sans montrer son détachement), se trouve dans la Présence (en tout lieu). (٤٤)

  

45 - Il a dit aussi : celui qui cache le Secret (al-sirra) est retranché (voilé, sauvegardé), et celui qui le divulgue est vaincu (abandonné d’Allâh). (٤٥)

 

46 - Il a dit aussi : celui qui n’est pas satisfait* dans les grandes assemblées est (un) orgueilleux (mutakabbir). (٤٦)

* Ou : celui qui n’aime pas les grandes assemblées de fidèles et/ou de murîd

 

47 - Il a dit aussi : celui qui connait Allâh ne l’adore que par Son secret (sirruhu)*.٧)

* Ou : ne l’adore pas autrement que par son secret.

 

48 - Il a dit aussi : celui qui a une contemplation puissante élève (rufi‘a) sa vie (hayâ’ûhu). (٤٨)

 

49 - Il a dit aussi : qui parfait l’adab manifeste (ithbat) le voile. (٤٩)

Dhû-l-Nûn al-Miçrî a dit : « les poitrines des hommes libres sont les tombeaux des secrets ».

 

50 - Il a dit aussi : de l’ignorance de l’aspirant (al-murîd) demande toujours d’avantage. (٥٠)

 

51 - Il a dit aussi : la dernière faute du murîd est meilleure que l’obéissance (disciplinaire) initiale. (٥١)

  

52 - Il a dit aussi : la sagesse est comme un pouvoir (une autorisation*), non pour discriminer les actes, si ce n’est ceux nécessaires à la quête (spirituelle). (٥٢)

* kâ-l-rukhsah : licence, permis, autorisation.

 

 



*

*         *










vendredi 14 octobre 2022

RENÉ GUÉNON : extrait du « Cours de Philosophie ».

 


Extrait du Cours de philosophie paru dans le numéro 123 de la revue Vers la Tradition.

 

 

 

 

 

LA CONSCIENCE

 

 

I. CONSCIENCE, SUBCONSCIENCE, INCONSCIENCE*.

 

 

 

 

Après avoir montré quel est l’objet de la psychologie et quelle est la méthode qui convient à cet objet, la première question que l’on ait à traiter est celle de la conscience, car la conscience, quelle que soit d’ailleurs la façon dont on pourra être amené à la définir, si toutefois elle donne lieu à une définition, est la forme commune de tous les faits psychologiques, aussi bien des faits émotifs et volitifs que des faits intellectuels. Avant tout, comme il est nécessaire de s’entendre sur le sens précis et la portée exacte des termes qu’on emploie, nous devons avoir soin de noter que, quand nous parlons de la conscience en psychologie, nous ne don­nons aucunement à ce mot le sens courant qu’il a dans le langage vulgaire, c’est‑à‑dire l’acception spéciale de “conscience morale” ; celle‑ci, dont nous parlerons ailleurs, peut être considérée tout au plus comme formant un domaine très particulier à l’intérieur du domaine beaucoup plus étendu de la conscience psycho­logique.

         On ne peut séparer aucune pensée, aucun sentiment, aucune volition, de cette connaissance immédiate et inhérente qui constitue proprement la conscience ; autant vaudrait parler d’une pensée qui ne serait point pensée, d’un sentiment qui ne serait point senti, d’une volition qui ne serait point voulue. Comme le disaient les scolastiques d’après Aristote, « nous ne sentons pas, à moins de sentir que nous sentons ; nous ne pensons pas, à moins de penser que nous pensons ». La thèse d’après laquelle il y aurait des faits psychologiques inconscients apparaît donc comme contradictoire dans les termes, la condition essentielle du phénomène mental étant d’“être pour soi”, sans quoi rien ne le distinguerait des autres phénomènes. Nous ne voulons pas dire, cependant, qu’en tout fait psychologique sans exception soit renfermé cet acte de réflexion qui consiste à penser expressément qu’on pense, qu’on sent, qu’on veut ; il y a toujours lieu de faire une distinction entre la conscience pure et simple et la conscience réfléchie ; mais du moins est-il certain qu’il n’y a pas de pensée, par exemple, sans que l’être qui pense sache, au moins à quelque degré, qu’il pense. Par suite, de même que le phénomène psychologique n’est pas un simple épiphénomène du phénomène physiologique, de même la conscience n’est pas un simple épiphénomène du phénomène psychologique, un élément qui viendrait s’y surajouter accidentellement ; tout fait psychologique est conscient et l’est essentiellement. Divers philosophes modernes, tels que Reid, Dugald Stewart, Royer-Collard, Jouffroy, Adolphe Garnier, ont eu le tort de vouloir faire de la conscience une faculté à part, qui serait, par rapport aux phénomènes psychologiques, ce qu’est la lumière par rapport aux objets qu’elle éclaire, ou encore comme un œil qui regarde passer des objets, comme un témoin qui, du rivage, contemple un fleuve qui coule devant lui ; ce ne sont là que des métaphores, et encore ont-elles le grave défaut de ne correspondre à rien de réel. En réalité, ni la conscience ni le phénomène psychologique ne sont intelligibles l’un sans l’autre : sans le phénomène psychologique, la conscience n’est qu’une forme vide, et, sans la conscience, le phénomène psychologique n’a plus une nature propre, une essence à part, et il devient impossible de le distinguer des phénomènes non psychologiques.

          Il nous reste cependant à établir avec quelques détails qu’il n’y a pas d’inconscient psychologique, bien que cela puisse déjà paraître évident d’après ce que nous venons de dire. La question peut être posée de la façon suivante : tout ce qui est conscient, à un degré quelconque (car nous prenons le terme de conscience dans son sens le plus étendu, et la conscience claire et distincte ne constitue pas forcément toute la conscience), pourra être dit psychologique, et c’est là un point que personne ne conteste ; mais pourra‑t-­on dire, inversement, que rien de ce qui est inconscient n’est psychologique, ou, en d’autres termes, qu’il n’y a pas d’inconscient psychologique ? Tout paraît dépendre ici du sens que l’on donne au mot psychologique ; si on le fait synonyme de conscient par définition, la question est par là même résolue, ou plutôt supprimée ; et il faut bien reconnaître qu’il y a en effet, dans presque toutes les branches de la philosophie, des questions qui n’existent que parce qu’elles sont mal posées. Cependant, comme nous l’avons dit déjà, il faut toujours se rendre compte des raisons pour les­quelles ces questions ont pu se poser en fait  ; et, d’autre part, une assimilation comme celle du psychologique et du conscient, si elle devait être purement verbale, ne présenterait pas un grand intérêt. En effet, il resterait encore à définir nettement la conscience, entendue dans son sens général ; puis il faudrait prouver qu’il y a de l’inconscient, sans quoi le domaine de la psychologie comprendrait tous les phénomènes possibles, et alors toutes les autres sciences n’auraient plus leur raison d’être, sinon comme de simples branches de cette psychologie (c’est la question que nous avons posée précédemment sous cette forme : y a‑t‑il véritablement d’autres phénomènes que les phénomènes psychologiques ?) ; ou bien, pour écarter cette difficulté, il faudrait spécifier que la psychologie étudie, non pas précisément les phénomènes conscients, ce qui suppose qu’il y en a d’inconscients, mais les phénomènes en tant qu’ils sont conscients, tandis que les autres sciences étudient les phé­nomènes (les mêmes ou d’autres) sous d’autres aspects ou sous d’autres modalités, et alors, pour dire ce que peuvent être ces modalités, nous serions ramenés en somme, sous une autre forme, à la question de la classification des sciences, du moins en ce qui concerne les sciences de faits. Si maintenant on admet que la nature d’un phénomène, en tant que phénomène (au sens d’apparence, et sans se préoccuper de ce qu’il peut y avoir derrière cette apparence), n’est au fond rien d’autre que l’aspect ou le point de vue sous lequel on l’envisage, il sera légitime de considérer les phénomènes psychologiques, c’est‑à‑dire les phénomènes envisagés sous le point de vue de la conscience, comme constituant une classe spéciale de phénomènes, ou un cas particulier des phénomènes en général, puisque la conscience n’est plus alors que le point de vue sous lequel la psychologie étudie les phé­nomènes, ou des phénomènes, et non plus quelque chose qui est supposé ap­partenir à certains phénomènes à l’exclusion des autres. Il n’y a donc pas, dans ces conditions, à présupposer qu’il existe différentes catégories de phénomènes irréductibles les unes aux autres, mais seulement à admettre (ce qui n’implique évidemment aucune hypothèse particulière) que, pour étudier les phénomènes, nous pouvons nous placer à un certain nombre de points de vue différents, et ce sont alors ces points de vue qui constituent pour nous les objets d’autant de sciences distinctes. La psychologie sera donc l’une de ces sciences, celle qui étudie les phénomènes en tant que conscients, c’est‑à‑dire au point de vue de la conscience ; seront dits psychologiques tous les phénomènes qui sont susceptibles d’être envisagés de cette façon, et en tant que nous les envisagerons effectivement ainsi.

          Sans rien préjuger quant à la nature de la conscience, ces quelques explications, en précisant la façon dont doit être compris l’objet de la psychologie, rendent encore plus évidente notre assertion qu’il ne peut pas y avoir d’inconscient psychologique. Cependant, en fait, certains psychologues ont admis cet inconscient ; nous sommes assurés que ce ne peut être qu’une illusion, mais nous devons nous deman­der ce qui a pu donner naissance à cette illusion. Nous avons déjà dit que la conscience claire et distincte n’est peut être pas toute la conscience, et, en effet, elle est loin de renfermer tout ce que les psychologues qui admettent l’inconscient se croient obligés de rejeter dans cet inconscient, lequel perdra toute raison d’être si nous montrons qu’il y a, en fait et logiquement, du subconscient. Le subconscient est encore du conscient, bien qu’il soit en dehors du domaine de la conscience claire et distincte ; il est comme une sorte de prolongement ou d’extension de la conscience ; la démonstration de l’existence de ce subconscient fera évanouir tout argument en faveur du prétendu inconscient psychologique.

Ce sont des raisons de faits qui ont donné naissance à la théorie de l’inconscient psychologique ; ensuite, les partisans de cette théorie ont voulu la fortifier en l’appuyant sur des arguments d’ordre rationnel. La réfutation que nous entreprenons devra logiquement suivre la même marche ; nous avons donc à examiner en premier lieu les faits psychologiques soi-disant inconscients, à montrer que c’est par l’effet d’une interprétation erronée qu’on les présente comme tels, et qu’ils s’expliquent beaucoup mieux lorsqu’on les considère comme subconscients.

          Tout d’abord, il y a lieu de remarquer que les phénomènes psychologiques qui durent trop peu, et qui sont trop rapidement recouverts par d’autres, ne peuvent pas être clairement conscients ; et, s’ils n’ont pas été remarqués lorsqu’ils se sont produits, à plus forte raison ne pourront-ils pas être remémorés ensuite, du moins dans les conditions de la vie psychologique ordinaire. Cela suffit déjà pour faire comprendre l’existence de phénomènes psychologiques subconscients, c’est-à-dire de phénomènes psychologiques qui sont conscients en réalité, mais qui ne le sont que faiblement, et qui, par suite, sont capables de faire croire qu’ils sont inconscients. D’autre part, il y a des phénomènes conscients, que tout le monde s’accorde à regarder comme tels, et dont pourtant le souvenir ne se retrouve pas ; il ne suffit donc pas que la mémoire ne puisse retrouver la trace d’un phénomène pour qu’on ait le droit de considérer ce phénomène comme ayant été véritablement inconscient.

Un certain nombre de psychologues contemporains ont cru avoir des raisons d’admettre l’existence en nous d’une pluralité de consciences. Si cette théorie, à laquelle on donne parfois le nom de polypsychisme, était fondée, comme il est en tout cas certain que nous n’avons pas clairement conscience des communications des consciences subordonnées avec la conscience centrale, il est évident que, pour cette dernière, ces communications ne seraient pas pleinement conscientes, et que l’activité même des consciences subordonnées ne pourrait être que subconsciente. Il est vrai que cette pluralité de cons­ciences n’est qu’une hypothèse fort contestable ; la vérité est que le moi est beaucoup plus complexe et possède une unité beaucoup plus relative qu’on ne le croit généralement ; mais il suffit, pour rendre compte de cette complexité, d’envisager des prolongements de la conscience normale, sans que ces prolongements puissent pour cela être considérés comme constituant d’autres consciences distinctes et plus ou moins indépendantes ; il n’en reste pas moins que ces mêmes prolongements, quelle que soit la façon dont on les envisage, font nécessairement partie de ce que nous appelons le subconscient.

Mais il y a encore en faveur de la subconscience d’autres arguments plus concluants, et tout d’abord celui-ci : il arrive quelquefois que la mémoire saisit pour ainsi dire sur le fait la subconscience ; c’est ce qui a lieu, par exemple, quand on se souvient nettement de paroles auxquelles on n’avait prêté aucune attention au moment où elles avaient été prononcées, ou quand, après avoir entendu distraitement sonner l’heure, on en compte les coups par le souvenir, ou encore quand on s’aperçoit d’un bruit précisément à l’instant où il cesse. On ne peut soutenir que des faits dont le souvenir est clairement conscient, aient été inconscients ; comme ils n’ont pas été clairement conscients, la dénomination de subconscients est la seule qui puisse leur convenir. Ceci s’applique aussi bien au dernier des exemples que nous venons de citer qu’aux précédents, car l’absence de bruit, étant quelque chose de purement négatif, ne peut produire une sensation ; si donc on s’aperçoit de la cessation du bruit, c’est que celui-ci était perçu antérieurement, et que son souvenir (la sensation actuelle ayant disparu) apparaît alors dans le champ de la conscience claire et distincte. D’ailleurs, tant que dure le bruit qu’on ne remarque pas habituellement, rumeur sourde ou bruit monotone et régulier, il suffit d’écouter, c’est-à-dire d’y porter  son attention, pour le saisir nettement, et cela peut être fait à volonté et à un moment quelconque. Ce dernier cas est tout à fait comparable à ceux où l’analyse intérieure témoigne de l’existence de la subconscience : ainsi, quand on éprouve une tristesse vague ou une joie vague, on s’aperçoit le plus souvent, en réfléchissant, qu’on avait des préoccupations capables d’incliner effectivement à la tristesse ou à la joie, préoccupations qu’on n’avait cependant pas remarquées jusque là. L’attention et la réflexion ne peuvent rendre conscient ce qui ne l’était pas ; étant l’une et l’autre un simple renforcement de la conscience, elles ont seulement pour effet d’augmenter la force et la netteté de ce qui est déjà dans la conscience, ou, en d’autres termes, de rendre clairement conscient ce qui n’était que subconscient. Inversement, l’attention portée exclusivement sur une chose paraît supprimer toutes les autres sensations ; mais il est peu vraisemblable qu’elle les abolisse totalement, d’autant plus que ces sensations reparaîtront dès que l’attention se sera relâchée ; il est plus naturel d’admettre qu’elle ne les a point fait sortir entièrement de la conscience, mais qu’elle les a simplement rendues subconscientes, le renforcement de la conscience sur un point entraînant d’ordinaire son affaiblissement sur les autres points.

Si l’on considère les faits dits de travail mental inconscient, il est difficile de ne pas conclure d’une façon analogue : lorsque, après avoir cherché la solution d’un problème, par exemple, on l’abandonne, il arrive parfois que, au bout d’un certain temps, ou même après une période de sommeil, cette solution se présente brusquement et d’elle-même, sans qu’il semble qu’on y ait pensé dans l’intervalle ; mais on ne peut guère admettre que le travail qui s’est effectué, et dont le résultat est parfaitement conscient, n’ait pas été lui-même conscient, bien qu’à un moindre degré. Il en est de même lorsque nos souvenirs se succèdent sans que, entre deux des anneaux de la chaîne qu’ils forment, la pensée puisse retrouver un intermédiaire conscient qui ait été susceptible de les relier l’un à l’autre ; ici encore, cependant, le fait qui a eu un résultat dans la conscience doit avoir été lui-même plus ou moins conscient. D’ailleurs, même dans des cas comme celui-là, c’est une supposition toute gratuite que celle d’un intermédiaire purement physiologique entre deux phénomènes qui ont été véritablement et évidemment psychologiques ; et, si l’on admet qu’à tout phénomène physiologique a dû correspondre un phénomène psychologique, il n’y a aucune raison pour ne pas regarder celui-ci comme ayant été conscient, au moins faiblement. En un mot, on ne voit pas comment ce qui se passerait entièrement en dehors de la conscience pourrait finalement influer sur elle.

Le phénomène de la suggestion hypnotique est également favorable à la subconscience : ce qui tend notamment à le prouver, c’est l’inquiétude bien consciente éprouvée par le sujet qui se trouve empêché d’obéir, au moment marqué d’avance, à la suggestion qui lui a été donnée à plus ou moins longue échéance, et dont pourtant, depuis son réveil, il ne paraît avoir gardé aucun souvenir. D’autre part, bien des expériences prouvent aussi qu’il y a chez les êtres vivants une connaissance profonde de leur organisation, connaissance qui n’est pas clairement consciente dans les circonstances ordinaires, mais qui le devient parfois, par exemple chez certains sujets hypnotisés ou en état de somnambulisme naturel. Il serait peu intelligible de dire que, antérieurement, la conscience ne renfermait en aucune façon ce qui s’y manifeste alors ; en réalité, les phénomènes de ce genre ne font pas apparaître autre chose que ces prolongements de la conscience dont nous avons déjà signalé l’existence, et que certains se croient obligés de regarder comme constituant des consciences distinctes.

Il convient d’interpréter d’une façon analogue les cas de ce qu’on peut appeler “mémoire ancestrale” : une personne croit reconnaître des lieux qu’elle voit cependant pour la première fois, qui ne lui ont d’ailleurs jamais été décrits, et même elle peut parfois indiquer avec précision, lorsqu’elle s’y trouve, certains détails qui sont reconnus exacts. Or, dans les faits de ce genre qui ont pu donner lieu à une vérification, on a constaté qu’un ascendant plus ou moins éloigné de cette personne avait vécu effectivement dans les lieux dont il s’agit. Il semble donc qu’il y ait une mémoire plus ou moins obscure se transmettant par hérédité, et le contenu de cette mémoire doit être subconscient, puisqu’il est capable de devenir clairement conscient sous l’action d’une circonstance favorable, comme celui de la mémoire ordinaire. Ceci nous amène, bien que nous devions y revenir plus tard à propos de la conservation du souvenir, à signaler que, si l’on n’admet pas la subconscience pour expliquer la mémoire, si l’on veut expliquer celle-ci uniquement par des phénomènes physiologiques ou par un soi-disant inconscient psychologique, on parviendra peut-être à expliquer la réminiscence, mais non la reconnaissance. En effet, outre qu’il est assez difficile de comprendre comment quelque chose pourrait rentrer dans la conscience après en être sorti complètement, aucun lien ne pourrait s’établir alors, dans cette conscience, entre le phénomène présent et le phénomène passé dont il est l’image ; ce dernier, ayant cessé d’être pour la conscience, serait pour elle comme s’il n’avait jamais été, et, par suite, l’autre apparaîtrait comme un phénomène tout nouveau, n’ayant rien qui le différencie des autres phénomènes présents, ce qui revient à dire qu’il ne pourrait être reconnu comme souvenir.

          Nous pourrions citer encore bien d’autres faits, notamment certains phénomènes du rêve : par exemple, une personne rêve qu’elle a une certaine maladie, ou une douleur affectant une région déterminée de son corps, et, quelque temps après, elle est en effet atteinte de cette maladie ou de cette douleur. L’explication la plus naturelle de ce fait est celle-ci : la maladie était déjà à l’état de germe, ou la douleur existait déjà faiblement, mais n’était pas ressentie distinctement à l’état de veille, parce que l’attention était alors portée sur d’autres objets ; mais elle devait être perçue tout au moins d’une façon subconsciente, et, dans le sommeil, les causes de distraction qui consistaient dans les relations avec les choses extérieures se trouvant supprimées, elle a pu passer dans le domaine de la conscience claire et distincte. Il doit être bien entendu qu’une semblable explication n’est d’ailleurs valable que pour des cas formant un ensemble assez restreint ; les phénomènes du rêve sont beaucoup trop complexes et divers pour être susceptibles d’une explication unique, et il en est assurément de bien plus difficiles à interpréter que ce que nous venons d’indiquer ; mais, d’une façon générale, on peut dire que la subconscience paraît y jouer un rôle considérable.

          Nous ajouterons encore que les actes qui, par l’effet d’une habitude, paraissent à la fin s’accomplir inconsciemment, ne deviennent sans doute jamais tout à fait inconscients ; il doit toujours subsister au moins certaines sensations qui, si faibles qu’elles soient, suffisent pour nous avertir si l’acte s’accomplit convenablement ou non ; l’habitude, comme nous le dirons ailleurs, a pour effet ordinaire d’amoindrir la conscience, mais non de la supprimer. Enfin, si l’on allègue les cas où l’émotion produite par un même objet diffère suivant notre propre état, et où cette émotion serait modifiée par des facteurs inconscients, nous répondrons qu’il n’en est rien, ou que du moins les facteurs qui sont réellement inconscients sont d’ordre purement physiologique, car, pour ceux qui sont d’ordre psychologique, l’analyse intérieure peut toujours parvenir à nous les faire connaître distinctement, exactement comme dans les cas de tristesse ou de joie vague dont nous avons déjà parlé.

Nous avons suffisamment examiné les faits mentaux soi-disant inconscients, ou du moins les principaux d’entre eux, et nous pouvons maintenant passer aux arguments d’ordre théorique et rationnel qu’invoquent, à l’appui de leur thèse, les partisans de l’inconscient psychologique. Avant tout, il convient de rappeler ici que, comme nous l’avons dit dès le début, cet inconscient est véritablement impensable et contradictoire ; or la logique défend de parler de choses qu’on ne peut même pas penser ou concevoir véritablement, et ce qui implique contradiction ne peut être qu’une impossibilité ; cela seul suffirait donc à prouver rigoureusement l’impossibilité du prétendu inconscient psychologique.

On s’est appuyé, à tort ou à raison, sur Leibnitz pour défendre l’inconscient psychologique au nom du principe de continuité ; nous disons à tort ou à raison, parce que, en réalité, Leibnitz n’admet rien qui soit vraiment inconscient : la perception qui, selon lui, est inhérente à toute monade et lui appartient essentiellement, est une forme élémentaire de la conscience, et la distinction qu’il établit entre perception simple et “aperception” ne peut qu’être équivalente au fond à celle de la subconscience et de la conscience claire et distincte. Quoi qu’il en soit, Leibnitz a fait un grand usage, et peut-être même un usage excessif, du principe de continuité, d’après lequel, dans la nature, rien ne commence ni ne finit brusquement et tout d’un coup, ce qu’on exprime communément en disant : « natura non facit saltus ». Si cela est vrai, tout commencement apparent n’est qu’accroissement ou développement, et toute fin apparente n’est que diminution ou renveloppement ; par suite, et pour traduire ceci en termes quantitatifs, il n’y a jamais passage de zéro à une quantité notable, ni d’une quantité notable à zéro. Voici maintenant comment on entend tirer parti de ce principe en faveur de l’inconscient psychologique : quand on cesse, par exemple, d’avoir conscience clairement et distinctement d’entendre le bruit d’une cloche qui va en s’évanouissant, il faudrait admettre qu’on cesse complètement d’en avoir conscience ; mais pourtant la sensation durerait encore, bien qu’inconsciente à partir de ce moment, car il lui serait impossible de passer brusquement à zéro, dès lors qu’il ne doit pas y avoir de discontinuité dans sa décroissance. Cet argument n’est que spécieux : d’abord, il y aurait beaucoup de réserves à faire sur la valeur du principe de continuité, qui est loin d’être aussi universellement applicable que l’aurait voulu Leibnitz, et qui, sous certaines des formes où celui-ci l’énonçait, conduit même à des conséquences tout à fait illogiques. Sans doute, il y a dans la nature des choses qui sont continues, l’espace et le temps par exemple ; mais la continuité n’est pas une propriété commune à tout ce qui existe : ainsi, le nombre est essentiellement discontinu, comme nous aurons l’occasion de l’expliquer en d’autres circonstances. Pour ce qui concerne le domaine des faits psychologiques, il y aurait lieu de contester la possibilité de leur appliquer une expression quantitative comme celle que suppose manifestement l’argument en question ; s’il y a déjà, ainsi que nous venons de le dire, du discontinu dans l’ordre de la quantité, à plus forte raison peut-il y en avoir dans ce qui échappe à la quantité. En fait, l’expérience nous montre que la variation des phénomènes psychologiques ne présente nullement un caractère de continuité : si l’on fait varier d’une façon continue l’intensité d’un excitant extérieur, ce qu’on appelle improprement l’intensité de la sensation correspondante demeure invariable pendant un certain temps, puis change brusquement ; pour exprimer ceci plus correctement, nous dirons qu’il faut une variation notable de l’excitant extérieur pour provoquer le passage d’une sensation à une autre sensation différente (qualitativement selon nous), et que ce passage s’effectue d’un seul coup. Il se peut donc fort bien que, lorsque l’excitant extérieur est trop faible, il n’y corresponde plus aucun fait psychologique ; dans ce cas, il n’y aura plus à la fois ni conscience ni sensation, et, par suite, pas de sensation inconsciente. Ces observations enlèvent à peu près toute portée à l’argument dont il s’agit ; mais on peut en outre répondre aux partisans du principe de continuité en se plaçant sur leur propre terrain, en montrant que la conclusion à laquelle ils aboutissent est illogique, et que l’application stricte de leur principe devrait même les conduire à l’opposé de la thèse qu’ils soutiennent. En effet, si le principe de continuité est applicable à tout comme ils le prétendent, il doit s’appliquer à la conscience aussi bien qu’à la sensation ; si donc il est impossible que la sensation passe brusquement à zéro, il doit en être de même de la conscience ; l’une et l’autre doivent aller simultanément en décroissant indéfiniment, sans jamais cesser tout à fait, et alors, au-dessous d’un certain degré à partir duquel il n’y a plus conscience claire et distincte, la sensation deviendra, non point inconsciente, mais bien subconsciente.

On invoque aussi, toujours en se recommandant de l’autorité de Leibnitz, le principe de causalité, qu’on énonce alors sous une forme très particulière qui est la suivante : « toute partie d’une cause doit produire une partie proportionnelle de l’effet que produit la cause totale ». Par exemple, lorsque nous entendons le bruit de la mer, nous devons entendre le bruit de chaque vague, et même de chaque gouttelette d’eau, puisque c’est l’ensemble de tous ces bruits qui forme le bruit de la mer ; mais, dit-on, comme nous ne remarquons point ces sensations partielles, c’est que nous n’en avons point conscience ; il faut donc admettre des sensations inconscientes. À cet argument, on peut répondre d’abord que, si le principe de causalité est d’une vérité incontestable sous sa forme générale, il n’en est aucunement de même de l’application qu’on veut en faire ici ; toute partie d’une cause quelconque doit sans doute produire un certain effet, mais rien ne garantit que cet effet doive être toujours de même nature que celui de la cause totale, ou, en d’autres termes, qu’il doive nécessairement y avoir, dans l’effet, la même homogénéité entre les parties et le tout que dans la cause. Ainsi, il est possible qu’une certaine quantité minima de la cause soit nécessaire pour produire un effet analogue à celui que produit cette même cause quand elle agit dans des proportions considérables ; et nombreux sont les faits qui prouvent qu’il en est bien souvent ainsi en effet : un grain de poussière tombant sur une balance ne produit pas la moindre oscillation ; une traction trop faible exercée sur une corde ne détermine aucune rupture, même partielle ; un choc trop léger sur une matière explosible ne provoque aucun commencement d’explosion ; lorsqu’il se produit une rupture ou un déséquilibre, c’est toujours brusquement, de telle sorte qu’il y a discontinuité entre l’état précédent et l’état suivant (ce qui, notons-le en passant, va encore à l’encontre du prétendu principe de continuité). De même, il est possible qu’il faille le bruit d’un nombre de vagues bien supérieur à l’unité pour que la sensation auditive minima se produise ; il n’y a donc pas lieu de supposer de la conscience au-dessous du point où la sensation cesse de se produire, puisqu’il n’y a plus alors aucun phénomène psychologique. De même encore, lorsque Kant dit que « tout ce que découvre l’œil, armé du télescope ou du microscope, est déjà visible à l’œil nu, car ces moyens optiques ne produisent pas plus de rayons lumineux », on peut lui répondre que, si en effet il n’y a pas production de nouveaux rayons, il y a du moins une concentration des rayons existants qui est peut-être nécessaire pour leur donner la force suffisante, soit pour ébranler la rétine ou le centre nerveux, soit, s’ils produisent déjà une impression physiologique, pour que cette impression soit telle qu’elle donne naissance à une sensation correspondante. Du reste, ici comme lorsqu’il s’agissait du principe de continuité, si l’on admet le principe invoqué, celui-ci devrait logiquement conduire à une conclusion opposée à celle qu’on veut en tirer, c’est-à-dire à la théorie même du subconscient. En effet, si le principe est vrai, chaque cause partielle devra produire un effet qui soit de même nature que l’effet de la cause totale ; l’effet total étant une sensation consciente, tout effet partiel devra donc être également, non seulement une sensation, mais une sensation consciente. D’ailleurs, puisque nous n’avons pas clairement conscience de ces multiples sensations élémentaires, c’est qu’elles ne sont conscientes qu’à un très faible degré, c’est-à-dire qu’elles sont subconscientes ; et c’est certainement ainsi que l’entendait Leibnitz, lorsqu’il parlait de « perceptions dont on ne s’aperçoit pas ».

Enfin, certains psychologues prétendent que la sensation et la conscience sont inverses l’une de l’autre, d’où ils tirent volontiers cette conséquence que, là où la sensation est très intense, il n’y a plus du tout de conscience. Cet argument tombe par la simple distinction de la conscience spontanée et de la conscience réfléchie : ce que ces psychologues disent de la conscience en général n’est vrai que de cette dernière. En effet, l’intensité de l’activité psychologique, quand elle dépasse un certain degré, est un obstacle à l’attention qui se porte sur cette activité même ; par exemple, celui qui est en proie à un sentiment très violent est incapable de s’observer lui-même, mais néanmoins il sait encore ce qui se passe en lui. Si une émotion, surtout une émotion subite, est assez forte pour déterminer une syncope, la conscience paraît bien cesser, encore qu’on ne puisse, même dans ce cas, affirmer qu’elle cesse totalement ; mais avec elle cessent aussi, et au même moment, toutes les sensations et tous les sentiments, qui ne reparaîtront que quand l’évanouissement aura pris fin. Cette interruption simultanée de la conscience et de tout phénomène psychologique a lieu également dans le cas du sommeil profond, si toutefois il n’y a pas à envisager alors la possibilité d’un mode de conscience tout différent de la conscience ordinaire, question qui n’est plus du ressort de la psychologie, du moins telle que nous l’entendons ici. 


En résumé, il n’y a aucun argument en faveur de l’inconscient psychologique, que nous ne pouvons re­garder que comme une impossibilité pure et simple, tandis qu’il y en a de nombreux en faveur du subconscient.

Une remarque complémentaire s’impose : la conscience claire et distincte, ou la conscience normale, peut être considérée comme occupant en quelque sorte la région centrale dans le domaine de la conscience intégrale, et elle a, comme nous l’avons dit, des prolongements qui occupent le reste de ce domaine. Or, il est évident que l’on peut envisager des prolongements s’étendant en divers sens à partir du centre commun auquel ils sont rattachés ; mais le mot de subconscience, par sa composition, semble indiquer qu’il s’agit uniquement de prolongements inférieurs de la conscience, et ce sont bien en effet ceux-là qu’on envisage habituellement sous ce nom. Si donc on admet la subconscience (et, d’après tout ce que nous avons dit, il faut bien l’admettre), il semble qu’il y ait lieu aussi d’admettre corrélativement une superconscience, c’est-à-dire un ensemble de prolongements supérieurs de la conscience, ce que ne font pas en général les psychologues. Cependant certains ont employé ce terme de superconscience, mais dans un sens tout différent : ce sont les psychologues qui admettent une pluralité de consciences, notamment Durand de Gros, et ils appellent superconscience la conscience centrale, par opposition aux consciences subordonnées. Employé de cette façon, ce terme  n’est en somme qu’un néologisme inutile, puisqu’il ne désigne rien de plus que la conscience proprement dite ; il n’en est pas de même lorsqu’on oppose la superconscience à la subconscience, comme nous le faisons, en la distinguant en même temps de la conscience ordinaire ; mais, comme l’étude de ce que peut être la superconscience ainsi entendue sort entièrement de la psychologie classique, et que même il ne peut plus y être question proprement de phénomènes psychologiques, il ne nous est pas possible d’y insister davantage ici, et nous devons nous borner sur ce point à ces quelques indications.

 

René Guénon

 

 

 

 

 

 

 

* Suite à la parution de cet inédit dans VLT, on nous communiqua les remarques suivantes :

 

 « La plupart des thèmes développés dans ce texte inédit figurent en grande partie dans L'Erreur Spirite : une trentaine d'occurrences pour subconscient et subconscience. Voici un extrait particulièrement révélateur (p.307) :

Parmi des éléments assez divers, le ‟subconscient contient incontestablement tout ce qui, dans l’individualité humaine, constitue des traces ou des vestiges des états inférieurs de l’être, et ce avec quoi il met le plus sûrement l’homme en communication, c’est tout ce qui, dans notre monde, représente ces mêmes états inférieurs. Ainsi, prétendre que c’est là une communication avec le Divin, c’est véritablement placer Dieu dans les états inférieurs de l’être, in inferis au sens littéral de cette expression (1) ; c’est donc là une doctrine proprement infernale”, un renversement de l’ordre universel, et c’est précisément ce que nous appelons ‟satanisme” ; mais, comme il est clair que ce n’est nullement voulu et que ceux qui émettent ou qui acceptent de telles théories ne se rendent point compte de leur énormité, ce n’est que du satanisme inconscient.

 

(1) L’opposé est in excelsis, dans les états supérieurs de l’être, qui sont représentés par les cieux, de même que la terre représente l’état humain.

 

Cela présente un intérêt général puisque le ternaire ‟supra-conscience, conscience et subconscience” correspond d’une certaine manière aux ternaires ‟Ciel Terre Enfer”, ‟Esprit Âme Corps”, ‟Providence Volonté Destin” et ‟Volume Plan Ligne” qui correspond également aux trois degrés de la Maçonnerie en commençant par le troisième, ainsi qu’à la figure des ‟trois gunas”, celle du ‟point, du rayon et de la circonférence” ou encore des ‟trois cercles” dont celui du centre représente le ‟domaine animique” ».

YB






Archives du blog