LES POITRINES DES HOMMES LIBRES SONT LES TOMBEAUX DES SECRETS صدور الأحرار قبور الأسرار

mardi 7 avril 2015

ET DIS : « MON SEIGNEUR, FAIS-MOI CROÎTRE EN SCIENCE ».








La Science d’Allâh est une science sans objet.

Dans sa signification coranique la plus élevée, la science ne peut avoir pour objectif une « réalité » qui, en son essence, ne se laisse pas penser, car, Allâh, en tant que Principe universel du Manifesté et du « non- manifesté » (ghaîb), n’entre dans aucune définition limitative. De même, sont sans objet : l’amour désintéressé et la « Béatitude »* inhérentes à Sa nature essentielle.
 Les définitions courantes de toute connaissance, de tout acte d’amour ainsi que celles du sentiment de bonheur, dépendent de la norme duelle d’un sujet connaissant et d’un objet connu. Les limites de la réflexion rationnelle qui obéissent nécessairement à cette norme sont naturellement un obstacle à la compréhension de la « Science d’Allâh », à jamais inconcevable, insaisissable, inconnaissable, si ce n’est par les êtres d’exception qui ont la capacité intellectuelle de dépasser la dualité**. Il y a là une épreuve pour ceux qui savent discriminer.
L’enseignement d’Ibn ‘Arabî, qui est la perfection de l’orthodoxie islamique, envisage pour le « voyageur » tous les moyens délivrés dans la révélation coranique pour gravir les plus hauts degrés.

Les ‘Arif bi-Llâh (« Connaissants par Allâh ») disent de cette Science, obtenue par l’accroissement (zîdân), qu’elle est plus proche de nous et plus réelle encore que toutes les pensées que nous ne cessons de percevoir, ce qui est le témoignage probant de sa réalité par la parole véridique. En des termes dénués d’équivoque, le Coran  recommande  la possibilité d’acquérir cette science dans le verset 114 de la sourate Taha que nous avons pris pour titre de cet article.

*« Béatitude » (saâdah, traduit généralement par « bonheur ») a ici la même signification que celle du terme sanskrit « nirvana » qui est proprement la « Joie sans objet » par l’extinction du « moi ». Nous avons là un ternaire analogue au Sat Shit Ananada du Védantâ, comme Gilis n’a pas manqué de le signaler au chapitre V de son ouvrage L’Esprit Universel de l’Islam (Ed. La Maison des livres, Alger, p.33).
** La « non-dualité » est au-delà des différents ésotérismes ; et, bien que sa réalité soit métaphysiquement identique pour toutes les formes traditionnelles, elle se présente aux initiés selon les modes propres de leurs voies initiatiques. Notons incidemment qu’il y a une différence entre le « non-être » de la manifestation au regard de la non-dualité universelle, et le «  néant » (très souvent utilisé pour traduire ‘adam), qui est un terme confus n’évoquant rien de précis et qui se réduit au fond si l’on tient compte des acceptions de la philosophie modernes – comme le rappelait Guénon – à une impossibilité.


Commentaire d’Ibn ‘Arabî extrait du chapître 533 des Futûhât al-makkiyyah.





« … “Et dis : fais-moi croître en science”* ; la science est inséparable** du bonheur et si Allâh a ordonné à son Prophète de demander à croître en Science, c’est qu’Il savait que le fondement de cette Science demandée est l’essence du bonheur (‘aynu al-sa’âdah) dans lequel il n’y a ni ruse, ni chute, dans sa réalisation (wasilân), car elle est Science par Allâh, non la science arithmétique, non la science des mesures géométriques, non la science astrologique ; et [même], si ces sciences avaient été connu [par le Prophète], elles ne l’auraient été que pour la preuve de la Science par Allâh, qu’Allâh n’a pas donné pour que l’on s’y arrête. A Lui [appartient] cette mention suprême de l’accroissement, et Allâh dit la Vérité et Il conduit sur la voie (al-sabîl) ».

* Coran ; XX, 114.
** abâ illâ signifie vouloir absolument, tenir à quelque chose, insister ; pour rendre cette idée, on peut traduire par « La science est inséparable du bonheur ».


Dans ce texte, le shaykh al-akbar s’exprime en recouvrant la Vérité d’un voile dont la finesse permet le recours à l’inférence pour ceux d’entre les initiés qui ont la capacité de comprendre, et mieux encore, de réaliser le degré non duel du ‘Arif bi-Llâh.
Croître est aussi envisageable à partir des sciences distinctives, à condition de les aborder avec l’intention requise, c'est-à-dire, sans jamais perdre de vue l’obtention de la « Science par Allâh » ; la « Croissance » intervenant alors quand l’être se dessaisi de tout objectif extérieur et pénètre dans le processus de l’induction jusqu’à l’extinction de toute pensée à l’égard de lui-même. C’est ainsi que le monde (‘âlam) et la science distinctive (‘ilm) se disposent hiérarchiquement dans la « conscience pure » (ou ce que Guénon appelle l’« intellect pur »).

Les allusions à la non-dualité sont fréquentes chez le shaykh al-akbar ; ainsi, M. Chodkiewicz commentant les différentes réponses d’Ibn ‘Arabî au questionnaire de Tirmidhî, écrit :
« C’est toujours en termes voilés que se poursuit, dans les questions n° 9 et 10, la mise au jour des secrets de la prière en laquelle et par laquelle le walî entre dans les mystères divin*… :
“Question 9 : Par quoi s’ouvre l’entretien intime (munâjah) ? ”
Les trois vocables peu explicites dont use Ibn Arabî dans sa réponse représentent respectivement l’appel à la prière, le takbir qui instaure l’état de prière et la basmala, le verset initial de la Fâtiha, c'est-à-dire le début de la salât proprement dit. Transposant ensuite le verset ; al-Jâdalah, 12-13**. qui ordonne de faire précéder tout entretien avec l’Envoyé de Dieu d’une aumône (sadaqa), il ajoute : “et la meilleure des aumônes c’est, pour l’homme, de s’offrir lui-même […] de sorte que c’est Dieu qui parle à Lui-même par Lui-même et que nul ne L’écoute si ce n’est Lui-même***” ».

*Un Océan sans rivage ; voir le chapitre 5 (p.147) où l’auteur expose les commentaires d’Ibn ‘Arabî sur la réalisation métaphysique par le moyen de la « prière » rituelle (salah) et des actes rituels nawafil.
** « Ô vous qui croyez ! Lorsque vous avez un entretien privé avec l’Envoyé, faîtes-le précéder d’une aumône ; cela est préférable et plus pur (atharu). Si vous ne trouvez pas le moyen de le faire, sachez qu’Allâh est Celui qui pardonne, qu’Il est miséricordieux ! ».
*** Fut., II, p. 47 ; O.Y., XII, P. 105-106 (note de l’auteur).

Il serait difficile d’être plus explicite sur l’effectivité spirituelle obtenue simultanément à l’accomplissement de l’absolue nullité individuelle.


Représentation géométrique de la « Science d’Allâh »

Le texte suivant, extrait d’une intervention faite par l’auteur du Sceaux des Saints*, va nous permettre de nous représenter l’« accroissement de la Science » selon Le Symbolisme de la Croix :

« Nombre de figures bibliques, d’Adam à Jésus, apparaissent dans le Coran. Non seulement elles présentent souvent des traits assez différents de ceux que leur attribuent les deux Testaments mais elles se succèdent, à l’intérieur d’une même sourate et, a fortiori, à l’intérieur du Coran considéré globalement, dans un désordre très déconcertant pour un lecteur juif ou chrétien : dans la sourate 2, par exemple, Salomon précède Abraham, dans la sourate 69, une allusion au châtiment de Sodome est suivie d’un verset sur l’arche et le déluge. Cette dislocation de la chronologie biblique semble d’autant plus inexplicable que d’autres passages disposent les mêmes personnages et les mêmes évènements selon leur succession dans le temps et que, ni le Prophète – premier commentateur de la Révélation – ni aucun exégète n’ignore qu’Abraham a vécu bien avant Salomon. Nous touchons là du doigt une différence fondamentale de nature entre deux livres. La Bible est une histoire et déroule les évènements en mode linéaire, de la Genèse à la parousie. Le Coran relate des histoires. Il n’est pas une histoire. Celui qui parle dans le Coran surplombe les siècles. Passés ou futur, tous les moments de l’aventure humaine sont à la même distance de Lui et Il nous enseigne à les voir comme Il les voit, également proche de notre présent : Moïse, Noé, Abraham sont tous, et au même degré, contigus à notre espace-temps. Ils ne se succèdent pas en ligne droite. Ils sont comme disposés en cercle autour du Locuteur divin et c’est Lui qui, d’un verset à l’autre, leur assigne ou leur une préséance toujours provisoire dans l’énoncé de la Geste prophétique. Geste au singulier car, d’âge en âge, les Envoyés du Dieu unique ne sont que les visages successifs de l’unique Verus Propheta, porteurs d’une même Parole que les créatures oublieuses ont sans cesse besoin de réentendre ».

*Intervention préludant un dialogue interdisciplinaire, publié  dans une revue sous le titre « Les musulmans et la Parole de Dieu ».


Nous pouvons figurer le musulman qui récite le Coran en lui donnant la place du « locuteur divin » selon une application du symbolisme géométrique de la Croix. Mais, pour la clarté de notre propos, il nous faut auparavant tenir compte d’un autre passage du chapitre 5 d’Un Océan sans rivage concernant « l’Esprit enseignant le secret de l’Orientation vers la qibla » :
 « En écho au verset selon lequel “où que vous vous tourniez, là est la Face de Dieu”, l’ange prescrit : “ Sois une face circulaire (wajh mustadir) […] que l’orientation [de ton corps] en direction de la Ka’ba ne fasse pas écran à l’orientation en direction de la présence divine dans le cœur ».

Situé ainsi au centre d’un cercle, « face » à la circonférence duquel s’inscrivent,  à « égale distance » de la totalité des lettres, des mots, et des versets qui, comme on vient de la voir, « sont tous, et au même degré, contigus à notre espace temps », l’ « orant » pourra intégrer par sa récitation les 114 sourates du Coran. Si nous passons maintenant des deux dimensions de la figure circulaire aux coordonnées polaires d’une représentation sphérique, l’« orant » s’identifiera à l’axe vertical de cette dernière dont le centre coïncidera avec son cœur et, face à lui, s’inscriront les versets invoqués par sa lecture dont le cours définira une spirale sur la surface de la sphère. L’étendue du plan vertical passant par l’axe vertical représente le parcours ou la « voie spirituelle » comprise entre l’initiation et la réalisation métaphysique et symbolisera la plénitude de la « Science » lorsque, par son mouvement continu, il en aura occupé toutes les positions constituant proprement le volume de la sphère, c'est à dire, symboliquement, tous les degrés de la voie.
Mais auparavant, en raison des conditions limitatives de son état actuel, l’ « orant » sera assigné au degré à partir duquel peut seulement commencer l’ascension comprenant la Science qu’il sera capable de réaliser par sa récitation. Si sa capacité spirituelle lui permet de faire « précéder d’une aumône » son « entretien privé avec l’Envoyé », s’ouvrira pour lui l’ « Exaltation » des degrés*, c'est-à-dire l’« accroissement » effectif (zâda) propre à la « Science d’Allâh ».

* Voir Le Symbolisme de la Croix et plus particulièrement les deux premiers paragraphes du chapître XXVIII.





M. Chodkiewicz a résumé dans le deuxième chapitre d’Un Océan sans rivage – « Ceux qui sont perpétuellement en prière » – l’essentiel des dispositions spirituelles donnant accès, en termes voilés, à la non-dualité qui parachève l’acte recommandé dans le verset114 de la sourate Taha.

« Le serviteur dont le regard intérieur (al-basîra) est illuminé – celui qui est dirigé par une lumière de son Seigneur (Cor. 39:22) – celui-là obtient chaque fois qu’il récite un verset une compréhension nouvelle distincte de celle qu’il avait obtenue pendant la récitation précédente et de celle qu’il obtiendra pendant la récitation suivante. Dieu a répondu à la demande qu’il lui a adressé en disant ô mon seigneur, augmente-moi en science ! (Cor. 20 : 114). »

L’Acte* par lequel le « serviteur » reçoit métaphysiquement les paroles de « Celui qui parle » intègre  par surcroit  tous les moyens indirects pour connaître « le Locuteur divin », moyens qui restent ceux des initiés (çûfî) tout autant que ceux des « gens de l’extérieur ». La certitude immédiate (‘ilm al-yaqîm) provenant, elle, directement de « Celui qui parle » dans le Coran.

*Du point de vue de cet Acte, il n’est plus question alors de « moyens » à proprement parlé mais plutôt de « vision directe » qui est le privilège naturel des Afrad, « l’élite de l’élite » ; un moyen ne peut être considéré comme indirect que du point de vue supérieur de la non-dualité, et, à l’instar de tout symbolisme, sa « représentation est forcément imparfaite, par là même qu’elle est fermée dans les limites plus restreintes que ce qui est représenté, et d’ailleurs, s’il en était autrement, il [le symbolisme - ou tout autre un moyen indirect -] serait inutile.» (R. Guénon. Le Symbolisme de la Croix, § XVII, p.106).




***





La nullité individuelle, qui est l’« absence de condition » permettant de s’établir dans la non-dualité, ne possède aucune signature propre si ce n’est celle de passer complètement inaperçue. Seuls ceux qui sont parvenus à ce degré peuvent - par Allâh -  évaluer l’équivalent de leur « non-état » chez les autres.
Pour Dhû-l-Nûn al-Miçrî :
 « Il y a trois signes de l’effacement de soi : On laisse la parole à celui qui y trouve sa satisfaction, on n’a plus aucune envie de montrer sa science aux autres, et l’on éprouve une véritable souffrance à cause de la répulsion qu’inspire le fait d’avoir à discuter d’une question ou à donner des exhortations*. »

*Selon une autre parole de Dhû-l-Nûn al-Miçrî, celui qui parvient effectivement à s’effacer de la sorte, fait parti des « hommes libres dont les poitrines sont les tombeaux des secrets » ; voir La vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn l’Egyptien d’Ibn ‘Arabî (traduit par R. Deladrière, Ed. Sindbad).













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