R. Q. S.
T.
« La mentalité moderne est donc ainsi faite
qu’elle ne peut souffrir aucun secret ni même aucune réserve ; de telles
choses, puisqu’elle en ignore les raisons, ne lui apparaissent d’ailleurs que
comme des “privilèges” établis au profit de quelques-uns, et elle ne peut non
plus souffrir aucune supériorité ; si on voulait entreprendre de lui expliquer
que ces soi-disant “privilèges” ont en réalité leur fondement dans la nature
même des êtres, ce serait peine perdue, car c’est précisément là ce que nie
obstinément son “égalitarisme”. Non seulement elle se vante, bien à tort
d’ailleurs, de supprimer tout “mystère” par sa science et sa philosophie
exclusivement “rationnelles” et mises “à la portée de tout le monde” ; mais
encore cette horreur du “mystère” va si loin, dans tous les domaines, qu’elle
s’étend même jusqu’à ce qu’on est convenu d’appeler la “vie ordinaire”. Pourtant, un
monde où tout serait devenu public aurait un caractère proprement monstrueux ;
nous disons “serait”, car, en fait, nous n’en sommes pas encore tout à fait là
malgré tout, et peut-être même cela ne sera-t-il jamais complètement
réalisable, car il s’agit encore ici d’une “limite” ; mais il est incontestable
que, de tous les côtés, on vise actuellement à obtenir un tel résultat, et, à
cet égard, on peut remarquer que nombre d’adversaires apparents de la “démocratie”
ne font en somme qu’en pousser encore plus loin les conséquences s’il est
possible, parce qu’ils sont, au fond, tout aussi pénétrés de l’esprit moderne
que ceux-là mêmes à qui ils veulent s’opposer. Pour amener les hommes à vivre
entièrement “en public”, on ne se contente pas de les rassembler en “masse” à
toute occasion et sous n’importe quel prétexte ; on veut encore les loger, non
pas seulement dans des “ruches” comme nous le disions précédemment, mais
littéralement dans des “ruches de verre”, disposées d’ailleurs de telle façon
qu’il ne leur sera possible d’y prendre leurs repas qu’“en commun” ; les hommes
qui sont capables de se soumettre à une telle existence sont vraiment tombés à
un niveau “infra-humain”, au niveau, si l’on veut, d’insectes tels que les
abeilles et les fourmis ; et on s’efforce du reste, par tous les moyens, de les
“dresser” à n’être pas plus différents entre eux que ne le sont les individus
de ces espèces animales, si ce n’est même moins encore.
Comme nous n’avons nullement l’intention d’entrer dans
le détail de certaines “anticipations” qui ne seraient peut-être que trop
faciles et même trop vite dépassées par les événements, nous ne nous étendrons
pas davantage sur ce sujet, et il nous suffit, en somme, d’avoir marqué, avec
l’état auquel les choses en sont arrivées présentement, la tendance qu’elles ne
peuvent pas manquer de continuer à suivre, au moins pendant un certain temps
encore. La haine du secret, au fond, n’est pas autre chose qu’une des formes de
la haine pour tout ce qui dépasse le niveau “moyen” et aussi pour tout ce qui
s’écarte de l’uniformité qu’on veut imposer à tous ; et pourtant il y a, dans
le monde moderne lui-même, un secret qui est mieux gardé que tout autre : c’est celui de la formidable
entreprise de suggestion qui a produit et qui entretient la mentalité actuelle,
et qui l’a constituée et, pourrait-on dire, “fabriquée”
de telle façon qu’elle ne peut qu’en nier l’existence et même la possibilité,
ce qui, assurément, est bien le meilleur moyen, et un moyen d’une habileté
vraiment “diabolique”, pour que ce secret ne puisse jamais
être découvert. »*
* Le Règne de
la Quantité et les Signes des Temps,
chap. XXII (La haine du secret, p. 89-90, Ed Gallimard, 1950).
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