1 Muharram 1437 / 14 octobre 2015
L' OUVERTURE
« C'est Lui qui a dépêché Son Envoyé
avec la bonne guidance et la religion de Vérité pour la faire prévaloir sur la
religion toute entière. Et Dieu suffit comme Témoin ! »
(al-fath, 28)
Traduction
et commentaire de Jean Louis Michon (1) :
« Ce
verset, qui se retrouve par trois fois dans le Coran (aussi sourate 9, verset 33
et sourate 61, verset 9)*, est trop souvent pris comme
signifiant que l’Islam a été révélé pour être « élevé au-dessus de toutes
les religions », voire pour « triompher sur toute autre
religion ». Une telle interprétation non seulement n’est pas autorisée par
le texte lui-même (où le mot « religion » n’existe qu’au singulier,
et où « autre » est un ajout injustifié), mais elle est en contradiction
flagrante avec le fait, souvent rappelé dans le Coran (par exemple s. 2, v.4 ;
s. 4, v. 163-165), que l’Islam reconnaît l’origine divine des Révélations
antérieures. C’est donc la valeur universelle du Message révélé à Muhammad en
tant qu’expression de la Vérité absolue et voie providentielle vers le retour à
Dieu qui est affirmée ici comme constituant le fondement essentiel de toute
pratique religieuse. »
*Ces versets sont à interpréter
relativement au dernier verset (v. 29) de la sourate al-fath, comme le démontre le commentaire qui va suivre.
Traduire « dîni-l-haqq »
par religion est malgré tout une interprétation un peu réductrice. Dans ce
premier contexte, la traduction de « dîni » par le terme culte serait préférable
car le culte est le fondement de toute forme religieuse ; en effet, par
« Dîni-l-haqq »,
c'est-à-dire « culte de Vérité », il faut entendre le « culte
primordial », lequel étant donné sa réalité centrale et
« antérieure », prévaut sur « kullî dîn » que Michon rend justement par « la religion toute entière ».
Autrement dit, comme il est question dans
ce verset de la prédominance du culte pur ou primordial (Dîni-l-haqq) qui représente l’« origine divine des Révélations antérieures », « la valeur
universelle du Message révélé à Muhammad, en tant qu’expression de la Vérité
absolue », prévaut, naturellement, sur les modalités d’une « voie
providentielle (vers le retour à Dieu) » puisqu’il en constitue le principe ;
par conséquent, cette traduction est excellente en raison de sa vérité spirituelle.
Pour autant, le
point de vue de ce commentaire n’exclut pas d’autres possibilités
d’interprétation qui seraient d’avantage à la porté de la mentalité religieuse
représentée par la théologie régulière. « La religion vraie »
prévalant sur « les autres religions » correspond naturellement à « L’idée
du “meilleur” dans l’ordre confessionnel », conformément au titre d’un
texte de Frithjof Schuon, qui traite de cette question (2). Cependant, dans son interprétation exclusivement exotérique,
cette idée du meilleur peut comporter certains inconvénients comme par exemple,
l’« abrogation des lois antérieures » (3).
Autres traductions du verset 28 :
Abdallah Penot :
« C’est Lui qui a envoyé son
Prophète afin [d’indiquer] la
direction de la Vérité et la faire prévaloir sur toutes les autres et Dieu est
un témoin suffisant. »
Denise Masson :
« C’est Lui qui a envoyé son prophète avec la
Direction et la Religion vraie pour la faire prévaloir sur tout autre religion
– Dieu suffit comme témoin –.»
Hamidullah :
« C’est
Lui qui a envoyé Son messager avec la guidée et la religion de vérité [l’Islam]
pour la faire triompher sur toute autre religion. Dieu suffit comme
témoin. »
On peut trouver quelques aperçus complémentaires
dans l’article de Schuon auquel nous faisions allusion, dont l’extrait suivant :
« Et
de même : si on nous assure que le Prophète est supérieur aux autres
Envoyés – y compris évidemment le Christ – et qu’il l’est d’une façon absolue ; et que
l’amour de Dieu, chez ces autres et par conséquent aussi chez Jésus, fut moins
parfait que chez Mohammed ; et que les autres Messagers – le Christ y
compris comme toujours – ne furent pas comme le Prophète élevés au degré
d’« ami » de Dieu, – Abraham l’étant à un moindre niveau, – nous
objecterons qu’au degré des fondateurs de religion, de telles évaluations n’ont
aucun sens et ne prouvent que l’ignorance et le fanatisme de ceux qui les
conçoivent. Bien qu’en soi le symbolisme de la supériorité du Messager
respectif soit “subjectivement ” légitime pour chaque religion, – puisque
chacune voit dans son fondateur le logos total, – l’argumentation dont il
s’agit n’en n’est pas moins irrecevable à tout point de vue ;
malencontreuse déjà sous la plume d’un théologien, elle l’est encore beaucoup
plus sous celle d’un ésotériste. »
Néanmoins, le domaine de
l’ésotérisme appartient de fait et nécessairement à une forme traditionnelle,
sans laquelle il n’aurait aucune validité ; on dit bien, en effet,
ésotérisme islamique ou encore ésotérisme Juif ou chrétien. Concernant
l’ésotérisme islamique, à l’égard duquel Schuon s’est permis de nombreuses
libertés (4), il est important de considérer la
fonction sigillaire du Prophète Mohammad et le caractère synthétique de la Révélation
mohammadienne, laquelle, en raison de l’opérativité du taçawwûf, possède la capacité d’intégrer islamiquement, non pas les
formes spécifiques aux deux autres « religions du Livre » mais leurs
« essences spirituelles », en tant que voies (ou turûq), dans l’exacte mesure où la possibilité initiatique dans
ces deux religions aurait complètement disparu (5) comme cela semble bien être le cas aujourd’hui pour
le Christianisme (6).
Le verset suivant qui clôture la
sourate af-fath comporte les 28 lettres de l’alphabet arabe, ce qui lui procure une « complétude »
formelle significative (il n’y a que deux versets, dans le Coran,
ayant cette caractéristique). De ce point de vue, son importance est par là
même clairement soulignée ainsi que la validité du sens initiatique et que nous
venons d’évoquer à la suite de J. L. Michon.
« Muhammad est l'Envoyé de d’Allâh. Ses compagnons sont sévères envers les mécréants,
compatissants entre eux. Tu les vois inclinés, prosternés, recherchant les
faveurs (fadlân) d’Allâh et Sa satisfaction. Leurs visages
sont marqués par les traces de leurs prosternations. Voici à quoi ils sont
comparés dans la Thora et dans l'Évangile : ils sont semblables au grain qui
fait sortir sa pousse, puis il devient robuste, il grossit, il se dresse sur sa
tige. Le semeur est saisi d'admiration, alors que les mécréants en sont
irrités. Allâh a promis à ceux
d'entre eux qui croient et qui accomplissent des œuvres sincères (al-sâlihât) un pardon et une récompense sublime. »
NOTES
(1) La traduction intégrale du Coran par Jean louis
Michon est mise en ligne sur le site Al
tafsir.
(2) Cf. l’article paru dans les trois numéros, 471 à
473 des Etudes Traditionnelles, de janvier à septembre 1981.
(3) L’idée
du meilleur, dans ses inévitables abus, s’est illustrée jadis depuis les
Croisades jusqu’aux conséquences de la Réforme ; elle reprend aujourd’hui
une vigueur assez sinistre, avec le formalisme dégénéré des courants du
judaïsme dévié, du nationalisme chrétien et des mouvements réformistes
islamistes. Pour ce qui concerne ce que l’on appelle à tord le
« jihadisme » (qui n’existe pas en Islâm), il est nécessaire de rappeler que « le petit
jihad » (jihad al-saghîr) ne
peut être déclaré que sous certaines conditions nettement définies. L’idéologie
réformiste dite « fondamentaliste », manipulée par les intérêts
occultes de la politique internationaliste occidentale est quant à elle issue,
en dépit de toutes les apparences, de la mentalité spécifiquement moderne. Pour
des informations plus précises sur l’apparition de ces courants aux prétentions
réformistes et l’identité des agents contrôlant les mouvements politiques contre-traditionnels
du wahhabisme et du salafisme, on peut consulter l’ouvrage de Jean-Michel
Vernochet : Les égarés, le
Wahhabisme est-il un contre islam ? (Ed. Sigest).
(4) Voir le
message du 16/10/2014, mis en ligne ci-dessous : « La Tariqah
shadhiliyyah dans les pays occupés par les états modernes ».
(5) De ce point
de vue, la capacité de l’Islâm à
intégrer « les autres religions » permet en effet le passage
providentiel d’une forme traditionnelle à une autre sans qu’il n’y ait pour
cela besoin de renier quoi que ce soit, c’est pourquoi, Guénon disait qu’il n’y
avait aucune conversion pour ceux qui sont concernés par la nécessite du « rattachement
initiatique ».
(6)
Il faudrait sans doute ajouter aussi le Judaïsme, bien qu’au sujet de ce qui
subsiste d’« orthodoxe » dans la tradition Juive, il est bien
difficile aujourd’hui d’affirmer quoi que ce soit.