Deux
livres de Tariq Ramadan.
Introduction
à l’Ethique islamique
et Au péril des idées (entretien avec
Edgar Morin), parus aux éditions Presses du Châtelet.
Pour ce qui est
du premier livre, il s’agit d’une présentation de quelques aspects de l’Islam (et
de la falsafâ ) dont le contenu sur
certains points va au-delà de ce que l’auteur annonce par son titre. Notons
déjà que la falsafâ (philosophie), venant des Grecs, n’est
pas islamique. Ce qu’il importe surtout de relever ici, est l’intention
« éthique » de Ramadan qui semble vouloir définir l’Islam selon un
point de vue moral, assez conforme à celui des mouvements réformistes* dont lui-même
subit malgré tout encore l’influence. Cette intention est confirmée par une terminologie
soucieuse de rentrer dans le cadre universitaire. Son horizon s’ouvre cependant
ici sur ce qu’il appelle « la mystique islamique ». Il faut saluer de
la part de Ramadan cet intérêt à l’égard du taçawwuf
qui est habituellement rejeté et même combattu avec violence par les différents
acteurs wahhabites, salafistes et autres Frères musulmans. Dorénavant, nous attendons
avec intérêt ses études ultérieures susceptibles d’aller dans cette direction. Mais,
pour l’instant, cela ne va pas sans quelques remarques. Pourquoi utiliser le
terme « mystique » pour traduire taçawwûf,
alors que les significations qu’on lui attribue aujourd’hui sont devenues
imprécises et corrompues ? De surcroit, dans son acception spécifiquement chrétienne,
les méthodes de la mystique ne correspondent pas à celles des voies initiatiques (turûq) dont le but vise la « réalisation métaphysique ».
En dépit de l’autorité
intellectuelle réelle ou supposée de Ramadan, le taçawwuf n’est manifestement pas un domaine qu’il connait de
l’intérieur et les références aux ouvrages des maîtres çûfîs, que l’on trouve facilement
aujourd’hui, mériteraient une introduction plus profonde. Ainsi, concernant
l’origine du terme çûfî, l’auteur renvoi
à l’ouvrage posthume de Guénon, L’Ésotérisme islamique
et le taoïsme,
avec
une note dans laquelle sa référence, sans citation, se présente de la façon
suivante : « Guénon propose une source différente commune à la langue
arabe et à l’Hébreu, et qui serait de nature ésotérique et numérique ». Sans
être entièrement faux, ce raccourcis induit en erreur sur plusieurs
points ; « propose » laisse supposer que Guénon aurait des
conceptions personnelles sur la question ; « une source
différente », qui n’est en rien différente, puisque dans la référence
concernée (que nous reproduisons ci-dessous in
extenso), toutes les origines, supposées étymologiques, du terme en
question sont intégrées ; « et qui serait de nature ésotérique et
numérique » sous entend que le taçawwuf
et la Science des lettres (‘ilm al-hurûf),
pourraient ne pas être de nature ésotérique et par la force des choses « réservés
à un nombre restreint de personnes qualifiées (khaçç) », comme l’a souvent précisé Guénon. Manifestement,
l’auteur voudrait que le taçawwuf puisse
se concevoir, horizontalement, dans un prolongement simplement religieux et, du
même coup, suggérer que sa nature initiatique pourrait être le fait d’une
opinion marginale.
Le renvoi de l’auteur réfère à l’extrait
suivant :
« Quant
aux soi-disant étymologies, ce ne sont au fond que des similitudes phonétique,
qui, du reste, suivant les lois d’un certain symbolisme correspondent
effectivement à des relations entre diverses idées venant ainsi se grouper plus
ou moins accessoirement autour du mot dont il s’agit ; mais ici, étant
donné le caractère de la langue arabe (caractère qui lui est d’ailleurs commun
avec la langue hébraïque), le sens premier et fondamentale doit être donné par
les nombres ; et, en fait, ce qu’il y a de particulièrement remarquable,
c’est que par l’addition des valeurs numériques des lettres dont il est formé,
le mot çûfî a le même nombre que El-Hekmah el-ilahiyah, c'est-à-dire
« la Sagesse divine ». Le çûfî
véritable est donc celui qui possède cette Sagesse,
ou, en d’autres termes, il est el-ârif
bi’Llah, c’est-à-dire « celui qui connaît par Dieu », car Il ne peut être
connu que par Lui-même ; et c’est bien là le degré suprême et « total »
dans la connaissance de la haqîqah (1). »
Ramadan, qui n’a certainement pas beaucoup
fréquenté le shaykh al-akbar, passe sous silence le fait que l’initiation et la
réalisation spirituelle relevant du « pacte initiatique » (mubây‘a ; Coran, Al-Fath, v. 10 et
18) exige des volontés dont la détermination spirituelle relève d’un domaine qui
est autre que simplement religieux, c'est-à-dire, s’adressant à tous
indistinctement.
Qu’on le veuille ou non, les termes que
l’on choisi pour s’exprimer, sont toujours conformes aux intentions de la
pensée et c’est au fond celles-ci que nous questionnons chez l’auteur. Sans
vouloir donner de leçon à quiconque, nous pensons que les dérives des courants
de la mystique et de la théologie chrétienne telles qu’elles furent suscitées
et confrontées, depuis la Renaissance, à l’émergence des sociétés modernes devraient
au moins servir d’exemple à ne pas suivre et être envisagées comme de sévères
avertissements pour les personnalités en charge de représenter l’Islâm dans le
monde occidental et il est regrettable, de notre point de vue, que Ramadan soit
accaparé par les conceptions éthiques de l’histoire de la pensée philosophique.
Contrairement au christianisme qui a intégré la falsafâ dans son corpus
doctrinal (bien avant qu’elle ne sorte de son objet spirituel à partir du monde
latin), l’Islam a été préservé de son influence et des conséquences aléatoires de
son caractère discursif.
Comment
ignorer que l’apparition du Prophète Mohammad (‘alayhi salam) est directement liée à sa « fonction
cyclique » et que la Révélation coranique possède, par là même, quelque
chose de plus que le fondement d’un culte religieux au sens où l’entendent les
occidentaux issus du christianisme et que la constitution interne, sigillaire, du
dîn al haqq sauve la tradition
islamique de
toute tentative de subordination. Les ahl
al khaçç savent que c’est là le cœur de sa puissance et de sa force. C’est
pourquoi, il est bien surprenant de voir aujourd’hui, à l’instar de Mohammad
Arkoun, des islamologues universitaires donner une importance excessive aux
sciences modernes et à la philosophie et penser, en l’occurrence, que
« l’essence des débats ayant donné corps à l’éthique islamique »
proviendrait de « la croisée du droit, de la foi et des sciences » comme
si une éthique quelconque pouvait légitimement se
surajouter à la doctrine.
Pour ce qui est du second ouvrage, nous
ne ferons aucun commentaire spécial. On sait que Ramadan est surtout célèbre
pour sa volonté d’« établir un dialogue » avec des représentants de
courants idéologiques inconciliables avec la pensée traditionnelle et aussi pour
ses prestations sous les projecteurs de la scène télévisuelle qui lui permettent d’avoir raison par la discussion sur les convictions des
penseurs modernes. Cela est très bien et permet sans doute d’informer le grand
public sur l’aberration de quelques idées reçues. Mais quoi qu’en dise ou laisse supposer
le savant suisse, les conceptions républicaines des démocraties dites laïques
ne pourront jamais s’accommoder avec les fondements de l’Islam sans produire
des problèmes insolubles. Si Guénon a tant insisté sur l’illusion moderniste,
c’est « providentiellement » pour prévenir le « siècle » (al-dahr) ** et faire prendre conscience de l’ampleur
de sa contamination par « la mentalité moderne ». Il est
important de ne jamais perdre de vue, par exemple, que c’est précisément cette
mentalité envahissante que l’on trouve à l’origine de toutes les réformes
religieuses, responsables à divers degrés, des « dérives extrémistes »
qui se répandent un peu partout aujourd’hui.
A ce « débat des idées » proposé
par Ramadan, l’enjeu exige d’aller sur le terrain de l’adversaire ; il
représente par conséquent, en dépit des apparences, une issue incertaine ;
les malentendus résultants de l’agitation médiatique - et autre - ne pouvant
être dissipés qu’à la condition de poser convenablement les questions
fondamentales.
*
Nous rappellerons que ces mouvements prirent naissance dans le Dâr al-Islâm et s’y diffusèrent en vue
de donner le change à la colonisation européenne et à l’envahissement
hégémonique du monde moderne. Les extensions violentes qu’ils générèrent furent
ensuite encouragées, soutenues et manipulées par des services occidentaux dits
« secrets » agissant dans l’ombre pour le compte des intérêts politico-financiers
des Nations dominantes. Ils appartiennent de fait à la « civilisation
anti-spirituelle » des démocraties modernes et n’ont rien à voir avec l’Islâm dont la nature ne peut-être que
strictement traditionnelle (cf. J. M. Vernochet, Les Égarés : Le Wahhabisme est-il un contre
Islam ?
, Éditions
Sigest, 2013).
**
« Ne maudissez pas le siècle car le siècle est Allâh » (hadîth).
(1) [Note de René Guénon] : « Dans un ouvrage sur le Taçawwuf,
écrit en arabe, mais de tendances très modernes, un auteur syrien, qui nous
connaît d’ailleurs assez peu pour nous avoir pris pour un ‟orientaliste”, s’est
avisé de nous adresser une critique plutôt singulière ; ayant lu, nous ne
savons comment, eç-çûfiah au lieu de çûfî (numéro spécial des Cahiers du Sud)
de 1935 sur L’Islam et l’Occident), il s’est imaginé que notre calcul était
inexact ; voulant ensuite en faire lui-même un à sa façon, il est arrivé, grâce
à plusieurs erreurs dans la valeur numérique des lettres, à trouver (cette fois
comme équivalent d’eç-çûfî, ce qui
est encore faux) el-hakîm el-ilahî,
sans du reste s’apercevoir que, un ye valant
deux he, ces mots forment exactement
le même total que el-hekmah el-ilahiyah
! Nous savons bien que l’abjad est
ignoré de l’enseignement scolaire actuel, qui ne connaît plus que l’ordre
simplement grammatical des lettres ; mais tout de même, chez quelqu’un qui a la
prétention de traiter ces questions, une telle ignorance dépasse les bornes
permises... Quoi qu’il en soit, el-hakîm
el-îlahi et el-hekmah el-ilahiyah
donnent bien le même sens au fond ; mais la première de ces deux expressions a
un caractère quelque peu insolite, tandis que la seconde, celle que nous avons
indiquée, est au contraire tout à fait traditionnelle. »
(L’extrait provient d’un article publié en 1947 dans la revue Cahier du Sud ; repris pour Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme
par René Guénon, Les Essais, Gallimard 1973.)
« Ainsi,
Nous avons fait de vous une Communauté du [juste] milieu pour que vous soyez
témoins envers les hommes et pour que l’Envoyé (al-rasûl) soit un témoin
envers vous. »
(Al-Baqarah, 143)
Wasit (Milieu) et solstice d’hiver ;
14 Rabî‘ al-Âwwal.
Dans les Fuçûç al-hikam d’Ibn ’Arabî, le
quatorzième jour du mois lunaire correspond au façç d’‘Uzaîr et au
verset 5 de la sourate Al-‘Âdiyât (Les chevaux qui galopent) :
« Puis elles se placent
ensemble au milieu (fawa satna bihi jam‘an ). »
(C., 100)
Le façç d’‘Uzaîr : Sphère du quatrième
Ciel, correspondant également au Soleil, Samâ’ al-shams (Demeure
d’Idrîs) ; Cœur du Monde, Cœur de l’Homme, Cœur des Sphères.
Le « Vrai », al-haqq, « prépare
une forme » en lui insufflant l’Esprit. Le shaykh al-akbar représente
l’Esprit par le levé du Soleil sur la terre supportant les formes qui prennent
vie. Ce façç est celui du Cœur, le pôle d’entre les degrés de la
Manifestation. (La présence du « Pôle dans le monde » se situe dans
le quatrième Ciel, celui du Soleil - Idrîs). Dans le façç de la Sagesse
du verbe d’‘Uzaîr, réside le secret du qadar (décret divin)**.
* Selon que
l’on décrète le début du mois lunaire par vision directe de la Lune ou par le
calcul basée sur les éphémérides ; la lune n’étant visible que lorsqu’elle se
trouve à environ 6 degrés de sa conjonction avec le Soleil, il n'était pas
possible de la voir directement avant le samedi 12 décembre. Quoi qu'il en
soit, le 12 Rabî‘ al-Âwwal, cette année, coïncide avec le solstice d'hiver.
** Voir
Abdelbaqi Meftah ; Les Clés Ontologiques et Coraniques du Livre des Fuçûs
al-Hikam, Ibn ‘Arabî (traduit par D. Tournepiche, Éditions Arma Artis).
* *
*
CORRESPONDANCE DE FULAN*
Mail de Fulan (contenant un extrait d’une lettre de Guénon) **.
« Je tenais à t'informer que, à partir de
nouveaux documents écrits de la main de Guénon et qui affluent de plusieurs
sources,
1) A l'origine initiatique de la H.B. of L., il y
avait la secte appelée autrefois Nosaïri et aujourd'hui Alawite, comme celle de
la famille de Bashar el Asad, et qu'elle aurait été transmise par Randolph qui
l'avait reçue en Syrie. Dans cette affaire, les ‟chaldéens” étaient en fait de
tradition chaldéenne, soit des chrétiens qui suivent la liturgie en araméen et
qui vivent groupés à la frontière turco-syrienne.
2) A l'origine de l'O.T.R., il y aurait la Loge
Humanidad (d'où l'hostilité de Téder et Papus) dont l'initiation, bien
qu'irrégulière, était valide et qu'il constitua un système de hauts grades de
celle-ci où furent prononcées les conférences destinées aux 3 premiers degrés.
Je ne doute pas que cela nécessiterait d'être prouvé, mais voilà qui pour moi
éclaircit deux points obscurs et assez énigmatiques de la carrière et de l'œuvre
de Guénon.
Salamât ».
Extrait d’une lettre de Guénon (communiqué sans
référence).
« Malgré
le titre de la H. B. of L., ses enseignements ne paraissent pas avoir en somme
grand rapport avec l’hermétisme au sens propre du mot ; cela ne veut pas dire
qu’ils soient sans valeur, mais il semble qu’on ait voulu embrouiller la
question de leur provenance, qui, en tout cas, n’est certainement pas
égyptienne. Comme j’ai déjà dû vous le dire, je ne crois pas qu’il y ait jamais
eu d’autre rattachement authentique que du côté des Nosaïris ; c’est d’ailleurs
une raison de se méfier et de ne pas accepter les choses sans les examiner de
près, car tout ce qui est “secte”, comme c’est ici le cas, a forcément des
doctrines d’un caractère très mélangé ; sûrement, il y aurait un sérieux tri à
faire dans tout cela pour en dégager les éléments qui pourraient être vraiment
utilisables...Ce sont les Nosaïris (ou Ansaïris) qui sont maintenant désignés,
en Syrie, sous le nom d’Alaouites ; ils forment une organisation du même genre
que celle des Druses, et c’est d’eux que Randolph tenait son initiation »***.
* *
*
Mail de Fulan comportant une « pièce jointe »
datant de la même époque.
« Vous trouverez la preuve de ce que je ne
pouvais démontrer :
Il s'agit de la fiche de démission de Guénon de la
Loge Thébah, c'est la Loge Humanidad qui sert de référence et dans la partie
inférieure, à côté de la date d'initiation 21/3/1912, il est ajouté au centre
(à la main) et à droite (à la machine) Régul. entre parenthèses pour
régularisation, ce qui va à l'encontre des élucubrations des occultistes et
autres maçons qui cherchent à discréditer l'œuvre du grand
métaphysicien.
Salamât ».
* La seule
publication, à notre connaissance, d’un texte de Fulan se trouve dans le numéro
116 de Vers la Tradition (il s'agit du commentaire de l'illustration de couverture : « Un exemple de perfection dans l'art de la calligraphie islamique » ; on pouvait lire aussi dans cette livraison un article du même auteur intitulé
« L'alchimie humaine et les quatre éléments » signé Y. B.). Fulân est un mot arabe qui signifie
« quelqu’un », c'est-à-dire personne en particulier. C’est sous ce
pseudonyme que notre ami guénonien, aujourd’hui disparu, désirait figurer dans
la revue pour ce commentaire. En hommage, nous avons conservé cette signature pour les quelques
extraits de l’abondante correspondance-mail que nous avons échangé ainsi
que pour l’étude sur les Fuçûs al-hikam qu’il nous communiqua, il y a un
peu plus d’une quinzaine d’années, et que nous nous proposons de mettre en
ligne prochainement avec les deux articles cités à l'instant, in sha‘a-Llâh.
** Reçu, il
y a environ un an.
*** Voir : Le
Sphinx, « Avant propos de l‘éditeur »
(p. 14) ; Éditions Kalki, Rennes, 2015.