Dans son dernier ouvrage, La Maison Mohammadienne, (éd. Gallimard
2015), Claude Addas présente des textes sur la dévotion au Prophète Mohammad,
traduits et disposés selon différents points de vue. On y trouve des extraits
des Futûhât al-Mekkiyyah, des ahadîth et des propos rapportés par
quelques maîtres du taçawwuf.
L’intérêt de cette étude réside d’avantage dans les traductions elles-mêmes que
dans la présentation et les commentaires, assez intéressants, mais qui tendent
à réduire malgré tout la porté de ces enseignements à du mysticisme. Là encore,
on ignore délibérément l’apport intellectuel de Guénon*. Addas écrit,
d’après un extrait du kitab Haqîqat al-haqâ‘iq de ‘Abd al-Karîm
al-Jîlî que ce dernier se serait « consacré à plein temps à la vie
mystique après avoir été dans le commerce ». Nous ignorons ce qu’entend
précisément la traductrice par « mystique », mais il est à craindre
que son usage particulièrement excessif trahisse malgré tout une compréhension incomplète
des possibilités spirituelles de l’initiation. Il suffirait d’ailleurs de simplement
retirer toutes les occurrences un peu envahissantes de ce qualificatif avec les
allusions qu’il induit pour éliminer toute équivoque, ce qui, de plus,
allègerait les commentaires. À considérer qu’il y a du mysticisme dans l’esprit
des maîtres çûfî, il n’y a qu’un pas
à franchir pour assimiler « l’importance que Jabartî [le maître de ‘Abd
al-Karîm al-Jîlî] assignait à l’étude de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî » à du
prosélytisme ! Comment Addas peut-elle ignorer que l’intention de « convertir »
est une attitude sentimentale de nature religieuse peu compatible avec le désintéressement
des hommes de connaissance ?
On pourrait encore relever un usage
excessif de la terminologie chrétienne et de citations latines, mais l’intérêt
profond que représente l’ensemble de la traduction de ces textes, savamment
rassemblés, l’emporte sur ces quelques inconvénients. Ainsi (p. 147), à la cent
cinquante et unième question de Tirmidhî (du chapitre 73 des Futûhât) ; « Que signifie
l’expression âl Mohammad ? »,
Ibn ‘Arabî répond :
« le
âl, c’est ce qui magnifie les
figures. En effet, on appelle âl la
grandeur des figures perçues dans le mirage (sarâb). Les âl Muhammad
sont donc ceux qui sont magnifiés par Mohammad (al-‘uzamâ bi Muhammad) et Mohammad, sur lui la Grâce et la Paix,
est pareil au mirage qui fait apparaître immense celui qui s’y trouve. Ainsi,
tu crois qu’il s’agit de Muhammad, d’une grande stature, de même que tu crois
que le mirage est de l’eau – et de fait, il apparait à l’œil comme étant de
l’eau – mais, lorsque tu arrives à Mohammad, ce n’est pas Mohammad que tu
trouves, c’est Dieu que tu trouves dans une forme mohammadienne et grâce à une
vision mohammadienne. » (F. II pp.
127-128)
**
Il est intéressant aussi de noter, au
détour des nombreuses informations que contient cette étude, qu’Ismâ‘îl
al-Jabartî (804 H.), le maître d’Abd al-Karîm al Jîlî, « éminent
représentant du soufisme yéménite à l’époque rasûlide », est un véritable
akbarien : en effet, « Jabartî ne se contente pas d’étudier Ibn
‘Arabî, il en impose la lecture à son entourage ». Selon Addas qui ne
précise pas la manière dont le maître imposait cette lecture, « Hajar
al-‘Asqalinî (852 H.) qui l’a rencontré, affirme qu’il se détournait de ceux de
ses disciples qui ne possédaient pas un exemplaire des Fuçûs ».
À
propos de « L’Esprit mohammadien », Er-rûh mohammadiyyah, Ibn’Arabî (p. 50) :
« A
la station spirituelle (maqâm) [du
prophétat], Adam et tous ceux qui sont après lui ne sont que les héritiers de
Mohammad, car il était prophète alors qu’Adam, qui se trouvait entre l’eau et
la boue, n’existait pas encore. Le prophétat (nubuwwa) appartenait à Mohammad alors qu’il n’y avait pas d’Adam,
tout comme la forme humaine adamique appartenait à Adam alors que le prophète
n’avait pas encore de forme corporelle. Adam est donc le père des corps humains
et Mohammad est le père du patrimoine [spirituel], et ce depuis Adam jusqu’au
moment où cet héritage sera clos. Ainsi, toute Loi divine qui apparut et toute
science [d’ordre spirituel] procèdent du patrimoine mohammadien (mîrâth muhammadî), en toute époque, en
tout envoyé et prophète jusqu’au jour de la Résurrection. » (al-Futûhât al-makkiyya, Le Caire, 1911 -
1329 h.)
« Il
a dit : “J’étais prophète alors qu’Adam était entre l’eau et la boue”,
alors que tout autre que lui ne devint prophète qu’à l’avènement de son
magistère prophétique et au moment de sa mission apostolique. » (Ibid.)
Concernant les commentaires de cet
extrait des Futûhât, on regrette encore
que l’auteur d’Ibn’Arabî ou La quête du Souffre Rouge ne fasse
aucune référence à l’article de Guénon, Er-Rûh,
paru dans les Études traditionnelles en
1938*** :
« (…)
Si l’on considère la forme verticale de l’alif
et la forme horizontale du ba, on
voit que leur rapport est celui d’un principe actif et d’un principe passif ;
et ceci est conforme aux données de la science des nombres sur l’unité et la
dualité, non seulement dans l’enseignement pythagoricien, qui est le plus
généralement connu à cet égard, mais aussi dans celui de toutes les traditions.
Ce caractère de passivité est effectivement inhérent au double rôle
d’“instrumentˮ et de “milieuˮ universel dont nous avons parlé tout à l’heure ;
aussi Er-Rûh est-il, en arabe, un mot féminin ; mais il faut bien
prendre garde que, selon la loi de l’analogie, ce qui est passif ou négatif par
rapport à la Vérité divine (El-Haqq) devient actif ou positif
par rapport à la création (El-Khalq) (1). Il est
essentiel de considérer ici ces deux faces opposées, puisque ce dont il s’agit
est précisément, si l’on peut s’exprimer ainsi, la “limiteˮ même posée entre El-Haqq et el-Khalq, “limiteˮ par
laquelle la création est séparée de son Principe divin et lui est unie tout à
la fois, suivant le point de vue sous lequel on l’envisage ; c’est donc en
d’autres termes, le barzakh par
excellence (2) ; et de
même qu’Allah est “le Premier et le Dernierˮ (El-Awwal wa El-Akhir) au sens absolu, Er-Rûh est “le Premier et le Dernierˮ
relativement à la création. Ce n’est pas à dire, bien entendu, que le terme Er-Rûh
ne soit pas pris parfois dans des
aceeptions plus particulières, comme le mot “espritˮ ou ses équivalents
plus ou moins exactes dans d’autres langues ; c’est ainsi que dans
certains textes qorâniques notamment, on a pu penser qu’il s’agissait, soit
d’une désignation de Seyidnâ Jibraîl
(Gabriel), soit d’un autre ange à qui cette dénomination d’Er-Rûh serait appliquée plus spécialement ; et
tout cela peut assurément être vrai suivant les cas ou suivant les applications
qui en sont faites, car tout ce qui est participation ou spécification de
l’Esprit universel, ou ce qui en joue le rôle sous un certain rapport et à des
degrés divers, est aussi rûh en un sens relatif, y compris l’esprit en
tant qu’il réside dans l’être humain ou dans tout autre être particulier.
Cependant, il est un point auquel beaucoup de commentateurs exotériques
semblent ne pas prêter une attention suffisante : lorsque Er-Rûh est
désigné expressément et distinctement à côté des anges (el-malaîkah) (3), comment serait-il possible d’admettre que, en
réalité, il s’agisse simplement de l’un de ceux-ci ? L’interprétation
ésotérique est qu’il s’agit alors de Seydnâ Mitatrûn (le Metatron
de la Kabbale hébraïque) ; cela permet d’ailleurs de s’expliquer
l’équivoque qui se produit à cet égard, puisque Metatron est aussi
réprésenté comme un ange, bien que, étant au-delà du domaine des existences
“séparéesˮ, il soit véritablement autre chose et plus qu’un ange ; et cela
du reste, correspond bien encore au double aspecte du barzakh (4).
Une
autre considération qui concorde entièrement avec cette interprétation est
celle-ci : dans la figuration du “Trôneˮ (El-Arsh), Er-Rûh est
placé au centre, et cette place est effectivement celle de Metatron ; le “Trôneˮ est le lieu de la “Présence
divineˮ, c’est-à-dire de la Shekinah qui, dans la tradition hébraïque,
est la “parèdreˮ ou l’aspect complémentaire de Metatron. D’ailleurs, on
peut même dire que, d’une certaine façon, Er-Rûh s’identifie au “Trôneˮ
même, car celui-ci, entourant et enveloppant tous les mondes (d’où l’épithète El-Muhît
qui lui est donnée), coïncide par là avec la “circonférence premièreˮ dont
nous avons parlé plus haut (5). On retrouve encore ici les deux faces du barzakh : du côté d’El-Haqq, c’est Er-Rahmân
qui repose sur le “Trôneˮ (6) ; mais, du côté d’el-Khalq, il
n’apparaît en quelque sorte que par réfraction à travers Er-Rûh, ce qui
est en connexion directe avec le sens de ce hadîth : “Celui qui me voit, celui-là voit
la Véritéˮ (man raanî faqad raa el-Haqq). C’est là, en effet, le mystère
de la manifestation “prophétiqueˮ (7) ; et l’on sait que, suivant la
tradition hébraïque également, Metatron est l’agent des “théophaniesˮ et
le principe même de la prophétie (8), ce qui, exprimé en langage islamique,
revient à dire qu’il n’est autre qu’Er-Rûh el-mohammediyah, en qui tous
les prophètes et les envoyés divins ne sont qu’un, et qui a, dans le “monde
d’en basˮ son expression ultime dans celui qui est leur “sceauˮ (Khâtam
el-anbiâï wa’l-mursalîn), c’est-à-dire qui les réunit en une synthèse
finale qui est le reflet de leur unité principielle dans le “monde d’en hautˮ (où
il est awwal Khalqi’Llah, ce qui est le dernier dans l’ordre manifesté
étant analogiquement le premier dans l’ordre principiel), et qui est ainsi le “seigneur
des premiers et des derniersˮ (seyid el-awwalîna wa’l-akhirîn). C’est
par là, et par là seulement, que peuvent réellement être compris, dans leur
sens profond, tous les noms et les titres du Prophète, qui sont en définitive
ceux mêmes de l’ “Homme universelˮ (El-Insânul-kâmil), totalisant
finalement en lui tous les degrés de l’Existence, comme il les contenait tous
en lui dès l’origine : alayhi çalatu Rabbil-Arshi dawman, “que sur
lui la prière du Seigneur du Trône soit perpétuellement ! »
[Notes
de Guénon :]
(1) Ce double aspect correspond en un certain sens,
dans la Kabbale hébraïque, à celui de la Shekinah, féminine, et de Metatron,
masculin, ainsi que la suite le fera mieux comprendre.
(2) Cf. T.
Burckhardt, Du “barzakhˮ (numéro de décembre 1937 des Etudes Traditionnelles.).
(3) Par exemple dans la Sûrat El-Qadr (XCVII,
4) “Tanazzalu’l-malâïkatu wa’r-rûhu fihâ…ˮ
(4) Dans certaines formules ésotériques, le nom d’Er-Rûh
est associé à ceux de quatre anges par rapport auxquels il est, dans
l’ordre céleste, ce qu’est, dans l’ordre terrestre, le Prophète par rapport aux quatre premiers Kholafâ
; cela convient bien à Mitatrûn, qui d’ailleurs s’identifie ainsi
nettement à Er-Rûh el-mohammediyah.
(5) Sur ce sujet du “Trôneˮ et de Metatron, envisagé au
point de vue de la Kabbale et de l’angélologie hébraïques, cf. Basilide, Notes
sur le monde céleste (numéro de juillet 1934, p. 274-275), et Les Anges (numéro
de février 1935, p. 88-70 des Etudes Traditionnelles).
(6)
Suivant ce verset de la Sûrat
Taha (XX, 5) : “Er-Rahmânu
‘alâ’l-’arshi estawâˮ.
(7)
On peut remarquer que
par là se rejoignent d’une certaine façon la conception du Prophète et celle de
l’Avatâra, qui procèdent en sens inverse l’une de l’autre, la seconde
partant de la considération du principe qui se manifeste, tandis que la
première part de celle du “supportˮ de cette
manifestation (et le “Trôneˮ est aussi le “supportˮ
de la Divinité).
(8)
Cf. Le Roi du Monde, p. 30-33. »
Nous avons cité cet extrait malgré sa
longueur afin de permettre au lecteur de La Maison mohammadienne de
mieux situer le point de vue de C. Addas (p.47-66) qui s’en est tenu, là comme
ailleurs, aux limites convenues dans l’enceinte universitaire. In eo
quod plus sit semper inest et minus.
* « La
dénomination de “mysticisme islamique ” mise à la mode par Nicholson et
quelques autres orientalistes, est fâcheusement inexacte, comme nous l’avons
déjà expliqué à plusieurs reprises : en fait, c’est de taçawwuf qu’il s’agit, c'est-à-dire
quelque chose qui est d’ordre essentiellement initiatique et non point
mystique. » (René Guénon ; Aperçus
sur l’ésotérisme islamique et le Taoïsme, p.137, Gallimard 73).
** Addas ne
mentionne pas l’allusion du shaykh al-akbar au verset 38 de la sourate Al-Nûr (commenté ci-dessous dans le
message du 18/05/2013 - libellé Ibn’Arabî -) ; « L’Adyâropa dans le Coran »).
*** Ibid.