Aperçus sur le
« Retournement »
(Extrait)
L’orthodoxie de l’enseignement de Guénon
semble également être sujet à caution pour Mr Gilis qui fait remarquer :
« Au début du chapitre III de L’Homme
et son devenir, [Guénon] écrit : “le Soi”… ne doit pas être
distingué d’Atmâ ; et, d’autre
part, Atmâ
est identifié à Brahma même : c’est
ce que nous pouvons appeler l’“Identité Suprême”, d’une expression empruntée à l’ésotérisme
islamique, dont la doctrine, sur ce point comme sur bien d’autres, et malgré de
grandes différences dans la forme, est au fond la même que celle de la
tradition hindoue. La réalisation de cette identité s’opère par le Yoga, c’est-à-dire l’union intime et
essentielle de l’être avec le Principe Divin ou, si l’on préfère, avec
l’Universel ; le sens propre de ce mot Yoga,
en effet, est “union” et rien d’autre…”. René Guénon n’indique pas à quelle
expression de l’ésotérisme islamique il fait ainsi allusion [souligne l’auteur
pour une raison qui n’apparait pas clairement]. D’autre part, la notion d’“identification”
appelle certaines réserves […]. À vrai dire, le concept d’“identité”, qui
implique une dualité de terme exprimée sous la forme “ceci est cela”, convient
assez mal pour désigner, dans sa formulation proprement muhammadienne, la
réalisation suprême » (1).
Ensuite, Mr Gilis insinue en
quelque sorte que ce n’est pas faux mais que ce n’est pas vrai non plus, et
c’est très précisément le jugement intellectuel qui peut être porté sur
certains de ses livres, car sa « réalisation suprême » ne correspond
strictement à rien. En effet, l’ « union » (Yoga) désigne la « relation » ou plus exactement le
« moyen » par lequel s’opère la réalisation de l’ « identité
suprême » et, quand bien même le moyen ne doit pas être confondu avec la
fin, il n’y a pas d’initiation effective tant que cette « relation »
n’est pas établie consciemment. Cependant, au-delà de toute distinction, seule
cette « relation » subsiste, non particularisée, et c‘est la raison
pour laquelle le « moyen » (Yoga)
peut servir à désigner la fin (Yogi) car
c’est la façon la plus impersonnelle de concevoir l’inexprimable
lorsque cette conception s’impose, bien que ce soit l’Identité qui est suprême
et non sa « réalisation ».
Quoi qu’il en soit, si
l’objectif de Mr Gilis était de détourner ses lecteurs de l’enseignement de
Guénon, il ne pourrait assurément pas mieux s’y prendre, mais nous pensons que
sa « dialectique » s’exprime principalement par ses conceptions
mystiques sur la Servitude (Ubûda)
qui, selon lui, « ne se relie à rien » (2) ; et
c’est bien en cela qu’il se distingue de Michel Vâlsan pour qui, « La Ubûdah est la Servitude en tant que
rattachée opérativement à Allâh, non pas à soi-même car cette dernière est Ubudiyyah » (3). Du
reste, ce rattachement opératif n’est pas sans avoir des rapports avec nos
considérations sur le nom divin Allahumma.
Afin de corriger certaines
déformations similaires véhiculées par Arthur Avalon, Guénon écrit :
« Nous devons dire, tout d’abord, que nous ne pouvons pas
être entièrement d’accord avec l’auteur sur le sens fondamental du mot yoga, qui, étant littéralement celui d’ “union”
, ne pourrait se comprendre s’il ne s’appliquait essentiellement au but suprême
de toute “réalisation” ; il objecte à cela qu’il ne peut être question d’union
qu’entre deux êtres distincts, et que Jîvâtmâ
n’est point réellement distinct de Paramâtmâ.
Ceci est parfaitement exact, mais, quoique l’individu ne se distingue en effet
de l’Universel qu’en mode illusoire, il ne faut pas oublier que c’est de l’individu
que part forcément toute “réalisation” (ce mot lui-même n’aurait autrement
aucune raison d’être), et que, de son point de vue, celle-ci présente
l’apparence d’une “union”, laquelle, à vrai dire, n’est point quelque chose “qui doit être effectué”, mais seulement une prise de conscience de “ce qui
est”, c’est-à-dire de l’“Identité suprême”. Un terme comme celui de yoga
exprime donc l’aspect que prennent les choses vues du côté de la manifestation,
et qui est évidemment illusoire au même titre que cette manifestation elle-même
; mais il en est de même, inévitablement, de toutes les formes du langage
puisqu’elles appartiennent au domaine de la manifestation individuelle, et il
suffit d’en être averti pour ne pas être induit en erreur par leur
imperfection, ni tenté de voir la l’expression d’un “dualisme” réel. » (4).
Maintenant, si certains
« akbariens » étaient un peu plus scrupuleux à l’égard de
l’enseignement islamique de René Guénon, ils n’auraient sans doute pas manqué
de se rendre compte que celui-ci a donné toutes les indications qui permettent
de retrouver les principes fondamentaux de la Wahdat al-Wujûd (5).
Y.
B.
Notes
(1) Les Sept Etendards du
Califat, p. 27.
(2) Ibid., p. 32. Mr
Gilis précise encore : « ni au “Très Haut”, ni à ce qui est “très
bas” » (Études complémentaires sur
le Califat, p. 131) ce qui est une véritable affirmation
d’individualisme !
(3) Commentaire inédit de l’Oraison Bénie (Hizb Mubârak) d’Ibn Arabî, à propos du verset : « Seigneur,
réalise pour moi ma Servitude Impersonnelle (Ubûdah) en effaçant tout rapport à moi, et confirme ma réalité
véritable (haqîqah), afin que soit
exclue toute efficacité… autre que la tienne ». Cf. aussi Ibn Arabî : Le
dévoilement des effets du voyage, p. XXI, note 15*.
En fait, la Servitude et la Délivrance ne se distinguent que par
le « Retournement » et la Servitude Impersonnelle est la Liberté
métaphysique qui, dans l’état humain, ne peut s’actualiser dans les actes que
par l’intermédiaire de la Ubudiyyah,
c’est-à-dire de la liberté conditionnée ou « différée ». C’est dans
cette perspective de la Liberté « différée » dans l’état humain que
le comportement (suluk) du Prophète
de l’Islam véhiculé par la sunnah comporte
de véritables enseignements sur la « théorie du geste ».
(4) Études sur l’Hindouisme,
p. 28.
(5) La Grande Triade,
ch. III.
*[Note 15 : « Par cette négation de la relation et donc
de la dualité, le serviteur devient pleinement le serviteur de Dieu, comme le
précise cette définition de la ‘ubûda :
“…le rattachement (nisba) du
serviteur à Dieu, non à lui-même. S’il se rattache à lui-même, il s’agit de la ‘ubûdiyya, non de la ‘ubûda, laquelle est plus parfaite…” (Futûhât II 128) » (Traduction et
présentation : D. Gril, ÉDITION DE L’ÉCLAT.)]
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À l’adresse de certaines personnes ayant
contesté les remarques de Y. B., nous rappellerons que
l’expression « Identité suprême » apparait pour la première fois dans
la revue La Gnose (numéro 12 de
l’année 1910) sous la plume d’Abdul-Hâdî (Ivan Aguéli) dans la traduction de l’« Epitre intitulée LE
CADEAU sur la manifestation du Prophète » (par le Sheikh initié et
inspiré Mohammed Ibn Fazlallah el-Hindi) :
« Il y a plusieurs espèces en
“l’identité suprême”, c’est-à-dire en l’unité de l’existence. » (Écrits pour La Gnose, p. 17)
Ensuite, dans « PAGES
DEDIEE A MERCURE SAHAIF ATARIDIYAH » (La Gnose, n° 1 et 2, année 1911) :
« “L’Identité suprême” (Wahdatulwujûd
= l’Identité de l’Existence) est basée sur l’accord parfait entre l’extérieur
et l’intérieur. Dieu est l’Existence, et l’Existence est toujours unique et
absolue, en tant que superlatif. » (Écrits pour La Gnose, p. 26)
Il est évident que le titre « L’Identité suprême
dans l’ésotérisme musulman » qui
figure sur la page annonçant la traduction de la Risatul-Ahadiyyah de Balyanî (Ibid. p. 107) a un sens très différent de celui que
voudrait lui attribuer Gilis, puisqu’il y évoque de manière directe la
« non-dualité » dont la signification ne peut être totalement exclue
du terme ahadiyyah. Guénon ayant
validé ensuite cette expression pour l’ésotérisme islamique, il n’y a aucune raison de
la remettre en cause.
Quelques définitions des termes : ahad, wahdah, wujûd et ‘adam, selon Abd al-karîm al-Jîlî et René Guénon.
Ahad (al-ahadiyah) :
« Le mot “Unité” (al-ahadiyah) désigne la révélation [mujalî, de la racine jalâ qui signifie apparaître, se
manifester] de l’Essence (al-dhat) en
laquelle n’apparaissent ni les Noms (al-asmâ’)
ni les Qualités ni aucune trace de leurs effets… » (T. Burckhardt ; Insânu-l-kamîl de ‘A. K. al-Jîlî)
Wahdah (al-wâhidiyah) :
« La distinction entre
l’Unité (al-ahadiyah), l’Unicité (al-wâhidiyah) et la “Qualité de
Divinité” (al-ulûhiyah) consiste en
ce que, dans l’unité, rien des Noms et des qualités ne se manifeste ; elle
se rapporte donc à l’essence pure dans son actualité immédiate, tandis que dans
l’Unicité, les Noms et les Qualités et leurs activités se manifestent, mais par
égard à l’Essence seulement, non pas en
mode séparatif, de façon que chacune y est la détermination essentielle de
l’autre. » (Ibid.)
Wujûd (al-wujûd) :
Tout ce qui est
perceptible (le monde de la dualité) ; la Manifestation, l’Existence (existence :
de ex, hors de, et stare, « se tenir debout »,
du lat. essere, issu de esse, être ; l’Existence est
proprement « ce qui se tient à l’extérieur »).
Al-‘adam :
Selon Guénon, l’être
présuppose le Non-Être qui « est en dehors et au-delà de
l’être » ; « [le Non-Être] comprend ce qui est au-delà de
l’extension de l’Être, et il contient en principe l’Être lui-même ». Et,
il ajoute immédiatement : « Seulement, dès lors qu’on oppose le
Non-Être à l’Être, ou même qu’on les distingue simplement, c’est que ni l’un ni
l’autre n’est infini, puisque, à ce point de vue, ils se limitent l’un l’autre
en quelque façon ; l’infinité n’appartient qu’à l’ensemble de l’Être et du
Non-Être, puisque cet ensemble est identique à la Possibilité
universelle ». (EMÊ, p.26, Éd. VÉGA, 1957)
Du point de vue intégral de
l’ « Identité suprême » (tableau ci-dessus), la Possibilité
universelle ou l’ « Être total » peut se représenter par les
deux figures circulaires suivantes :
La figure de gauche
correspond au développement de la Wahdah
al-wujûd à partir du centre vers la circonférence (symbolisant l’existence)
tandis que celle de droite représente son enveloppement ou encore l’intégration
par le Principe suprême de tous les degrés de la manifestation, exprimant plus directement
la « prise de conscience de ce qui est », ou l’ « Identité
suprême ». Celle-ci, pour le wasîl (celui
qui est arrivé), présuppose la totale disparition de la dualité d’un
« sujet » avec un « objet de réalisation » :
« La
personnalité ne “devient” rien, puisqu’elle est dans l’“éternel présent” ; et
la “réalisation” ne peut consister qu’en une prise de conscience de ce qui est,
d’une façon absolue et inconditionnée. »
(R.
Guénon, Correspondance L. Caudron, Le Caire 28/5/32.)
Afin de mieux préciser ce dont il s’agit,
Guénon ajoutait un peu plus tard pour son correspondant :
« Quant
aux nouvelles questions qui se posent pour vous, j’appellerai tout d’abord
votre attention sur un point : c’est que, contrairement à ce qui a lieu pour
les états relatifs et conditionnés, l’état suprême n’est pas quelque chose à
obtenir par une “effectuation” quelconque ; il s’agit uniquement de prendre
conscience de ce qui est (et je pense l’avoir indiqué assez
explicitement dans “L’Homme et son devenir”). Mais alors il ne peut plus être
question d’individualité, puisque celle-ci, manifestation transitoire de
l’être, est essentiellement caractérisée par la séparation ou la limitation
(définie par la condition formelle), si bien qu’on pourrait dire qu’elle n’a
qu’une existence en quelque sorte négative. » (Ibid, Le Caire 29/1/33)
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