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Le texte des « Aperçus sur le
“Retournement” » fut rédigé en 1996. Il s’étend sur plus de 50 pages et
comprend 153 notes. Afin de le rendre plus accessible, nous l’avons découpé et
titré en XV chapitres qui correspondent aux extraits mis en ligne dont la
succession n’est pas celle de leur rédaction ; ainsi, l’extrait suivant,
que nous avons intitulé « La “Station mohammadienne” et le “Centre
suprême” » intègre les trois premières pages du tapuscrit et constituera
le premier chapitre du PDF*.
D’emblée, l’auteur y exprime un
point de vue qui se distingue de l’interprétation de Michel Vâlsan et de
quelques uns de ses héritiers, mais il s’agit surtout pour Y.B. de démontrer
que « la subordination intellectuelle à la Maîtrise de Guénon permet de
“rassembler ce qui est épars” et d’aller bien au-delà d’une simple lecture
“théorique” des livres traditionnels ». Si l’interprétation vâlsanienne diffère
de l’enseignement guénonien en ce qu’elle résulte d’une prise en considération
du point de vue religieux, en revanche, l’auteur des « Aperçus » s’en
tient strictement à la plénitude métaphysique exprimée par Guénon tout au long
de son œuvre et, dès la première note de ce chapitre, il rappelle que pour ce
dernier « l’ésotérisme véritable est tout autre chose que la religion
extérieure et, s’il a quelques rapports avec celle-ci, ce ne peut être qu’en
tant qu’il trouve dans les formes religieuses un mode d’expression symbolique »
; et Guénon ajoute même : « peu importe, d’ailleurs, que ces formes
soient celles de telle ou telle religion, puisque ce dont il s’agit est l’unité
doctrinale essentielle qui se dissimule derrière leur apparente
diversité ». C’est l’importance de cette distinction spirituelle entre
l’ésotérisme et le point de vue religieux ou mystique qui justifie à nos
yeux l’ensemble des réflexions offertes par cette étude.
* Ce
PDF sera librement
disponible lorsque la totalité des chapitres aura été publiés ; voir « LA PRÉSENTATION DES TEMPS MODERNES » posté le 22/05/2018
CHAPITRE I
LA « STATION MOHAMMADIENNE »
ET
LE « CENTRE SUPRÊME »
Idha
stawâ-l-hubb saqata-l-adab.
L’inversion est
le rapport d’analogie qui existe entre l’état humain et les états supra-humain,
et il ne constitue pas une caractéristique du Centre suprême comme pourrait le
laisser penser une note de Michel Vâlsan sur la « Station
Mohammadienne » qui semble traduire son indépendance doctrinale à l’égard
de l’autorité de René Guénon (1).
Du reste, la
conception vâlsanienne du Centre suprême ne correspond pas à celle à laquelle
Guénon nous a familiarisé car, dans la note précitée, Michel Vâlsan envisage la
hiérarchie suprême de l’Islam par l’intermédiaire du Qutb et des deux Imâms alors
qu’il n’est pas fait mention de ces deux derniers dans le Roi du Monde où le Qutb
est seulement envisagé dans sa relation de subordination à l’égard de Métatron (p. 32). Par ailleurs,
Michel Vâlsan conçoit l’investiture au Centre suprême comme une
« visite » ou une « cérémonie » postérieure à ce qu’il
considère comme devant être une « initiation » à la réalisation
descendante (2) ; seulement, en ce qui concerne
l’initiation, Guénon a écrit :
« Le seul cas où cette condition [c’est-à-dire
l’initiation] n’existe pas est celui de la réalisation descendante, parce que
celle-ci présuppose que la réalisation ascendante a été accomplie jusqu’à son
terme ultime » (3).
D’autre part, il
n’y a aucune relation « organique », si l’on peut dire, entre la
réalisation descendante et le Centre suprême puisque le degré spirituel de ce
dernier correspond à l’ « état primordial » et au terme des
« petits mystères » : c’est-à-dire au
« point central où s’établit la communication
directe du monde terrestre avec les états supérieurs et, à travers ceux-ci avec
le principe suprême » (4).
Enfin, cette
relation entre la réalisation descendante et le Centre suprême incline C. A.
Gilis à faire de celui-ci un centre secondaire par rapport à celui de l’Islam (5) et bien qu’il le fasse en conformité
avec une indication de Michel Vâlsan, il se met en contradiction formelle avec
ce dernier lorsqu’il écrit que les trois Sceaux « correspondent à trois
fonctions uniques qui relèvent directement, non de la forme islamique au sens
strict, mais du Centre initiatique suprême » (6)
puisque,
suivant l’indication de son Cheikh, l’investiture suprême du Cheikh al-akbar
est antérieure à son investiture en tant que Sceau (7) ; mais, lorsque son
disciple zélé déclare : « c’est l’exercice de ce pouvoir [?], appartenant
en propre au Centre Suprême de notre monde et déterminant pour l’ensemble de
l’univers traditionnel, les “confirmations” et les “abrogations” rendues
nécessaires par les circonstances [?], qui a précisément pris fin avec l’Islam,
seule forme traditionnelle qui se présente de manière explicite comme la
dernière Révélation divine et seule appelée à demeurer extérieurement jusqu’au
terme du présent cycle » (8), n’est-ce pas là une manière de
témoigner de son incapacité d’envisager l’ésotérisme au-delà de son aspect
contingent et formel ? Selon M. Vâlsan, la notion de Sceau est
« typiquement islamique ». Quant à la forme extérieure de la
tradition islamique, c'est-à-dire sa « religion », elle sera
dégénérée, comme les autres formes religieuses, puisque l’un des aspects de la
fonction du Mahdî consistera précisément à la revivifier.
À vrai dire la
note de Michel Vâlsan sur le Centre suprême repose sur le fait que, dans la
hiérarchie de la « Station Mohammadienne », Abû Bakr siège à la
droite de Mohammad et ‘Umar à sa gauche alors que ces deux Compagnons étaient
respectivement l’Imâm de gauche et l’Imâm de droite à l’époque du Prophète de
l’Islam. Seulement, suivant une tradition prophétique (Sunnah) :
« Le Prophète ayant voulu envoyer quelqu’un
pour une affaire importante, alors qu’Abû Bakr était à sa droite et ‘Umar à sa
gauche, ‘Alî lui avait demandé : “Qu’est-ce qui t’empêche d’envoyer l’un
de ceux-ci ?” Et le Prophète avait répondu : “Je ne saurais me passer
d’eux, car ils sont pour la religion comme l’ouïe et la vue pour la tête ” »
(9).
Comme cette
scène se déroule dans l’état humain, Mr Gilis justifie cette nouvelle inversion
des Compagnons de la manière suivante : « Transposée au degré de la
hiérarchie du Centre du monde, la fonction d’Abu Bakr correspond au Sacerdoce
et à la “droite” du Prophète, et celle d’ ‘Umar à la Royauté et à sa
“gauche » ”(10).
Seulement, comme l’Imâm de gauche est plus élevé en degré que l’Imâm de droite
et que c’est le premier qui succède au Pôle [de la tradition islamique], cette
interprétation pourrait laisser croire que la fonction sacerdotale est
subordonnée à la fonction royale dans l’esprit de l’auteur.
Maintenant il
faut dire que c’est bien évidemment la « supériorité » de l’Imâm de
gauche sur l’Imâm de droite qui constitue la véritable « inversion » dans
la hiérarchie islamique par rapport à la tradition universelle puisque, dans
celle-ci, la « droite » est en rapport avec la fonction sacerdotale,
l’ « Esprit », la « Voie du Ciel » et le Dêva-yâna, et la « gauche »
avec la fonction royale, l’« âme », la « Voie de la terre »
et le Pitri Yâna (11).
À propos de la
crucifixion de Saint Pierre la tête en bas, Michel Vâlsan fait remarquer que
« pour pouvoir réaliser la restauration de l’état primordial il faut
inverser l’orientation humaine actuelle, ce qui nécessitera initialement une
inversion dans l’ordre des “formes” qui par leur rôle symbolique doivent
finalement favoriser le rétablissement des réalités informelles mêmes » (12). L’inversion à
laquelle il est fait allusion ici correspond, en réalité, au « retournement »
dont Guénon a exposé les principes généraux dans La Grande Triade (ch. XXII et XXIV) et qui constitue la véritable
« clé » pour comprendre les distinctions qui caractérisent les
doctrines sapientales et prophétiques, ainsi que le point de vue de la « manifestation »
et celui de la « création », comme le symbolise, du reste, la figure
de la lettre arabe nûn qui est
« retournée » par rapport à la lettre sanskrite na (13).
Y. B.
(À suivre)
NOTES
(1)
l’Islam et la Fonction de René Guénon, (Éd. de
l’Œuvre, Paris, 1984, p.181, note 11). Rappelons que la fonction de René Guénon
n’est subordonnée à aucune tradition quelle qu’elle soit. C’est par un scrupule de convenance à l’égard de Michel Vâlsan, dont la maîtrise spirituelle n’est
pas en cause, que nous parlons d’« indépendance ». Cette maîtrise se
caractérise par une conception religieuse de la voie initiatique qui serait
complémentaire de l’orientation intellectuelle préconisée par Guénon si cette
conception n’était envisagée de façon quelque peu exclusive comme l’illustre
d’ailleurs la réduction du symbolisme de l’arche, qui représente la
« forme ultime de l’orthodoxie traditionnelle pour le cycle actuel »,
à la Shari‘ah (ibid. p. 124 et 140), c’est-à-dire à la « législation basée
essentiellement sur la religion » (Autorité
spirituelle et pouvoir temporel, chap. VII, p. 84, n. 2). Plus loin, Guénon
précise que la tradition judaïque est « la source et le point de départ de
tout ce qui peut porter le nom de “religion” dans son sens le plus précis
puisque l’Islamisme s’y rattache aussi bien que le Christianisme » (ibid., p. 102, n.11) ; et, on
connait l’importance attribuée à Moïse (cité 136 fois dans le Coran) pour
l’institution du culte islamique durant le « voyage céleste » de Mohammad).
À cet égard, nous dirons avec Guénon : « Pour notre part, nous ne
pensons pas qu’il faille se placer à un tel point de vue, car l’ésotérisme
véritable est tout autre chose que la religion extérieure, et, s’il a quelques
rapports avec celle-ci, ce ne peut être qu’en tant qu’il trouve dans les formes
religieuses un mode d’expression symbolique ; peu importe, d’ailleurs, que ces
formes soient celles de telle ou telle religion, puisque ce dont il s’agit est
l’unité doctrinale essentielle qui se dissimule derrière leur apparente
diversité » (L’Ésotérisme de Dante,
p. 9).
(2) Ibid. p. 179. Les guillemets sont de
Michel Vâlsan. La notion de qutb n’est
pas coranique, parce que la source d’inspiration du « Livre Sacré »
des musulmans dépasse non seulement le cadre des formes religieuses, mais
englobe tout notre Manvantara. En
effet, la manifestation corporelle de Mohammad est précédée d’une période de
78 000 ans qui concerne son aspect « intérieur » symbolisé par
le Coran et qui se réfère au Manvantara
précédent puisque le nôtre totalise 64 000 ans. Autrement dit,
l’inspiration coranique correspond à l’ère du Satyavrata dont le « nom signifie littéralement “voué à la
Vérité”, et cette idée de la “Vérité” se retrouve dans la désignation
de Satya-Yuga, le premier des quatre
âges en lesquels se divise le Manvantara.
On peut aussi remarquer la similitude du mot Satya avec le nom de Saturne,
considéré précisément dans l’antiquité occidentale comme le régent de
l’ “Âge d’or” ; et, dans la tradition hindoue, la sphère de Saturne est appelé Satya-loka »
(Symboles de la Science Sacrée, chap.
XXII, p. 150, n. 4) qui correspond à Abraham dans l’ésotérisme islamique et
auquel Mohammad se rattache par sa filiation charnelle et spirituelle en tant
que hanîf (l’Islam et la Fonction de René Guénon, p.130-132).
(3)
Initiation et réalisation spirituelle, p. 177, note 1.
(4)
Le Roi du monde, p. 31 : « suivant
la tradition extrême-orientale, l’“Invariable Milieu” est le point où se
manifeste l’ “Activité du Ciel” » (note de l’auteur à propos du
Brahâtma qui peut « parler à Dieu face à face »).
(5)
(Études complémentaires sur le Califat,
p. 106, n. 15), Rappelons que « l’Agarttha est un centre spirituel
établi dans le monde terrestre, par une organisation chargée de conserver
intégralement le dépôt de tradition sacrée qui “a recueilli, l’héritage de
l’antique “dynastie solaire” (Sûrya-vansha) qui résidait jadis à
Ayodhyâ, et qui faisait remonter son origine à Vaivaswata, le Manu du
cycle actuel », c’est-à-dire, « “L’Intelligence cosmique” qui
réfléchit la Lumière spirituelle pure et formule la Loi (Dharma) propre aux conditions de notre monde où de notre cycle
d’existence » (Le Roi du Monde,
p 13-14 ). Bien que sa localisation soit secondaire quand on ne la
recherche pas par des moyens extérieures, « cette “Terre Sainte”, défendue
par des “gardiens” qui la cachent aux regards profanes tout en assurant
pourtant certaines relations extérieures, est en effet invisible, inaccessible,
mais seulement pour ceux qui ne possèdent pas les qualifications requises pour
y pénétrer » (Ibid. p. 96).
(6)
René Guénon et l’avènement du troisième Sceau, p. 42.
(7)
l’Islam et la Fonction de René Guénon, p. 179.
(8)
Le Coran et la fonction d’Hermès (Paris 1984, p.
20). Lorsque le Cheikh Al-Akbar se trouvait à Tunis, une tablette du
« trésor » de la Kaaba lui fut apportée et il « demanda à Allâh de la remettre à sa place » en invoquant le
prétexte de convenance (adab) à
l’égard du Mahdî auquel ce « trésor » est réservé (cf. C.-A. Gilis : La Doctrine du Pèlerinage, p. 47-48).
A vrai dire, on peut se demander si la « fascination aveugle » que
cette tablette pouvait susciter n’est pas en relation avec l’« abrogation
des mystères » décrétée en 1877 par le Centre suprême et que Mr Gilis
ignore superbement. Ailleurs, cet auteur écrit que « le califat de Dawûd
marque symboliquement la fin de la manifestation extérieure du Centre
Suprême » (Les Sept Etendards du Califat)
alors que, selon M. Ossendowski, l’Agarttha « est devenu souterrain “il y a
plus de six mille an” et il se trouve que cette date correspond, avec une
approximation très suffisante, au début du Kali-Yuga ou “âge noire” »
précise le Cheikh Abd el-Wâhid (Le Roi du
Monde, p. 67).
(9) Cité dans La Professions de Foi, attribuée à Ibn
‘Arabî, traduction Deladrière, Ed. Sindbad, 1985).
(10) La Prière du jour du Vendredi ; p. 20, n. 22
(Paris, 1994). Guénon a démontré qu’il y a une correspondance entre la vue et
les sédentaires d’une part et d’autre part entre l’ouïe et les nomades (Le
Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXI).
(11) Les Symboles de la science Sacrée, chap.
XVII ; La Grande triade, chap. VII.
(12)
L’Islam et la fonction de René Guénon, p. 71.
(13) (Initiation et Réalisation spirituelle,
p. 232-233). En dehors de la racine arabe QLB
qui désigne le « Cœur » et le « Retournement », cet aspect
doctrinal, en Islam, est en relation avec le Nom divin Al-Latîf.
Dans l’ordre des
faculté individuelles, l’audition est « fixée » dans le « Livre
Sacré » et, dans les traditions prophétiques, elle est accessible à toutes
les « castes » par la récitation de la « Parole » dont le
terme arabe Kalâm est constitué de lettres qui servent à désigner la « Perfection »
(Kamâl) et la Royauté (Malik) ; ce qui, d’un point de vue
initiatique, est en rapport avec la « possession » des éléments
supra-sensible véhiculés par la « Parole sacrée » dont Guénon a
souligné le caractère royal (Études sur
l’Hindouisme, p. 196). Du reste, la législation prophétique est analogue
non pas au Mânava-dharma mais au Dharma-Shâstra ou « Livre de
la loi » qui, en Inde concerne les
Kshatryas (Autorité Spirituelle et
Pouvoir Temporel, ch. VIII,p. 102, n. 1).
[Notes complémentaires]
À propos de la
note 5 du chapitre I.
Il est opportun
de rappeler la suite du texte cité par YB (Le
Roi du Monde, chap. « Les trois
fonctions suprêmes ») : « “Quand il sort du temple, dit M.
Ossendowski, le Roi du Monde rayonne de la Lumière divine”. La Bible hébraïque
dit exactement la même chose de Moïse lorsqu’il descendait du Sinaï, et il est
à remarquer, au sujet de ce rapprochement, que la tradition islamique regarde
Moïse comme ayant été le “Pôle” (El-Qutb) de son époque ; ne
serait-ce pas pour cette raison, d’ailleurs, que la Kabbale dit qu’il fut
instruit par Metatron lui-même ? Encore conviendrait-il de
distinguer ici entre le centre spirituel principal de notre monde et les
centres secondaires qui peuvent lui être subordonnés, et qui le représentent
seulement par rapport à des traditions particulières, adaptées plus
spécialement à des peuples déterminés. Sans nous étendre sur ce point, nous
ferons remarquer que la fonction de “législateur” (en arabe rasûl), qui
est celle de Moïse, suppose nécessairement une délégation du pouvoir que
désigne le nom de Manu ;
et, d’autre part, une des significations contenues dans ce nom de Manu indique
précisément la réflexion de la Lumière divine ».