« La figure de
l’Archéomètre » est le dernier article de YB que nous mettons en
ligne (hormis la suite à venir des « Aperçus sur le “Retournement” ») ; il se distingue de tous ses autres écrits par une signature
manuscrite, que nous avons reproduite telle qu’elle figure sur l’original, ainsi que par la mention « Études guénoniennes » apparaissant sur la
première page du tapuscrit. Il nous a semblé opportun de garder ce titre
générique pour tous les textes de cet auteur qui seront enregistrés sous PDF
(bientôt disponibles à l’adresse-mail indiquée dans le message « LA FIN DES TEMPS MODERNES » – PRÉSENTATION
2017 / 2018 – (posté le 14/07/2017).
M.R.
LA FIGURE DE L’ARCHÉOMÈTRE
I
S’il fallait
schématiser l’héritage de l’œuvre de René Guénon, on pourrait dire que celui-ci
est représenté par la figure de l’archéomètre qui a été transmis à Saint-Yves
D’Alveydre par un initié se réclamant de la tradition hindoue, et qui venait
d’une région où l’élite occidentale de la Rose-Croix s’est retirée après les
traités de Westphalie (1). On sait que D’Alveydre a plagié Fabre d’Olivet (2),
et lorsque Guénon évoque des
« indices certains d’un mouvement qui demeure encore imprécis, mais qui
peut et doit même normalement aboutir à la reconstitution d’une élite
occidentale » (3), il semble faire allusion au courant intellectuel qui
passe par Leibnitz, Fabre d’Olivet et Stanislas de Guaïta (4). On connait surtout les études que Guénon a consacrées
aux deux premiers auteurs, et on peut même considérer la Psychologie attribuée à ce dernier comme un commentaire « du
schéma donné par Fabre d’Olivet » dans L’histoire
philosophique du genre humain, et sur lequel notre Maître a attiré
l’attention à la fin du chapitre XXI de
La Grande Triade. Pour ce qui est de Guaïta, « tout ce qu’il a écrit
témoigne d’une “tenue” qui n’admet aucune comparaison avec d’autre productions
de la même école occultiste », et son « point de vue est (…) comme
celui de Fabre d’Olivet lui-même, essentiellement cosmologique, et l’on peut
dire aussi métaphysique, dans une certaine mesure, car la cosmologie, envisagée
traditionnellement ne saurait jamais être séparée des principes métaphysiques,
dont elle constitue même une des applications les plus directes » (5). On trouve chez cet « occultiste sérieux »
des données sur la science de l’analogie, ou des expressions comme « L’être
est l’Être » (Eheieh asher Eheieh)
(6) ou encore « réintégration active » et
« réintégration passive », dont la distinction est fondamentale d’un
point de vue initiatique, et que l’on retrouve aussi dans les écrits de Guénon.
Du reste, ce dernier commence sa carrière publique par un sujet, Le Démiurge, qui est très proche de
celui par lequel S. de Gaïta termina la sienne : nous pensons à son livre
posthume, Le Problème du Mal dans
lequel, par ailleurs, on trouve une représentation du « triangle de
l’androgyne » qui fit l’objet d’une correspondance entre Guénon et Vâlsan,
et qui est tirée de L’Amphithéâtre de l’Eternelle
Sapience d’Heinrich Khunrath, dont Gaïta avait déjà publié quelques
planches dans Au Seuil du Mystère,
avant que le traité ne soit traduit par Grillot de Givry (7).
En outre, des ouvrages comme L’Erreur Spirite et Le
Théosophisme paraissent s’inscrire dans le programme de La Rose-Croix kabbalistique, fondé par Gaïta,
qui, en dépit de son caractère « fantaisiste », se présentait comme
un « Souverain tribunal » dont Guénon a sans doute recueilli les
archives par l’intermédiaire de F. Ch. Barlet. Enfin, dans son compte rendu de
la réédition de Mission des Souverains
de Saint-Yves D’Alveydre, Guénon cautionne le contenu de deux articles parus
dans le Voile d’Isis en juillet 35 et
mars 36, dont quelques informations ont servi de base à l’introduction anonyme
qui provient certainement de la plume de Jean Reyor. Le premier, disponible,
est celui de Jean Reyor lui-même : Saint-Yves
D’Alveydre et l’Archéomètre (in
Études et Recherches… p. 275). Le second, anonyme, qui fut suscité par le
contenu du premier, est intitulé À propos
de Saint-Yves D’Alveydre et a fait l’objet d’une réédition dans un ouvrage
occultiste de R. L. Mary paru en 1993 : La Rose-Croix et le Rosicrusianisme (p. 117 à 121) où quelques
lignes manquantes en modifient un peu le sens, et occultent systématiquement
toute référence à Guénon, J. Reyor et A. Préau. Cette « très curieuse
lettre anonyme », pour reprendre l’expression de l’auteur anonyme de
l’introduction de cette réédition de la Mission,
signale le rôle de la H.B. of L., à
laquelle, on le sait, Guaïta, Barlet et Guénon étaient rattachés, comme l’auteur
anonyme de l’article ; et il est plus que probable que cette Fraternité
hermétique ait également servit de « support » initiatique à la
manifestation de l’Ordre du Temple Rénové,
dont les Supérieurs Inconnus
représentait le « Cercle intérieur » de la Hermétic Brotherhood of Luxor. Quoi qu’il en soit, on peut trouver
dans le courant évoqué plus haut, l’élaboration d’une pensée qui suscitera la figure
de l’archéomètre et son commentaire guénonien, puis une rupture s’opéra,
marquée par la personnalité d’Oswald Wirth, secrétaire de Gaïta, qui a sans
doute été confondu par la double appartenance aux membres de l’O.T.R. à Memphis-Misraïm.
Pour le XXè siècle, on pourrait inclure dans ce courant les
travaux de Luc Benoist, Denys Roman et Jean Borella qui représentent l’effort
de réaction occidental le plus positif. Afin d’amoindrir l’importance de
l’archéomètre, on a voulu le comparer au prognomètre
de Wronski, à commencer par Victor-Emile Michelet ; mais en dehors du
symbolisme astrologique, qui n’a rien d’exceptionnel en soi, tout distingue la
première figure de la « machine » fabriquée par le scientifique
polonais. En revanche, on peut considérer que le symbole de l’archéomètre est
l’expression la plus achevée des différents schémas et figures qui circulaient
à l’époque de la Renaissance parmi les kabbalistes chrétiens et les
rosicruciens qui étaient à la recherche d’une clé dont l’application serait
universelle (8).
Maintenant, après ces brefs préliminaires historiques,
on peut considérer la figure de l’archéomètre comme composée de deux
« sceaux de Salomon » qui symbolisent l’analogie inverse du Ciel et
de la Terre, mais aussi les « deux voies du monde manifesté »,
parcouru par le kshatrya, que sont
« la voie des hommes » ou
pitri-yana et la « voie des dieux » ou dêva-yana ; ou encore la « croix horizontale » et la
« croix verticale », le symbolisme des points cardinaux, des
orientations et des circumambulations « polaires » et
« solaires », et le symbolisme hermétique de la « science des
lettres » hébraïques et arabes, des signes astrologiques, des éléments et
des couleurs ; si bien que toute l’œuvre proprement symbolique de René
Guénon peut être considérée comme un immense commentaire de l’archéomètre qui,
rappelons-le, signifie la « mesure du Principe ».
Nous pourrions encore dire que cette figure symbolise
« l’unité de l’existence » (Wahdat
al-Wujûd), qui semble inintelligible pour les traducteurs de l’œuvre d’Ibn
Arabî, parce que, le « Grand Maître » de l’ésotérisme musulman n’a
jamais fait usage de cette expression et qu’il est dés lors impossible d’en
recomposer la doctrine à l’aide d’un « index ». Du reste, il est
aussi absurde d’envisager une « réalité supra-ontologique » de la
notion de Wujûd (Existence), qu’une
transposition métaphysique de la notion de Khalq
(Création), car il n’y a pas lieu d’envisager ces conceptions en dehors du
monde manifesté : « faire ainsi abstraction du Non-Être, c’est même
proprement exclure tout ce qui est le plus vraiment et le plus purement
métaphysique » (9), car « métaphysiquement, la manifestation ne
peut être envisagée que dans sa dépendance à l’égard du Principe Suprême, et à
titre de simple “support” pour s’élever à la Connaissance transcendante, ou encore,
si l’on prend les choses en sens inverse, à titre d’application de la Vérité
principielle ; dans tous les cas, il ne faut voir, dans ce qui s’y rapporte,
rien de plus qu’une sorte d’“illustration” destinée à rendre plus aisée la
compréhension du “non-manifesté”, objet essentiel de la métaphysique, et à
permettre ainsi (…) d’approcher de la Connaissance par excellence » (10). Ceci étant, ce n’est pas parce que la
possibilité universelle contient le Non-Être et l’Être qu’il faut être tenté de
faire une sorte de dualisme entre ces deux conceptions : en tant que
principe de la manifestation, l’Être est non-manifesté car c’est au sein de ce
dernier que réside la synthèse de la manifestation, comme c’est dans le
« non-agir » que réside la plénitude de l’activité, puisque d’un
point de vue principiel, c’est le non-être qui contient l’être, et non
l’inverse. Il nous faut d’autant plus insister sur ce point que les autorités
traditionnelles des formes religieuses accordent de l’importance à la
manifestation, à l’immanence et à l’action puisqu’elles s’adressent
principalement au type kshatrya, mais cela ne doit pas nous empêcher de
reconnaître leur subordination au non-manifesté, à la transcendance et à la
contemplation.
Afin de mieux
comprendre la notion d’ « unicité de l’existence », on peut
considérer le Nom divin Al-Ahad
(l’Un), comme désignant l’Être en tant qu’il ne se manifeste pas, et qui est
« intermédiaire » entre le Non-être (al ’adam al mutlaq) et l’Être pur (al Wujûd al mutlaq), non encore distingué en « essence »
et « substance ». Ainsi, l’Unité (al
ahad) est, avec l’Être (al wujûd),
le principe de la manifestation, tandis que l’Unicité (wahdat [ou wahdah])
désigne ce qui enveloppe cette
dernière. Dès lors, la manifestation universelle peut être représentée suivant
deux points de vue avec, d’une part, l’aspect « statique » de ce
principe qui est la manifestation (wujûd)
proprement dite et qui est symbolisée dans notre figure par les deux voies du
monde manifesté et, d’autre part, son aspect « dynamique »,
c’est-à-dire l’Existence universelle (Wujûd) :
« En parlant ici d’aspect “dynamique”, nous pensons naturellement (…)
à l’action de la double force cosmique [c’est la mashî’a qui métaphysiquement, s’identifie à la Possibilité universelle,
dans la terminologie akbarienne], et plus spécialement dans son rapport avec
les phases inverses et complémentaires de toute manifestation, phases qui sont
dues, suivant la tradition extrême-orientale, à la prédominance alternante du yin
et du yang : “évolution”
ou développement, déroulement, et “involution” ou enveloppement, enroulement,
ou encore “catabase” ou marche descendante et “anabase” ou marche ascendante,
sortie dans le manifesté et rentrée dans le non-manifesté. La double “spiration”
(et l’on remarquera la parenté très significative qui existe entre la
désignation même de la spirale et celle du spiritus ou “souffle”) (…),
c’est l’“expir” [an nafas ar Rahmân,
en arabe] et l’“aspir” universels, par lesquels sont produites, suivant le langage
taoïste, les “condensations” et les “dissipations” résultant de l’action
alternée des deux principes yin et yang, ou, suivant la
terminologie hermétique, les “coagulations” et les “solutions” : pour les
êtres individuels, ce sont les naissances et les morts, ce qu’Aristote appelle genesis
et phthora, “génération” et “corruption” ; pour les mondes,
c’est ce que la tradition hindoue désigne comme les jours et les nuits de Brahmâ,
comme le Kalpa et le Pralaya ; et, à tous les degrés, dans l’ordre “macrocosmique” comme dans
l’ordre “microcosmique”, des phases correspondantes se retrouvent dans tout
cycle d’existence, car elles sont l’expression même de la loi qui régit tout
l’ensemble de la manifestation universelle » (11). On peut
encore ajouter que « Hermès est représenté comme le messager des Dieux et
comme leur interprètes (herméneutès),
rôle qui est bien celui d’un intermédiaire entre les mondes céleste et
terrestre, et qu’il a entre la fonction de “psychopompe”, qui, dans un ordre
inférieur, se rapporte manifestement aussi au domaine des possibilités
subtiles ». (En note :) « Ces deux fonctions de messager
des Dieux et de “psychopompe” pourraient,
astrologiquement, être rapporté respectivement à un aspect diurne et à un
aspect nocturne [aspects que l’on retrouve dans les deux voies du monde
manifesté] ; on peut aussi, d’autre part, y retrouver la correspondance
des deux courants descendant et ascendant que symbolisent les deux serpents du
caducée » (12).
Nous n’avons pas présentement l’intention de rentrer
dans l’application du symbolisme contenu dans l’archéomètre, et nous nous
contenterons, dans un premier temps, d’exposer quelques généralités. Du reste,
ces applications concernent, au premier chef, « les mystères de la lettre nûn », comme le suggère Guénon
lui-même par indication subtile (ishâra),
en signalant dans cet article que « suivant certaines correspondances, le nûn est la lettre planétaire du
soleil » (13), si bien que nous aurions pu intituler notre travail
« introduction au mystère de la lettre nûn ». Mais
ce concept a été, comme celui de Centre suprême dont il est connexe, tellement
galvaudé que nous préférons nous en abstenir pour le moment.
Récemment, M. Borella écrivait* (V.L.T. n° 78 p. 71) : « Guénon
se demande comment expliquer l’absence (à ses yeux regrettable) de langué
sacrée dans le christianisme ; la réponse est pourtant simple : dans
le christianisme, la parole de Dieu se fait homme (Jésus-Christ) et non livre
(le Coran). Que Guénon n’ait pas “vu” cela (avec toutes ses implications) en
dit long sur son incompréhension globale du christianisme (…) ». Ce
que Guénon dit, c’est ceci : « Il est évident que si l’hébreu
peut jouer ce rôle [de langué sacrée] en Occident, c’est en relation de la
filiation directe qui existe entre les traditions judaïque et chrétienne et de
l’incorporation des Ecritures hébraïque aux Livres sacrés du christianisme
lui-même… » (14), et comme, par ailleurs, à propos du « côté
ésotérique » de la Maçonnerie, il souligne « la présence de nombreux
éléments hébraïques dans son symbolisme » (15), nous ne
voyons pas comment on peut parler d’« absence… de langue
sacrée » ! Quant à l’espèce de dichotomie schuonnienne entre le Verbe
fait Homme et le Verbe fait Livre, si Guénon ne l’a pas « vue »,
c’est parce qu’elle est complètement artificielle : « Ce qui est
particulièrement à remarquer ici, c’est que la “Révélation” [coranique] est
reçue, non pas dans le mental, mais dans le corps de l’être qui est missionné
pour exprimer le Principe : Et
Verbum caro factum est, dit l’Evangile (caro
et non mens), et c’est là, très
exactement, une autre expression, sous la forme propre à la tradition
chrétienne, de ce que représente laylatul-qadr
dans la tradition islamique » (16). En d’autres termes,
c’est en raison de la présence de la langue sacrée dans le Coran que le
« Verbe se fait chair » pour tout musulman qui le récite
rituellement, et nul ne peut prétendre qu’une telle possibilité soit envisageable
par la lecture des Evangiles. Or, à cet égard, M Borella a jadis rapporté une
tradition chrétienne qu’il a « opportunément » oublié ici :
« “ L’Evangile selon les hébreux,
dit saint Jérôme, fut écrit en langue chaldéenne et même syrienne (araméenne)
mais en caractères hébraïques, et il est en usage jusqu’à ce jour chez les
Nazaréens ; certains pensent qu’il est des apôtres, mais la plupart
présument qu’il est de Matthieu”. Il parut même si important à saint Jérôme,
poursuit Borella, qu’il en fit une
traduction en grec et en latin. Voici d’ailleurs ce qu’on dit aujourd’hui de
cet Evangile : “Dans les communautés judéo-chrétiennes orthodoxes,
circulait un évangile qui était pour les fidèles de ces Eglises, l’Evangile
tout court, car on ne connaissait que celui-là. Les personnes étrangères à ces
communautés l’appelaient l’Evangile selon les Hébreux, puisqu’il était en usage
parmi les chrétiens parlant hébreu (ou plutôt plus exactement
l’araméen)” » (17). Cette tradition est loin d’être insignifiante, d’un
point de vue islamique, non seulement parce que le Nouveau Testament est
désigné sous le terme générique d’Évangile (al-Injîl)
dans le Coran (18), mais aussi parce que, suivant une tradition arabe
rapportée par Ibn ‘Abbas, les Compagnons de la Caverne possédaient un livre
contenu dans un coffre en or qui était en hébreu (19), ce qui semble
bien aller dans le sens d’un usage rituel de la langue hébraïque et rend écho,
en quelque sorte, à la tradition chrétienne rapportée par Borella. En réalité,
cette polémique montre surtout que les chrétiens sous-estiment l’usage de la
langue sacrée dans l’ « alchimie humaine », laissant par ailleurs, le
champ libre aux occultistes qui en font un usage magique ; et comment
pourrait-il en être autrement dés lors qu’ils parlent manifestement de choses
qu’ils ne connaissent pas ? Afin de palier à cette insuffisance, certains
d’entre eux voudraient insister sur l’importance de la « théorie du
geste » à laquelle Guénon, après Fabre d’Olivet, a fait quelques allusions.
Seulement, nous craignons fort que les lettres d’un alphabet sacré sont des
signes ou des gestes fixés, et que, de quelque manière qu’on aborde cette
question, elle procède entièrement de la « Langue des Oiseaux ». Du
reste, « Il est au moins curieux de remarquer que le symbolisme maçonnique
lui-même, dans lequel la “Parole perdue” et sa recherche jouent d’ailleurs un
rôle important, caractérise les degrés initiatiques par des expressions
manifestement empruntées à la “science des lettres” : épeler, lire,
écrire. Le “Maître”, qui a parmi ses attributs la “planche à tracer”, s’il
était vraiment ce qu’il doit être, serait capable, non seulement de lire, mais
aussi d’écrire au “Livre de Vie”, c’est-à-dire de coopérer consciemment à la
réalisation du plan du “Grand Architecte de l’Univers” ; on peut juger par
là de la distance qui sépare la possession nominale de ce grade de sa
possession effective ! » (20).
Ceci étant, il ne faudrait pas se laisser
impressionner par les allusions du Sphinx,
dans la France Antimaçonnique, sur
l’importance de l’élément judaïque dans le « Pouvoir central »
occulte, car Guénon a nuancé son propos en signalant que l’importance de
l’apport hébraïque « est sans rapport avec la question des influences qui,
en fait peuvent s’exercer à notre époque dans la Maçonnerie aussi bien
qu’ailleurs… » (21). N’en déplaise à ceux qui s’imaginent que la maîtrise
spirituelle est une sorte de conviction dialectique invariable, mais des
expressions comme « déviation de la Religion » ou « vengeance
des Templiers », sans parler de « pouvoir occulte »,
deviendront, par la suite, « adaptation traditionnelle »,
« vengeance d’Abel sur Caïn » et « contre initiation ». Du
reste, comment concevoir que Guénon pénétrant dans les milieux occultistes au
sortir de l’adolescence ait pu écrire, bien des années plus tard, à propos de
la susdite Mission des Souverains : «
(…) nous devons avouer que, le relisant nous-mêmes ainsi après une quarantaine
d’années, nous en avons éprouvé quelque déception, en dépit des vues intéressantes
qu’il contient incontestablement » (22). À vrai dire les
choses sont beaucoup plus complexes que ne l’estiment certaines personnes, et
bien qu’il y aurait tout un travail à faire sur cette question, nous nous
contenterons de donner un exemple de ses « contradictions » : En
1913, Guénon écrivait à propos de Swedenborg qu’« il a décrit
symboliquement des “hiérarchies spirituelles” dont tous les échelons pourraient
fort bien être occupés par des initiés vivants, d’une façon analogue à ce que
nous trouvons, en particulier, dans l’ésotérisme musulman » (23),
ce qui ne l’empêchera pas de se « rectifier » en 1940, lorsque
rendant compte de La Nouvelle Jérusalem
et sa doctrine céleste, il précisera : « Nous ne contestons pas,
du reste, que celui-ci [Swedenborg] ait pu pénétrer réellement dans un certain
monde d’où il tira ses “révélations” ; mais ce monde, qu’il prit de bonne
foi pour le “monde spirituel”, en était assurément fort éloigné, et ce n’était,
en fait, qu’un domaine psychique encore bien proche du monde terrestre, avec
toutes les illusions qu’un tel domaine comporte toujours inévitablement » (24).
Nous voici loin, effectivement, de toute idée de « hiérarchie
spirituelle » ! Cet exemple peut illustrer la précaution qu’il est
nécessaire d’observer dans l’utilisation des écrits de jeunesse de Guénon, dont
certains font actuellement l’objet d’une réédition et qui peuvent constituer,
sous des apparences fallacieuses qui ne l’aurait guère enchanté, une « attaque »
plus ou moins consciente contre son œuvre de maturité faite par des personnages
sans envergure. Quant à l’« importance de
l’élément judaïque », il s’agit plutôt d’une question de
« mentalité » qui domine le monde moderne dans son ensemble faisant
partie, en quelque sorte, de l’apurva
de l’Occident et par laquelle, l’élection dont les Juif ont bénéficié se
perpétue illégitimement : « pourquoi les principaux représentants des
tendances nouvelles, comme Einstein en physique, Bergson en philosophie, Freud
en psychologie, et bien d’autres encore de moindre importance, sont-ils à peu
près tous d’origine juive, sinon parce qu’il y a là quelque chose qui correspond
exactement au côté “maléfique” et dissolvant du nomadisme dévié, lequel
prédomine inévitablement chez les Juifs détachés de leur tradition ? » (25).
Dans cette note, on peut trouver tous les éléments constitutifs de la
« contre-tradition » qui doit s’instaurer, si on considère que
Einstein représente le dogme (la science), même si ce n’est pas lui qui a
découvert la « loi de la relativité », Bergson le « culte »
(le vitalisme, car l’intuitionnisme bergsonien est une forme de vitalisme
transposé), et Freud la « morale » (la psychologie des profondeurs). Ors,
s’il est vrai que cette « contre-tradition » est
« entretenue » par les occultistes, son influence ne s’arrête
évidemment pas là, et ce qui est vraiment extraordinaire, c’est que ceux qui la
prônent, quelque soit leur tendance, insistent toujours pour lui attribuer une
origine « chrétienne », alors qu’en réalité elle en a ébranlé les
fondements.
Ceci dit, les variantes que l’on peut trouver chez
Guénon ne concernent pas vraiment la doctrine, mais des considérations relevant
du domaine de l’érudition, voire des circonstances ; et c’est à cela, bien
évidemment, que nous voulions en venir : peut-on encore affirmer
aujourd’hui, de bonne foi, que la langue hébraïque est la seule langue sacrée
de l’Occident, si l’on prend en considération l’implantation d’organisations
traditionnelles musulmanes en Europe, en Amérique du nord et en Amérique du
sud ? Nous ne le pensons pas, et il nous paraît envisageable de dire à cet
égard ce que Guénon écrivait le 9 février 1947, à Whitall N. Perry, au sujet
d’une autre de ses déclarations, d’ailleurs connexe à celle-ci (« Jamais
aucune organisation orientale n’établira de “ branche ” en Occident ») :
« Je dirais que ce que j’ai écrit dans Orient
et Occident était réellement de nature tout à fait “théorique” et à cette
époque il ne pouvait en être autrement, car il était presque impossible de
prévoir les possibilités réelles qui s’ouvriraient par la suite » (26).
La question est posée : langue sacrée occidentale hébraïque ou
arabe ? Nous nous garderons bien de trancher. En effet, Guénon a transmis
suffisamment d’éléments témoignant qu’il envisageait les deux possibilités, les
racines des langues hébraïque et arabe pouvant généralement s’éclairer
l’une par l’autre, et bien que la Kabbale est plus volontiers tournée vers les
« dualités cosmiques », elle présente de grandes affinités avec
l’ésotérisme musulman. Enfin, leur origine commune étant atlantéenne, raison
pour laquelle nous n’avons pas évoqué l’implantation d’organisation initiatique
orientale autre que musulmane, la difficulté d’un choix apparaît dès lors comme
assez secondaire.
Du reste, par leur forme respectivement carrée et
arrondie, on peut considérer les deux langues hébraïque et arabe comme se
rapportant aux domaines terrestre et céleste, l’une par rapport à l’autre.
L’exemple du « triangle de l’androgyne » est d’ailleurs très
explicite à cet égard si on considère que la conjonction arabe wa (et), qui relie l’ensemble
« Adam-Ève », donne la même valeur numérique (66) que le Nom du
Principe suprême Allâh et lui confère
une dimension métaphysique qu’il serait difficile de trouver dans le même
« ensemble » avec les lettres hébraïques.
(À suivre)
NOTES
(1) Sur ces traités, on pourra lire Histoire des deux peuples (continuée jusqu’à Hitler) de Jacques
Bainville. En dépit de la perspective nationaliste de l’auteur, cette histoire
raconte brièvement les rapports entre l’Allemagne et la France, en tant que
Pouvoir temporel et Fille ainée de l’Église catholique, développant certains
faits historiques abordés par Guénon dans Autorité
spirituelle et Pouvoir temporel.
(2) Compte Rendus p. 106 à 108.
(3)
La
crise du monde moderne p. 131.
(4)
Compte Rendus p. 110 à 113.
(5) Ibid. p. 111.
(6) Exode
III, 14
(7) Sans pouvoir nous étendre sur cette question qui ne nous intéresse que
très indirectement, signalons que Khunrath semble être avec Knorr Von Rosenroth,
un des kabbalistes chrétien parmi les plus sérieux. En outre, dans son article
intitulé Alchimie et kabbale (« De la création du monde jusqu’à
Varsovie » p. 99 à 168), G. Scholem indique les relations qui existent
entre la Kabbala denudata de Knorr Von Rosenroth et le traité
hermético-kabbalistique intitulé Esh
metsaref (p. 138-139), dont Eliphas Levi avait publiés quelques fragments
(voir Le Théosophisme p. 424, et Jean
Reyor, Etudes et Recherches
Traditionnelles p. 162). Par ailleurs, en ce qui concerne
l’énigmatique Scholem, on sait qu’il
s’est intéressé à l’ésotérisme hébraïque suite à la lecture d’un livre de J. F.
Molitor, haut dignitaire du Rite Ecossais Rectifié, qui a aussi écrit une Histoire de l’Ordre des Frères de Saint Jean
l’Evangéliste d’Asie et d’Europe, fondée par des « disciples » du
pseudo-messie Sabbataï Tsévi qui, par l’intermédiaire de frankistes et des
dunmeh, ne furent pas sans relation avec la dissolution des Empires Chrétien et
Ottoman, et auquel l’historien de la kabbale manifestait de l’intérêt depuis
son adolescence, lui consacrant une biographie monumentale, ainsi que de
nombreuses études éparses, à commencer par Alchimie
et Kabbale qui peut être considéré comme la synthèse de son œuvre, raison pour
laquelle nous avons attiré l’attention sur elle, bien que ce ne sont pas tant
les aperçus doctrinaux (qui pourraient aussi s’appliquer à l’Islam),
qu’historiques qui nous interpellent ici.
(8)
Il n’y a évidemment pas lieu d’inclure,
parmi ces schémas, la « structure absolue » de Raymond Abellio qui a
théorisé les possibilités infra-humaines du vitalisme bergsonien, lequel agit
sur la même « matière » que le magnétisme mesmérien. Cette
« abstraction absolue » est, en réalité très proche du « schéma
du prétendu inconscient » donné par Léon Daudet dans son Œuvre Philosophique (Paris 1925, p. 61),
qui écrit dans l’introduction de cet ouvrage que le problème de l’hérédité
« fait partie de la connaissance de l’Être, simplifiée par la culture
moderne occidentale, ainsi que l’ont marqué avec tant d’éloquence et de force,
MM. Maritain et Guénon » (p. 2). On peut noter que dans sa formulation,
cette citation est assez restrictive, bien qu’elle indique par ailleurs tout ce
qui distingue les protagonistes de l’Action
française du début du XXè siècle de ceux qui s’en réclament actuellement plus
ou moins directement et qui ne trouvent d’autres raison d’être que dans la
contestation systématique. Bien que Guénon ait écrit : « nous ne
voyons pas ce que nous pourrions bien avoir à faire avec “l’esprit latin”, qui
nous est totalement étranger pour plus d’une raison » (Articles et Comptes rendus, Tome I, p.
206), Olivier Dard a opportunément rappelé « qu’à l’époque Guénon est
soutenu par l’Action française où
Léon Daudet lui a rendu un hommage en première page du quotidien, le 15 juillet
1924 avec un article sobrement intitulé “Orient et occident” et que le compte
rendu de Marcel Colas (un de ses anciens élèves aux Francs-Bourgeois, il est
vrai), paru le 15 novembre dans La
Gazette française d’inspiration thomiste est un panégyrique. » (La synarchie - Le mythe du complot permanent,
1998 p. 212). On sait que pour Guénon, il n’y a pas, à proprement parler, de
complot dont l’élaboration est plutôt la caractéristique de mystificateur
visant principalement à égarer le « chercheur », et que l’on trouve
tant du côté de la maçonnerie occultiste dite « égyptienne » que du
côté de l’antimaçonnisme le plus primaire qui assimile la faculté
intellectuelle au fruit défendu de l’Arbre de la Connaissance ( « symbole »
de l’inconscient psychanalytique pour les premiers). Dans La crise du monde moderne, Guénon parle plutôt d’un
« plan » animé par une « volonté directrice dont la nature
exacte demeure forcément assez énigmatique » (p. 25), bien qu’elle semble
s’appuyer sur des procédés magiques véhiculés par la kabbale chrétienne, en
apparence tout au moins, et qui a pour effets immédiats, un aspect
« solidificateur » représenté par l’axe euro-slave, et un aspect
« dissolvant » représenté par l’axe atlantiste, qui dirigent le monde
moderne, s’abreuvent l’un de l’autre et regroupent dans leur sphère d’influence
respective toutes sortes de groupuscules philosophiques et politiques qui
entretiennent des courants antagonistes. D’autre part quand on sait que Guénon
considérait les nazis comme des « racistes allemands », il faut
vraiment être de mauvaise foi pour vouloir l’associer à un mouvement fasciste
de quelque nature que ce soit, auquel il fut probablement aussi hostile que l’Action française, bien que pour des raisons
très différentes : « si vraiment il y a actuellement en Allemagne quelque
idée d’une restauration de l’Ordre Teutonique, cela encore ne peut que rentrer
dans la même catégorie de simulacres dépourvus de toute valeur effective, car l’Ordre
Teutonique, en tant qu’organisation traditionnelle, est bien mort lorsque son
dernier Grand Maître, Albert de Brandebourg, se convertit au luthérianisme ».
(Compte Rendus p. 158)
Signalons encore, que suivant une étymologie très
fantaisiste, R. Abellio fait dériver le terme Être de Asataroth (La Structure
Absolue p. 168-169) qui est, en réalité le nom hébraïque du « dieu à
tête d’âne » (Asataroth),
invoqué par un grand nombre d’occultistes qui ne sont généralement pas
conscients des forces ténébreuses auxquelles ils s’asservissent en lui
demandant des avantages temporels.
(9)
Les
États multiples de l’Être, ch. V.
(10) L’homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. I. Dans un ordre d’idée assez connexe, il nous
paraît également nécessaire de dénoncer le caractère proprement
anti-métaphysique de l’expression « réalisation suprême », car il n’y
a de suprême que l’identité dans le domaine de la réalisation : « Tant
que l’être n’est pas parvenu au monde principiel, d’où il pourra ensuite
redescendre dans la manifestation sans en être aucunement affecté, la
réalisation ne peut en effet s’accomplir que dans le sens ascendant ; et,
pour celui qui s’attacherait à la voie pour elle-même, prenant ainsi le moyen
pour la fin, cette voie deviendrait véritablement un obstacle, au lieu de le
mener effectivement à la libération, ce qui implique une destruction
continuelle des liens le rattachant aux stades qu’il a déjà parcourus, jusqu’à
ce que l’axe soit finalement réduit au point unique qui contient tout et qui
est le centre de l’être total ». (Symboles
de la science sacrée, ch. LXIII). On pourrait en dire autant des
investitures, même avatâriques, dont la transmission nécessite un support
formel et se situe donc au degré des « petits mystères », au-delà
duquel les fonctions ne sont pas spécifiées.
(11) La GrandeTriade ch. V. Les phrases entre crochets nous appartiennent.
(12) Formes traditionnelles et cycles
cosmiques p. 130-131.
(13) Symboles de la Science sacrée ch.XXXIII.
(14) Aperçus sur l’ésotérisme chrétien p. 15.
(15) Etudes sut la Franc-Maçonnerie et le
Compagnonnage p.15. Quant à ceux qui
semblent se féliciter, en quelque sorte, de la dégénérescence extérieure de
l’Orient, nous leur dirons que les organisations initiatiques orientales n’ont
jamais été atteintes dans leur « cœur » comme ce fut le cas pour
l’Ordre du Temple, et que même si celles-ci devaient être amenées à se
résorber, leurs représentants demeureront toujours inaccessibles à la vaine
activité profane…
(16) Initiation et Réalisation spirituelle p. 250 n. 1.
(17) La Charité profanée p. 300.
(18)
Ce terme est mentionné douze fois dans le
Coran, celui de Torah (at-tawrat)
dix-huit fois, et celui de Coran soixante dix fois. L’addition des deux
premiers nombres (trente) est celui de la sourate Ar-Rûm qui est une désignation des chrétiens, celle des trois donne
le nombre des 99 Noms d’Allâh, plus
le Nom suprême.
(19) François
Jourdan, La
tradition des sept dormants p. 30.
(20) Symboles
de la Science sacrée ch. VI, n. 49.
(21) Études sur la Franc-Maçonnerie et le
Compagnonnage I, p. 276.
(22)
Compte
Rendus p. 107.
(23)
Études
sur la Franc-Maçonnerie et le Compagnonnage II, p. 217.
(24) Le Théosophisme p. 425.
(25) Le Règne de la Quantité et les Signes
des Temps ch. XXXIV, note 1.
(26)
Connaissance
des Religions (hors série Frithjof
Schuon) p. 94.
* *
*
ANNEXE
* Le
commencement de la phrase figurant dans le texte est : « Récemment, M.
Borella écrivait ici même (V.L.T. n°
78 p. 71) … » ; vraisemblablement, YB rédigea cet article (peu
de temps après janvier 2000) avec l’intention de le faire publier dans la revue
Vers la Tradition. Nous n’avons
trouvé nulle trace de ce texte ni d’aucun courrier attestant d’un contact
quelconque entre YB et Roland Goffin, après que l’administrateur de cette revue
nous ait transmis (en 2008) les archives conservées avec soin par son directeur,
archives qu’il avait réussi à récupérer non sans difficultés à sa mort.
Nous avons fait appel à la collaboration d’Y.B. dès le
premier des douze numéros dont nous avons eu la charge (voir le n° 116 : « L’
ALCHIMIE HUMAINE ET LES QUATRE ELEMENTS »,
mis en ligne ci-dessous le 25/01/2016).
***
A
propos de la note 21.
Sur les rapports du Judaïsme et de la
Maçonnerie : extrait de EFMC t. I (p. 276) :
compte-rendu de sept. 1937 (revue Vita
Italiana, art. de M. Gherardo Maffei).
« L’auteur fait remarquer très
justement que, en ce qui concerne l’origine de la Maçonnerie, la présence de
nombreux éléments hébraïques dans son symbolisme ne prouve rien, d’autant plus
que, à côté de ceux là, il s’en trouve beaucoup d’autres qui se rattachent à des
traditions toutes différentes ; en outre ces éléments hébraïques se rapportent à un côté ésotérique
qui n’a assurément rien à voir avec les aspects politiques ou autre que visent
ceux qui combattent le Judaïsme actuel, et dont beaucoup prétendent lui associer
étroitement la Maçonnerie. Naturellement, tout cela est sans rapport avec la
question des influences qui, en fait, peuvent s’exercer à notre époque dans la
Maçonnerie aussi bien qu’ailleurs, mais c’est précisément cette distinction
que, par ignorance ou parti pris, on oublie trop souvent ; et nous
ajouterons plus nettement encore, quant à nous, que l’action des Maçons et même
des organisations maçonniques, dans toute la mesure où elle est en désaccord
avec les principes initiatiques, ne saurait en aucune façon être attribuée à la
maçonnerie comme telle. »
Il est à peine besoin de préciser que, depuis qu’ils
ont été écrits, ces propos n’ont jamais cessé d’être d’actualité.
***
A
propos de « la langue des Oiseaux » (Symboles de la Science Sacrée,
ch. VII, p. 57-59) :
« Il est souvent question, dans
diverses traditions, d’un langage mystérieux appelé “langue des oiseaux” :
désignation évidemment symbolique, car l’importance même qui est attribuée à la
connaissance de ce langage, comme prérogative d’une haute initiation, ne permet
pas de la prendre littéralement. »
« Wa
eç-çâffâti çaffan, faz-zajirâti zajrân, fal-tâlîtyât dhikrân… »
(Al-Çâffât, 1-3)
« Par ceux qui sont rangés en
ordre, et qui chassent en repoussant, et qui récitent l’invocation…»
« wa waritha sulaymânu dâwûda wa qâla yâa yuhâl-nâsu ‘ullimnâ mantiqat-tayri… »
« Et Salomon fut l’héritier de
David ; et il dit : Ô hommes ! nous avons été instruit du
langage des oiseaux et comblé de toutes choses… »
(Al-Naml, 15)
« Dans le texte qorânique que nous
avons reproduit ci-dessus, le terme eç-çâffât
est considéré comme désignant littéralement les oiseaux, mais comme
s’appliquant symboliquement aux anges (el-malaïkah) ;
et ainsi le premier verset signifie la constitution des hiérarchies célestes ou
spirituelles*. Le second verset exprime la lutte des anges contre
les démons, des puissances célestes contre les puissances infernales, c’est-à-dire
l’opposition des états supérieurs et des états inférieurs (...). Enfin, dans le
troisième verset, on voit les anges récitant le dhikr, ce qui, dans l’interprétation la plus habituelle, est
considéré comme devant s’entendre de la récitation du Qorân, non pas, bien entendu, du Qorân exprimé en langage humain, mais de son prototype éternel
inscrit sur la “table gardée” (el-lawhul-mahfûz),
qui s’étend des cieux à la terre comme l’échelle de Jacob, donc à travers tous
les degrés de l’Existence universelle. »
* (Note 3) : « Le mot çaff, “rang”, est un de ceux, d’ailleurs nombreux, dans lesquels
certains ont voulu trouver l’origine des termes çûfî et taçawwuf ; bien
que cette dérivation ne semble pas acceptable au point de vue purement
linguistique, il n’en est pas moins vrai que, de même que plusieurs autres du
même genre, elle représente une des idées contenues réellement dans ces termes,
car les “hiérarchies spirituelles” s’identifient essentiellement aux degrés de
l’initiation. »
« Nous sommes ainsi ramené
directement, comme on le voit, à ce que nous disions au début sur la “langue
des oiseaux” que nous pouvons appeler aussi “langue angélique”, et dont l’image
dans le monde humain est le langage rythmé, car c’est sur la « science du
rythme », qui comporte d’ailleurs de multiples applications, que se basent en
définitive tous les moyens qui peuvent être mis en œuvre pour entrer en
communication avec les états supérieurs. C’est pourquoi une tradition islamique
dit qu’Adam, dans le Paradis terrestre, parlait en vers, c’est-à-dire en
langage rythmé ; il s’agit ici de cette “langue syriaque” (loghah sûryâniyah) dont nous avons parlé
dans notre précédente étude sur la “science des lettres”, et qui doit être
regardée comme traduisant directement l’ “illumination solaire” et “angélique”
telle qu’elle se manifeste au centre de l’état humain. C’est aussi pourquoi les
Livres sacrés sont écrits en langage rythmé, ce qui, on le voit, en fait tout
autre chose que les simples “poèmes” au sens purement profane que veut y voir
le parti pris antitraditionnel des “critiques” modernes ; et d’ailleurs la
poésie, originairement, n’était point cette vaine “littérature” qu’elle est
devenue par une dégénérescence qu’explique la marche descendante du cycle
humain, et elle avait un véritable caractère sacré. »
* *
*