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La méthode historique et les falsifications de l’Histoire.
Il n’est pas indifférent de considérer le
pouvoir de suggestion que possède l’Histoire officielle sur les mentalités, et il
est évident que pour renforcer leurs emprises sur les démocraties occidentales,
les acteurs des idéologies modernes ne cessent de s’appuyer sur les résultats
de ses méthodes.
Avec
l’extrait ci-dessous d’un texte inédit de Guénon, on peut aisément comprendre
la « fabrique de l’Histoire » et son mode opératoire comme le
démontre ensuite clairement le même auteur qui précise comment on en vient à la falsifier dans la partie finale de sa Conclusion
de L’Erreur spirite (reproduite à la fin de cet article) :
« Il n’y a de science que du
général ; or l’histoire ne cherche qu’à établir des faits et des
enchaînements de faits particuliers ou singuliers ; elle ne peut donc pas
être une science à proprement parler… Le but de l’historien est de connaître
les faits exactement tels qu’ils se sont passés et dans l’ordre où ils ont eu
lieu ; le moyen pour y parvenir, c’est de vérifier les témoignages que
l’on possède sur les faits dont il s’agit ; la méthode historique est donc
avant tout la critique du témoignage… On voit combien les chances d’erreur sont
grandes ici… Ce n’est pas que l’histoire ne soit susceptible en soi de
certitude ; mais les faits sur lesquels elle s’appuie renferment une trop
grande part de contingence… [L’histoire présente] les imperfections qui sont
inhérentes à toutes les sciences de faits, et les sciences qui se basent sur
l’histoire sont même les moins certaines de toutes les sciences de faits. »
Les orientations et les intentions de
l’historien moderne influencent sa sélection des faits et l’organisation de son
travail ; les « enchaînements des faits particuliers »
s’effectuant pour lui en dehors de tout principe spirituel (ou métaphysique)
produisent des résultats condamnés à être perpétuellement « révisés »
par de nouveaux points de vue venant remplacer les précédents, les uns comme
les autres étant soumis aux fluctuations anarchiques qui traversent
régulièrement le climat idéologique des sociétés occidentales.
La méthode historique traditionnelle.
Maintenant on peut facilement opposer à la
méthodologie incertaine de ces historiens la stabilité des pratiques
traditionnelles basée sur la « critique du témoignage » telle qu’elle
fut utilisée par exemple au début de l’Islam. Ainsi, l’imam Malik, al-Shâfi‘î,
Ibn Hanbal, al-Bukhârî, Muslîm, al-Tirmidhî ont eu recours à cette méthode pour
organiser les recueils des paroles et consigner les faits du Prophète Mohammad
rapportés par ses Compagnons puis transmis oralement de générations en
génération. On procéda ainsi à un regroupement et un recoupement de toutes ces
données sous l’égide de ‘Uléma comme
Ibn Kathîr, Ibn Hajar, Ibn Salâh, al-Dhahabî, al-Suyûti. Ce travail critique
qui perdura sans discontinuer jusqu’au 9è siècle de l’Hégire ne
se basait pas exclusivement sur des témoignages obtenus à partir de simples
faits empiriques dans une période quelconque comme c’est le cas pour les
constructions de l’histoire ordinaire, mais selon la rigueur des moyens dont
les principes ont toujours été appliqués dans toutes les traditions ; en
l’occurrence, pour ce qui concerne l’Islam, les hadîth furent
classés en deux catégories : l’acceptable (maqbûl) et
l’inacceptable (mardûd). Dans la classe des hadîth acceptables,
les juristes ont retenu en premier lieu le hadîth sain ou authentique (sahîh)
puis le hadîth satisfaisant (hasan) et enfin, accompagné d’une
certaine réserve, le hadîth faible ou “peu fiable” (da‘îf). La
grande différence entre cette méthode traditionnelle et celles utilisées par
l’histoire moderne repose sur la « reconnaissance » d’un hadith validé
selon deux critères essentiels : sa conformité spirituelle à l’égard du
texte sacré coranique et la fiabilité intellectuelle de son transmetteur. Cette
méthode critique repose en outre sur la recherche de la science
(traditionnelle) qui est une « obligation » pour tous les musulmans*.
La discipline scientifique concernant
l’Histoire n’est évidemment pas la seule à devoir être remise en cause. D’un
point de vue traditionnel, Il en va de même de toutes les « sciences
humaines » qui ne sont, métaphysiquement, que des « savoirs ignorants »** n’apportant
que complications et multiplications de problèmes insolubles.
Al-Ghazâlî, (450-505 H.), a clairement
situé la raison et défini par là-même les limites de son usage :
« Les vérités consacrées par la raison ne sont pas les
seules ; il y en a d’autres auxquelles notre entendement est absolument
incapable de parvenir ; force nous est de les accepter, quoique nous
puissions les déduire, à l’aide de la logique, de principes connus. Il n’y a
rien de déraisonnable dans une supposition qu’au dessus de la sphère de la
raison il y ait une autre sphère, celle de la manifestation divine ; si
nous ignorons complètement ses lois et ses droits, il suffit que la raison
puisse en admettre la possibilité *** ».
De la sorte, le ‘aql (mental,
raison, ou intellect au sens restreint) mis à la place qu’il doit occuper
normalement devient légitime et adéquate à son objet, pour établir les lois et les méthodes
traditionnelles de la science. Il importe de retenir la part de certitude
relative, mais fiable, acquise pour l’homme au moyen du ‘aql et de
l’application de la logique dans la mesure où ces activités restent soumises à
« la sphère de la manifestation divine ».
* Dans une du’a, le Prophète Mohammad (‘a
s) prie Allâh : « Je cherche refuge auprès de Toi contre une
science qui ne soit pas utile ».
** « Maintenant, dissociant les deux
tendances principales de la mentalité moderne pour mieux les examiner (…), nous
pouvons nous demander ceci : qu’est exactement cette “science” dont
l’Occident est si infatué ? Un Hindou, résumant avec une extrême concision
ce qu’en pensent tous les Orientaux qui ont eu l’occasion de la connaître, l’a
caractérisée très justement par ces mots : “La science occidentale est un
savoir ignorant”. » (Orient et
Occident, ch. II ; Éd.Traditionnelles.
1924)
*** Cité par Gustave le Bon, La Civilisation des
Arabes (Livre V et VI, p. 43).
Extrait de la Conclusion de L’ERREUR
SPIRITE :
« (...) l’histoire du spiritisme, à nos yeux, ne
constitue qu’un épisode de la formidable déviation mentale qui caractérise
l’Occident moderne ; il conviendrait donc, pour la comprendre entièrement,
de la replacer dans cet ensemble dont elle fait partie ; mais il est
évident qu’il faudrait pour cela remonter beaucoup plus loin, afin de saisir
les origines et les causes de cette déviation, puis d’en suivre le cours avec
ses péripéties multiples. C’est là un travail immense, qui n’a jamais été fait
en aucune de ses parties ; l’histoire, telle qu’elle est enseignée
officiellement, s’en tient aux événements extérieurs, qui ne sont que des
effets de quelque chose de plus profond, et qu’elle expose d’ailleurs d’une
façon tendancieuse, où se retrouve nettement l’influence de tous les préjugés
modernes. Il y a même plus que cela : il y a un véritable accaparement des
études historiques au profit de certains intérêts de parti, à la fois
politiques et religieux ; nous voudrions que quelqu’un de particulièrement
compétent ait le courage de dénoncer notamment, avec preuves à l’appui, les
manœuvres par lesquelles les historiens protestants ont réussi à s’assurer un
monopole de fait [*], et sont parvenus à imposer, comme une sorte de
suggestion, leur manière de voir et leurs conclusions jusque dans les milieux
catholiques eux-mêmes ; ce serait une besogne fort instructive, et qui
rendrait des services considérables. Cette falsification de l’histoire semble
bien avoir été accomplie suivant un plan déterminé ; mais, s’il en est
ainsi, comme elle a essentiellement pour but de faire passer pour un “progrès”,
devant l’opinion publique, la déviation dont nous avons parlé, tout paraît
indiquer que celle-ci doit être elle-même comme l’œuvre d’une volonté
directrice. Nous ne voulons pas, pour le moment du moins, être plus affirmatif
là-dessus ; il ne pourrait s’agir, en tout cas, que d’une volonté
collective, car il y a là quelque chose qui dépasse manifestement le champ
d’action des individus considérés chacun à part ; et encore cette façon de
parler d’une volonté collective n’est peut-être qu’une représentation plus ou
moins défectueuse. Quoi qu’il en soit, si l’on ne croit pas au hasard, on est
bien forcé d’admettre l’existence de quelque chose qui soit l’équivalent d’un
plan établi d’une manière quelconque, mais qui n’a d’ailleurs pas besoin,
évidemment, d’avoir jamais été formulé dans aucun document : la crainte de
certaines découvertes de cet ordre ne serait-elle pas une des raisons qui ont
fait de la superstition du document écrit la base exclusive de la “méthode
historique” ? Partant de là, tout l’essentiel échappe nécessairement aux
investigations, et, à ceux qui veulent aller plus loin, on a vite fait
d’objecter que ce n’est plus “scientifique”, ce qui dispense de toute autre
discussion ; il n’y a rien de tel que l’abus de l’érudition pour borner
étroitement l’“horizon intellectuel” d’un homme et l’empêcher de voir clair en
certaines choses ; cela ne permet-il pas de comprendre pourquoi les
méthodes qui font de l’érudition une fin en elle-même sont rigoureusement
imposées par les autorités universitaires ? Mais revenons à la question que
nous envisagions : un plan étant admis, sous n’importe quelle forme, il
faudrait voir comment chaque élément peut concourir à sa réalisation, et comment
telles ou telles individualités ont pu, à cet effet, servir d’instruments
conscients ou inconscients ; qu’on se souvienne ici que nous avons
déclaré, à propos des origines du spiritisme, qu’il nous est impossible de
croire à la production spontanée de mouvements de quelque importance. En
réalité, les choses sont encore plus complexes que nous ne venons de
l’indiquer : au lieu d’une volonté unique, il faudrait envisager plusieurs
volontés diverses, ainsi que leurs résultantes ; il y aurait même là toute
une “dynamique” spéciale dont les lois seraient bien curieuses à établir. Ce
que nous en disons n’est que pour montrer combien la vérité est loin d’être
généralement connue ou même simplement soupçonnée, en ce domaine comme en
beaucoup d’autres ; en somme, presque toute l’histoire serait à refaire
sur des bases entièrement différentes, mais, malheureusement, trop d’intérêts
sont en jeu pour que ceux qui voudront le tenter n’aient pas à vaincre de
redoutables résistances. Cela ne saurait être notre tâche, car ce domaine n’est
pas proprement le nôtre ; nous ne pouvons, en ce qui nous concerne, donner
à cet égard que des indications et des aperçus, et d’ailleurs une telle œuvre
ne pourrait guère être que collective. En tout cas, il y a là tout un ordre de
recherches qui, à notre avis, est autrement intéressant et profitable que l’expérimentation
psychique ; cela demande évidemment des aptitudes que tout le monde n’a
pas, mais pourtant nous voulons croire qu’il en est au moins quelques-uns qui
les possèdent, et qui pourraient avantageusement tourner leur activité de ce
côté. Le jour où un résultat appréciable serait obtenu en ce sens, bien des
suggestions seraient par là même rendues désormais impossibles ; peut-être
est-ce là un des moyens qui pourront contribuer à ramener, dans un temps plus
ou moins éloigné, la mentalité occidentale aux voies normales dont elle s’est
si fort écartée depuis plusieurs siècles. »
(Éd.
Traditionnelles, 1984, p. 403 – première édition : 1923 –)
[*
Depuis la dernière guerre mondiale on peut ajouter les historiens imprégnés de l’idéologie
anti-traditionnelle et anti-orientale du nationalisme sioniste.]
Rien n’a changé
aujourd’hui à l’égard de ce jugement critique, si ce n’est que, pour ceux qui
ont gardé le sens des proportions et la faculté intellectuelle de se soustraire
à l’extraordinaire propagande « démocratiste », la situation du monde
occidental en est arrivée à un point de non retour « aux voies normales dont elle
s’est si fort écartée depuis plusieurs siècles ».
NB : Des remarques sourcilleuses se sont manifestées suite
à la première mise en ligne, en janvier 2015 (remplacée par celle-ci), de l’extrait inédit de
Guénon sur la « Science historique » au prétexte d’une absence de
référence sérieuse. Cet extrait figure -tel que- à la page 98 du Recueil annuel 2016 des Cahiers de l’Unité (Mirroir des textes – Études critiques – à propos de l’ouvrage Diversité et unité des religions chez René
Guénon et Frithjof schuon de Patrick Ringgenberg), mais sans plus de
précisions. Les esprits chagrins devront se contenter de la probité
intellectuelle de P. Brecq qui nous avait aimablement communiqué cet inédit.