LES POITRINES DES HOMMES LIBRES SONT LES TOMBEAUX DES SECRETS صدور الأحرار قبور الأسرار

jeudi 19 novembre 2020

3 rabi‘ al-thanî / 19 novembre 2020 /- Gustave Le Bon... Noachisme...E. Sablé

 



 

Extrait de « La Civilisation des Arabes » de Gustave Le Bon *, 1884 (Livre IV, chap. 2)

 

 

 

 

         

L’ESCLAVAGE DANS LE MONDE ARABO-MUSULMAN 

 

 

« Le mot d'esclavage évoque immédiatement dans l'esprit d'un Européen, lecteur des romans américains d’il y a trente ans, l'image de malheureux chargés de chaînes, menés à coups de fouet, à peine nourris et n'ayant pour demeure qu'un sombre cachot. Je n'ai pas à rechercher ici si ce tableau de l'esclavage, tel qu'il existait chez les Anglais de l'Amérique il y a quelques années, est bien exact, et s'il est vraisemblable qu'un propriétaire d’esclaves n’ait jamais songé à maltraiter et par conséquent à détériorer une marchandise aussi coûteuse que l'était alors un nègre. Ce qui est au moins certain, c'est que l'esclavage chez les mahométans est fort différent de ce qu'il était chez les chrétiens. La situation des esclaves en Orient est bien préférable en effet à celle des domestiques en Europe. Ils font partie de la famille, arrivent parfois, comme nous l'avons vu précédemment, à épouser une des filles de leur maître et peuvent s'élever aux plus hauts emplois. Aucune idée humiliante ne s'attache en Orient à l'esclavage, et on a dit avec raison que l'esclave y est plus près de son maître qu'un domestique chez nous.

 

“L'esclavage, dit M. About, est si peu méprisé en pays musulman, que les sultans de Constantinople, chefs sacrés de l'islam, naissent tous de femmes esclaves, et n'en sont pas moins fiers, il s'en faut. Les mameluks, qui ont longtemps régné en Égypte, continuaient leurs familles en achetant les enfants du Caucase, qu'ils adoptaient à leur majorité. Souvent encore un grand seigneur égyptien, instruit et développe un enfant esclave qu'il marie ensuite à sa fille et substitue à tous ses droits ; et on rencontre au Caire des ministres, des généraux, des magistrats de l'ordre le plus élevé qui ont valu mille à quinze cents francs dans leur première jeunesse.”

 

Tous les voyageurs, qui ont eu occasion d'étudier sérieusement l'esclavage en Orient, ont dû reconnaître à quel point étaient peu fondées les réclamations aussi bruyantes que peu désintéressées des Européens contre cette institution. La meilleure preuve qu'on puisse alléguer en sa faveur, c'est qu'en Égypte les esclaves qui veulent leur liberté peuvent l'obtenir par une simple déclaration faite devant un juge, et cependant n'usent presque jamais de ce droit. “Nous ne pouvons dissimuler, ajoute Ebers après avoir fait la même remarque, que le sort de l'esclave chez les peuples attachés à l'islam doit être qualifié de relativement agréable. ”  

Je pourrais multiplier facilement des citations identiques ; je me bornerai à mentionner l'impression produite par l'esclavage en Orient sur les auteurs qui ont eu occasion de l'observer récemment en Égypte. “L'esclavage en Égypte est une chose si douce, si naturelle, si utile et si féconde, dit M. Charmes, que sa disparition complète y serait un vrai malheur. Le jour où les peuplades  sauvages de l'Afrique centrale ne pourront plus vendre les captifs qu'elles font à la guerre, ne voulant pas les nourrir gratuitement, il est clair qu'elles s'en nourriront : elles les mangeront, or, si l'esclavage est une plaie hideuse, qui fait honte à l'humanité, elle paraît bien préférable à l'anthropophagie, du moins lorsqu'on se place au point de vue des mangés ; car il est certainement des philanthropes anglais qui trouvent plus conforme à la dignité humaine que les noirs soient avalés par leurs semblables que soumis à un joug étranger. ”   

“Aujourd'hui, la liberté accordée aux esclaves, écrit M. de Vaujany, directeur de l'école des langues du Caire, leur permet de vivre à leur guise sans être inquiétés ;  cependant très peu profitent de ce privilège ; ils préfèrent leur état de servitude exempte de toute oppression, à l'insécurité d'une situation qui souvent ne serait pour eux qu'une source de peines et d'embarras.

 

Loin d'être malheureuse, la condition des esclaves en Égypte les élève presque toujours au-dessus de celle d'où ils ont été tirés. Beaucoup d'entre eux, les blancs principalement, sont arrivés aux postes les plus éminents. Un enfant né d'une esclave est l'égal d'un enfant légitime, et s'il est l'aîné de la famille, il a droit à toutes les prérogatives attachées à son rang. Cette fameuse milice des mamelouks, qui a si longtemps gouverné l'Égypte, ne se recrutait que parmi les esclaves. Ali bey, Ibrahim bey, le farouche Mourad bey, défait à la bataille des Pyramides, avaient été achetés dans les bazars. Aujourd'hui encore, il n'est pas rare de rencontrer un officier supérieur ou un fonctionnaire de haut rang, qui a été esclave dans sa jeunesse, on en voit même, devenus fils adoptifs, ayant reçu une éducation soignée, épouser la fille de leur maître.” Ce n'est pas en Égypte seulement que les esclaves sont traités avec la plus grande douceur ; il en est de même dans tous les pays soumis à la loi de l'islam. Dans la relation de son voyage au Nedjed, une Anglaise, lady Blunt, relatant une de ses conversations avec un Arabe, écrit les lignes suivantes :

“Une chose qu'il ne pouvait pas comprendre de la part du gouvernement britannique, c'est qu'il eût quelque intérêt à entraver partout le commerce d'esclaves. Nous lui dîmes que c'était dans l'intérêt de l'humanité. « Mais, répondit-il, ce commerce n'a rien de commun avec la cruauté. ”  Il insista : « Qui a jamais vu maltraiter un nègre ?” Nous n'aurions pu dire, en effet, que nous l'avions vu faire quelque part en Arabie, et, de fait, ajoute l'auteur anglais, il est notoire que parmi les Arabes, les esclaves sont des enfants gâtés plutôt que des serviteurs.”

Rien sans doute n'est plus condamnable en principe que l'esclavage, mais les principes artificiels créés par les hommes ne jouent qu'un rôle bien faible dans la marche des choses. En ne se plaçant même qu'au point de vue du nègre, il est clair que pour une créature aussi inférieure, l'esclavage est chose excellente. Rien ne peut valoir pour ces natures enfantines, faibles et imprévoyantes, un maître que son intérêt oblige à prévoir tous leurs besoins. Nous en voyons la preuve dans la triste décadence où sont tombés la plupart des anciens esclaves de l'Amérique devenus libres après la guerre de sécession, et n'ayant plus qu'à compter sur eux-mêmes.

Quant à détruire la traite des nègres, comme prétendent le faire les Anglais, il faudrait, pour réussir dans cette tentative, empêcher la demande des esclaves, c'est-à-dire transformer entièrement les mœurs de tout l'Orient, et, du même coup, modifier quelque peu le reste du monde. Jusque-là, l'intervention hypocrite des Européens dans des affaires qui les intéressent en réalité fort peu sera entièrement inutile et n'aura d'autre résultat que de les faire détester davantage des Orientaux.

“ Les expéditions contre les négriers du Soudan, dont on a fait grand bruit, n'ont été en réalité, dit un Anglais J. Cooper, dans son récent ouvrage sur la traite en Afrique, que des razzias ajoutant des massacres à des massacres. On a détruit quelques postes de chasseurs d'esclaves, bien vite rétablis sans doute après la retraite de l'expédition ; mais, en somme, cette énorme dépense d'argent et de sang humain a peu servi, et jamais des tentatives de ce genre n'ont entravé la traite.”

 Les Européens, qui interviennent en Orient pour empêcher par la force le commerce des esclaves, sont assurément des philanthropes vertueux animés des intentions les plus pures ; mais les Orientaux ne sont pas du tout persuadés de la pureté de ces intentions, et font remarquer que ces mêmes philanthropes vertueux, si tendres pour les noirs, forcent à coups de canon les Chinois à subir des importations d'opium, qui font périr plus d'hommes en une année que la traite des nègres n'en détruit dans une période dix fois plus longue. »

 

 

En arabe, l’esclave est désigné par le terme coranique ‘abd que les traducteurs rendent aussi par : « adorateur », « serviteur » ou « dévot ». On se sert également du terme « esclave » pour traduire doulo du grec et servus – servûla du latin. Pourtant, son apparition date en réalité du XIIIe siècle et provient du latin médiéval, slaves (en raison des nombreux slaves qui ont été réduit précisément en esclavage). L’acception que l’on en retient généralement s’est formée à Venise avec la Renaissance ; « esclavage » date de 1577. Il est évident que les différents cas que nous venons de citer, associés au sens courant que l’on attribut à l’esclave et à l’esclavage, deviennent aussi vagues que fautifs.

Il faut admettre que nombres d’amalgames sont intentionnellement maintenus par l’usage de certains mots mal définies et finalement ambigües tels que ceux-ci. Mais les acteurs de la modernité n’ont-ils pas voulu  tirer tous les avantages dans cet usage abusif  afin de dénigrer les Anciens au profit du prestige progressiste de leur « civilisation » ?

Il faut se rendre à l’évidence que les acceptions des termes « esclave » et « esclavage » varient selon les idéologies des uns et des autres et l’esclavage entendu dans son sens le plus général a existé de tout temps et doit être évalué dans ses modalités selon le tempérament des peuples qui l’ont pratiqué. Il reste que l’idéologie actuelle de son abolition est une illusion qui prend les allures d’une imposture, car en réalité, il n’a jamais autant existé que dans les temps modernes, certes sous une forme très différente de celle des anciennes civilisations, mais sur le fond, tout aussi terrible d’autant qu’ils s’y sont associés l’hypocrisie et le cynisme.

 On ne peut éluder que l’ère industrielle a généré de nouvelles formes desclavage avec l’apparition du prolétariat ; plus généralement ensuite avec l’asservissement général des peuples occidentaux à la consomation des produits de l’industrie et aux conditions financières pour les acquérir : glorification du travail, exaltation du progrès technique, propagande des loisirs. Il est impossible d’ignorer l’asservissement de nos contemporains à l’égard de tous ceux qui détiennent le pouvoir politique et les flux de la finance internationale, c'est-à-dire, les clés de leur confort. On peut multiplier les exemples ponctuels démontrant l’état de notre servitude et de notre abandon pour tout ce qui concerne les biens de notre conditionnement matériel ; il s’agit bien dans tous les cas d’une forme ou d’une autre d’esclavage qui passe d’autant plus inaperçu que nous nous persuadons que son existence, par la grâce du « progrès en marche », doit appartenir définitivement au passé.

 

 

* Guénon disait de cet auteur, à propos de son célèbre ouvrage La Psychologie des foules, qu’il était un homme intelligent mais de mauvaise foi, ne reconnaissant pas qu’il devait la plupart de ses idées à son séjour dans l’Inde. (Correspondance)

 

 

 

 

 

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LE NOACHISME 

 

Pseudo-religion ou « non-religion » ?

 

 

 

Note inédite de Guénon datant vraisemblablement de la période 1910-1920  :

 

« Dans son livre “Israël et l'humanité”, édité 14 ans après sa mort en 1914, Elie Benamozegh [*] prône le mosaïsme pour la communauté juive et le noachisme pour l'ensemble de l'humanité.

Ce qu’Elie Benamozegh appelle le “noachisme” (voir Aimé Pallière, Le Sanctuaire Inconnu) est la “religion des Patriarches” ; c’est en somme l’équivalent de ce qui est appelé en arabe Dinul-Fitrah, “Loi de la Nature primordiale”, qu’on dit être aussi la “religion d’Abraham”. Si l’on entend par là, comme semble le faire Benamozegh, l’unique vraie religion de toute l’humanité, elle s’identifie à la Tradition primitive elle-même ; mais alors il faudrait s’entendre sur la conception qui fait d’Israël, en tant que peuple  “sacerdotal”, le centre de l’humanité. En effet, cette conception est acceptable si l’on fait d’Israël le symbole des “élus” ; mais, si on l’entend littéralement et au sens extérieur, il faut dire que ce rôle n’est attribué à Israël qu’à un point de vue particulier et en vertu d’une délégation d’une puissance supérieure, représentée par la bénédiction de Melchissédec à Abraham ; autrement, on méconnaîtrait la suprématie du sacerdoce de Melchissédec, seul détenteur de la Tradition primitive dans sa plénitude. Le “noachisme”, en tant que commun à tous les hommes et représentant comme un degré inférieur ou imparfait, ne peut être qu’une participation imparfaite de cette même Tradition, l’ensemble des vestiges qui en sont demeurés dans le monde extérieur pendant la période d’obscuration dont le début est antérieur à la vocation d’Abraham.

– En correspondance avec la tradition juive à ce sujet, il est à remarquer que les Constitutions maçonniques anglaises déclarent que “le Maçon doit être un vrai Noachite”, c’est-à-dire qu’il doit professer les vérités religieuses fondamentales sur lesquelles tous les hommes sont d’accord, ce qui constitue bien le “noachisme” au sens où le prend Benamozegh. »

 

 

 

Pallière est un disciple de Benamozegh, catholique français, intégré au judaïsme sans être converti.  Il  reste chrétien et pratique un syncrétisme  entre deux formes rituelles, participant aux rites de la synagogue et à la messe catholique. Membre de l'Union Libérale Israélite, il a activement milité dans les organisations juives sionistes dans les années 1930. Il a une conception universaliste visant à unifier judaïsme et christianisme. C'est dans ce sens qu'il adhère au Noachisme professé par son maître Benamozegh. Ce dernier est un rabbin kabbaliste moderniste et sa conception du Noachisme reste dans le fond dépendante de la religiosité juive, comme il l'explique dans l’extrait suivant : « Nous, Juifs, nous avons nous-mêmes en dépôt la religion destinée au genre humain tout entier, la seule religion à laquelle les Gentils soient assujettis et par laquelle ils sont sauvés et vraiment dans la grâce de Dieu, comme l'ont été nos Patriarches avant la Loi...La religion de l'humanité n'est autre que le Noachisme, non qu'elle ait été instituée par Noé, mais parce qu'elle remonte à l'alliance faite par Dieu avec l'humanité en la personne de ce juste. Voilà la religion conservée par Israël pour être transmise aux gentils… »

Évoquer la restauration finale de la Tradition primordiale, mais sous la direction d'Israël, est pour le moins étrange.  Dans la généalogie biblique du livre de la Genèse, Noé représente l'héritage de la tradition antédiluvienne en tant que père des humains représentés par ses trois fils : Cham, Japhet et Sem, et c'est dans ce sens que l'humanité post-diluvienne (qui commence la « période d'obscuration » mentionnée par Guénon) est appelée « fils de Noé » par la tradition juive, à comparer avec l'expression coranique « fils d'Adam » qui désigne aussi l'humanité mais comme descendance de l'homme primordial Adam qui représente proprement la Tradition primordiale. Abraham intervient plus tard, suivant sa généalogie qui en fait un descendant de Sem ; il représente une  « actualisation cyclique », en tant que « point de jonction de la tradition hébraïque avec la grande tradition primordiale ».  

Ces explications suffisent pour comprendre que Benamozegh reste enfermé dans le domaine exclusivement religieux du Judaïsme. Ses conceptions ne sont prisent actuellement au sérieux que par quelques chrétiens « intégristes », contaminés par le nationalisme et un certain moralisme Protestant.

 

[*] Elie Benamozegh (1823-1900) est un rabbin  italien (kabbaliste).

 


  

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Erik Sablé : René Guénon, Le visage de l’éternité, Editions Points, Paris 2013.

 

Nous n’avions pas rédigé de compte-rendu à la sortie en librairie de ce petit livre de notre ami Erik Sablé, aujourd’hui disparu, parce qu’il s’adressait  principalement à la nouvelle génération de personnes intéressée par la spiritualité et ignorante de l’œuvre de Guénon. Cet ouvrage très court est une simple approche générale composée d’une Introduction, de cinq chapitres : L’Infini ; La Connaissance ; l’initiation ; Les pièges de la voie ;  La société traditionnelle et la modernité  et d’une Conclusion. La mise en garde à l’égard des mystifications du monde moderne et des fausses voies à prétention initiatique y sont bien définies. De nombreuses anecdotes traditionnelles viennent agréablement illustrer quelques extraits bien choisis de l’œuvre du métaphysicien. Le propos s’en tient à l’essentiel sans jamais entrer dans les détails complexes de l’existence peu ordinaire qui précéda l’arrivée en Egypte de Guénon ni dans ceux, bien connus des guénoniens, de la vie traditionnelle du shaykh ‘Abd el-Wahîd Yahyâ. Le rapprochement que l’auteur introduit dans le premier chapitre avec le concept moderne de « fractal » a été relevé par Bruno Hapel (Fin de Vie-fin de Cycle - Blog de Bruno Hapel - Une dérive « fractale » ?) ce qui nous dispense d’en faire la critique. Nous relevons également une référence élogieuse à J. P. Laurant à laquelle nous ne pouvons souscrire.










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