La
Vérité en elle-même ne peut pas être exprimée, ce qui revient à dire qu’elle ne
s’exprime que par le silence, qui est l’absence de toute expression ; mais
le mot silence lui-même, étant comme tout mot une expression, n’est que la
négation de ce qu’il exprime ; il faut donc supprimer les mots, les
images, supprimer toute forme, même la pensée, pour arriver à connaître la
Vérité. Ainsi donc, lorsqu’une chose quelconque se présente, il faut en
supprimer la forme pour savoir ce qu’est réellement cette chose, pour trouver
son principe, qui est son Nom véritable, c’est-à-dire le Nombre qui constitue
son essence. Ce Nom n’est pas un mot, puisqu’il n’est pas exprimé, qu’en
lui-même il n’est pas exprimable, et que les expressions ne peuvent en donner
que des reflets ; les formes, les mots, les signes, les sons, les
caractères, les couleurs, les figures, les chiffres, tout cela n’est que des
vêtements, ou pour mieux dire des déguisements des Noms et des Nombres. Tout
cela montre, en même temps que la difficulté de l’expression, la nécessité de
la supprimer ; il reste alors en toutes choses ce qui est inexprimable, ce qui
est en soi-même et par soi-même, c’est-à-dire l’essence même de ces choses…
– Il y a peu de gens qui voient la pensée derrière le
mot, bien moins encore qui voient l’idée sans forme derrière la pensée, et
presque pas qui voient le Principe derrière l’idée [dépouillement d’un triple
voile] ; et pourtant, en toutes choses, c’est le Principe seul qui
importe. »
[R. Guénon, Notes inédites 1909.]
Le traité al-hikam al-‘alâwiyyah exprime un point de vue dont l’accès est
réservé aux ‘Arif bi-Llâh, ceux
« qui voient l’idée sans forme derrière la pensée ». Il nous parait
important d’en publier la traduction tout en sachant qu’elle ne peut remplacer
la profondeur du texte original.
شيخ العلاوي
1 - Il a dit —Radî Allâh ‘anhu— : les Connaissants (al-‘àrifûn) sont une catégorie de Connaissant par son Seigneur et de Connaissant par soi-même, si ce n’est que celui qui se connait par lui-même est plus fort que celui qui connait par son Seigneur. (١)
— Celui qui se connait lui-même est plus fort (spirituellement) que celui qui connait son Seigneur ; نفسه ici n'est pas l'âme individuelle mais le pronom réfléchi nafsahu, lui-même, ou soi-même, c'est-à-dire le Soi. " من عرف نفسه فقد عرف ربه " (Celui qui se connait lui-même connait son Seigneur).
2 - Il a dit aussi : les voilés sont une catégorie de voilé (mahjîb) de (par) leur Seigneur et de voilé par soi-même, si ce n’est que le voilé par soi-même est plus fort que celui qui est voilé par son Seigneur. (٢)
— Le shaykh précisera plus loin ce qui distingue et
définit le « voilé ».
3 - Il a dit aussi : les « initiés » (zâhidûn) sont des catégories (tabâqat) d’initiés comprenant les initiés auprès d’Allâh (‘inda Allâh) et les initiés dans Ses mains (fî yadayh), si ce n’est que les initiés auprès d’Allâh sont plus fort que les initiés dans Ses mains. (٣)
— Zahid signifie proprement ascète. Ce mot désignait autrefois les disciples des shuyûkh avant que le terme taçawwuf vienne proprement définir la spiritualité islamique.
4 - Il a
dit aussi : celui qui connait Allâh
opère (zahida) par Lui sur
lui-même ; quant à l’insouciant, il ne pourra compter que sur l’abondance
de Ses faveurs. (٤)
5 - Il a dit aussi : la contemplation de la Vérité (al-haqq) est une séparation de la foule (ou des assemblées) et un éloignement à l’égard de toi-même et de la Vérité (al-haqq). (٥)
— À ce sujet, le shaykh al-akbar a dit : « (...) ta
proximité d’Allâh sera à la mesure de
ton éloignement, intérieur et extérieur, des créatures » (cité par M. Chodskiewicz
; Le Sceau des saints, p. 188). Ici
le shaykh souligne le caractère duel de la contemplation.
6 - Il a dit aussi : celui qui (prétend)
connaître Allâh par lui-même (obtient
en conséquence) de ne suivre que ses propres penchants. (٦)
7 - Il a dit aussi : qui unifie (ou identifie) Allâh est un profane et qui en témoigne est
un inconscient. (٧)
8 - Il a dit aussi :
les contraires ne s’accordent pas, si tu es, Il n’est pas et s’Il est, tu n’es
pas ; donc abandonne ton existence, Il (ne) te demande (que) la Prière
vers Lui. (٨)
9 - Il a dit aussi : qui agit par la science inopportunément subit la sanction d’en être privé. « N'aspire pas à hâter la descente du Coran tant qu'il n'est pas décrété qu'il te soit révélé, mais dis : Seigneur, fais-moi croître en science ! » (Tâ ha, 114). (٩)
10 - Il a dit
aussi : ceux qui parlent au nom de la réalisation spirituelle sont sans
fausse parole hypocrite (zindîq) et ils
s’abstiennent d’exprimer la particularité d’être réalisé par la Vérité (bi-l-tahqîq). (١٠)
11 - Il a dit aussi : que sont les nombreux
inconvénients de l’individualité (al-nafs)
si ce n’est celui de cacher les lumières de la Sainteté (al-qudus). (١١)
12- Il a dit aussi : la Vérité (al-haqq), les regards ne l’atteignent pas alors qu’Elle les saisit. Et comment pourrais-tu La saisir alors qu’Elle est la plus proche (âqrab) de toi ; il est impossible pour l’œil de se voir lui-même. (١٢)
— Le shaykh fait allusion au verset 103 de
la sourate Al-An‘âm : « Les
regards ne l'atteignent pas, mais Il saisit les regards. Il est le Subtil,
l’Instruit de tout. »
13 - Il a dit aussi : ne délaisse pas ton âme (égo), elle reviendrait ; aussi, fais-en ta compagnie et recherche ce qu’il y a en elle. (١٣)
— Le shaykh recommande de ne pas fuir ou abandonner son
âme mais de faire connaissance avec elle. Cette sagesse est conforme au hadîth souvent cité par le shaykh
al-akbar : « Qui se connait connait son seigneur ».
14 - Il a dit aussi : celui qui réalise par la Vérité (la quiddité) de al-çamad ne trouve plus (en lui-même le concept de) l’altérité. (١٤)
15 - Il a dit
aussi : le Tawhîd n’est pas
(seulement) un mot émis par le langage, le Tawhîd
est une certitude (yaqîn) qui
doit être retrouvée ; il se trouve qu’un ignorant est apprécié pour son
ignorance et qu’un savant (‘âlim)
souffre (de) par sa science. (١٥)
16 - Il a dit aussi : La question* n’est pas la Connaissance d’Allâh après avoir mis le voile**, ce qui importe est sa connaissance dans son âme voilée. Là est la porte de l’intériorité (spirituelle) où (réside) la rahmah et, extérieurement, (manifester) les vicissitudes (al-‘adhâb, la souffrance). (١٦)
* Ou la chose
importante (al-shân).
** Mis le voile (raf’i al-hijâb), c’est-à-dire,
après avoir pris la décision de ne rien montrer de la connaissance obtenue.
17 - Il a dit
aussi : il n’y a pas de chose, aussi petite* (qu’il
est possible de concevoir) dans l’existence, qui ne porte un Nom parmi les Noms
d’adorateurs. (١٧)
* dharrah
18 - Il a dit
aussi : ce n’est pas la question que tu Le connaisses dans la totalité des
Noms excellents, mais que tu Le connaisses dans tous les noms et (leur) sens. « Et il enseigna à Adam le nom de tous les êtres*. » (Al-baqarah,
30).
— La Connaissance
totale intègre la Connaissance synthétique d’Allâh dans ses « Noms excellents » et la Connaissance d’Allâh dans tous les mots ou tous les
noms particuliers. Etant infinie, il n’y a aucune limite pour la Connaissance
par Allâh.
19 - Il a dit aussi : le tawhîd ne prédispose pas à devenir riche ni à prononcer des discours qui te rendraient éloquents ; du tawhîd, on en voit la trace dans l’amant et (dans) les lumières qui t’apparaissent au réveil*. (١٩)
* ou : dans (le désir) de l’Amant et les
lumières qui t’apparaissent dans l’Éveil (fî
al-âfâq).
20 - Il a dit aussi : le Tawhîd est comme le feu qui survient sur quelque chose et qui le
brûle en emportant sa mauvaise compagnie. (٢٠)
21 - Il a dit aussi : s’il t’est révélé le secret du Connaissant (par Allâh), tu comprendras la réalité (haqîqah) de la Prophétie. (٢١)
— Cet hikam met
l’accent sur la centralité de la connaissance métaphysique.
22 - Il a dit aussi : un connaissant n’entre pas
au paradis (al-jannah) tant qu’il
néglige la Vérité (al-haqq). (٢٢)
23 - Il a dit aussi : lorsque le Connaissant obtient d’Allâh la félicité du Paradis, il obtient seulement la récompense par la vision d’un feu recouvert d’un voile. (٢٣)
—
l’état paradisiaque qui est l’« état primordial » est un état encore
conditionné. On dit aussi que « le paradis est malgré tout une
prison » pour l’initié qui a la capacité de s’en libérer (cf. le dernier ch. des États multiples de l’être).
24 - Il a dit aussi : qui suit le droit
chemin (obtient) l’état du Connaissant
séparant sa famille du comportement affecté. (٢٤)
25 - Il a dit aussi : éloigner les gens de leur Seigneur est une détermination qui (revient à confirmer* -à contrario-) la Glorification (al-tanzîh). (٢٥)
* mubâlâghah signifie une
hyperbole consistant à exagérer l’expression
26 - Il a dit aussi : il n’y a pas d’objection à
abuser des (formules) de louange (ou d’exaltation, al-tanzîh), la question est de Le connaître par le moyen de l’analogie
(ou par la comparaison, al-tashbîh,
de ces louanges). (٢٦)
27 - Il a dit
aussi : Sa glorification (al-tashbîhu)
(prononcée) avec les certitudes (al-yaqîn)
dans l’affirmation de l’Unité (al-tawhîd)
est
meilleure que l’affirmation de Sa transcendance (prononcée) avec le voile du tawhîd (le voile de l’affirmation que
l’on se fait de l’Unité). (٢٧)
28 - Il a dit aussi : lorsque tu vois le Connaissant pratiquer le dhikr*, sache qu’il est négligeant et s’il est dans la Présence et silencieux, il est plus méritant. (٢٨)
* Voir un Connaissant pratiquer le dhikr signifie que celui-ci n’a aucune intention
de passer inaperçu d’où le qualificatif de ghâfil.
29 - Il a dit aussi : la Vérité n’est pas dans la
proximité de même qu’Elle n’est pas dans l’éloignement. (٢٩)
30 - Il a dit aussi : la proximité (avec Allâh) est dualité et la Vérité est
Unité. (٣٠)
31 - Il a dit aussi : la sincérité dans le travail procure
le dépassement (âfât) pour les
Connaissants (par Allâh) comme
l’absence de sincérité est un manque (âfât)
pour les disciples. (٣١)
32 - Il a dit aussi : celui qui contemple la Vérité (al-haqq) dans la création (ou dans la manifestation) disparait par
Elle (la Vérité), et pour elle (la Création), il ne reste plus rien de Lui si
ce n’est la Vérité. (٣٢)
33 - Il a dit aussi : celui qui cherche Allâh par un autre que Lui n’arrivera
jamais à Lui. (٣٣)
34 - Il a dit aussi : celui qui connait Allâh par le moyen des preuves* (al-dalîl) s’exprimera (yakûl) en ignorance des Attributs divins et ne (manifestera) aucune saveur (lam yash’ur). (٣٤)
* et/ou selon des arguments.
35 - Il a dit aussi : celui qui demande Allâh autrement que par lui-même obtient la faveur de Son chemin selon ce qu’Il veut. (٣٥)
36 - Il a dit aussi : ce qu’est sa Station (maqâmahu), analogue à son état (li-halihi),
est révélé par le Secret d’Allâh, là-même où il ne perçoit rien.
37 - Il a dit aussi : vraiment,* le discours est une punition (‘iqâb), l’identification est un désastre, la puissance du « je » (ânâniyyah) une dualité, et la Vérité (se tient) au-delà de tout ça.
* tâ’… : formule
pour dire j’en jure ( tâ’ Allâh :
j’en jure par Allâh).
38 - Il a dit aussi : ne te mets pas en « mesure de » envers la Connaissance de la Vérité ; mais recouvre-là du voile des Secrets (asrâr) de la Création (al-khalq). (٣٨)
— La
« Connaissance de la Vérité » ne peut jamais devenir un « objet de
connaissance » comme dans la relation cognitive du sujet à l’objet de la vie ordinaire ;
le sujet se doit de disparaitre dans la « non-dualité » de la ma’rifah al-khalq.
39 - Il a dit aussi : la Connaissance ne s’établit pas sur l’incertitude* (dont le caractère) nous en éloigne (Al-bi’âd). (٣٩)
* Rubbamâ comporte le
sens de « peut-être », « il est possible que » ; à
l’opposé, la foi véridique, la ferveur et la certitude sont les bases de la
Connaissance.
40 - Il a dit aussi : celui qui est arrivé à Allâh en voyageant vers Lui (tout) en se négligeant pourra compter (â‘tamada ) sur Lui. (٤٠)
— Le terme â‘tamada possède aussi le sens
d’adopter qui conviendrait ici pour désigner proprement l’adeptat.
41 - Il a dit aussi : qui a gouté la douceur de
l’entretien intime (munâjâh) avec la
Vérité (al-haqq) ne supporte plus le
discours mondain. (٤١)
42 - Il a dit aussi : celui qui se détache* de la création se détache par la Vérité (Allâh) et celui qui n’est pas reconnaissant envers les hommes, Allâh ne sera pas reconnaissant envers lui. (٤٢)
* Zahida : Ascèse, être sans désir
(cf. hikam 3 ci-dessus).
43 - Il a dit aussi : celui qui fait apparaître sur lui l’essence de la Majesté est émerveillé* par Ses qualités (al-çifât). (٤٣)
* ‘athamah ici comporte
aussi le sens d’être ébloui, subjugué.
44 - Il a dit aussi :
celui qui se satisfait d’être arrivé (bi-l-waçûl)
est dans l’illusion, quant à celui qui (par son ascèse ou son activité
initiatique) se détache (sans montrer son détachement), se trouve dans la
Présence (en tout lieu). (٤٤)
45 - Il a dit aussi :
celui qui cache le Secret (al-sirra)
est retranché (voilé, sauvegardé), et celui qui le divulgue est vaincu
(abandonné d’Allâh). (٤٥)
46 - Il a dit aussi : celui qui n’est pas satisfait* dans les grandes assemblées est (un) orgueilleux (mutakabbir). (٤٦)
* Ou : celui qui n’aime pas les grandes
assemblées de fidèles et/ou de murîd…
47 - Il a dit aussi : celui qui connait Allâh ne l’adore que par Son secret (sirruhu)*. (٤٧)
* Ou : ne l’adore pas autrement que par son
secret.
48 - Il a dit aussi : celui qui a une
contemplation puissante élève (rufi‘a)
sa vie (hayâ’ûhu). (٤٨)
49 - Il a dit aussi : qui parfait l’adab manifeste (ithbat) le voile. (٤٩)
— Dhû-l-Nûn
al-Miçrî a dit : « les poitrines des hommes libres sont les tombeaux des
secrets ».
50 - Il a dit aussi : de l’ignorance de l’aspirant (al-murîd) demande toujours d’avantage.
(٥٠)
51 - Il a dit aussi : la dernière
faute du murîd est meilleure
que l’obéissance (disciplinaire) initiale. (٥١)
52 - Il a dit aussi : la sagesse est comme un pouvoir (une autorisation*), non pour discriminer les actes, si ce n’est ceux nécessaires à la quête (spirituelle). (٥٢)
* kâ-l-rukhsah :
licence, permis, autorisation.
*
* *