L’EMPRISE DU GAFAM
ET
LA CONTRE-INITIATION
Maintes fois Guénon,
en parlant des agents de la contre-initiation, les décrit comme agissant dans
l’ombre pour mieux utiliser à leur fin les courants déviés, ceux détachés du véritable
ésotérisme ou délibérément hostiles à celui-ci, ou encore les courants pseudos-initiatiques,
religieux, politiques, etc. Contrairement à ce que l’on serait tenter de
conclure hâtivement, aucune de ces dérives ne peuvent être qualifiées
directement de « contre-initiatique » car elles ne sont que des
instruments inconscients et susceptibles par là-même d’être utilisés par la
contre-initiation qui, elle, œuvre en toute connaissance de cause. L’une des
caractéristiques des contre-initiés étant en effet, selon Guénon, d’exercer leur influence à l’insu de tous :
« Il est doublement avantageux pour la
contre-initiation, quand elle ne peut réussir à dissimuler entièrement ses
procédés et ses buts, de faire attribuer les uns et les autres à l’initiation
véritable, puisque par là elle nuit incontestablement à celle-ci, et que, en
même temps, elle détourne le danger qui la menace elle-même en égarant les
esprits qui pourraient se trouver sur la voie de certaines découvertes. » (AI, ch. XXXV.)
D’ailleurs :
« Bien plus, la subversion la plus habile et la plus dangereuse est certainement celle qui ne se trahit pas par des singularités trop manifestes et que n’importe qui peut facilement apercevoir, mais qui déforme le sens des symboles ou renverse leur valeur sans rien changer à leurs apparences extérieures. Mais la ruse la plus diabolique de toutes est peut-être celle qui consiste à faire attribuer au symbolisme orthodoxe lui-même, tel qu’il existe dans les organisations véritablement traditionnelles, et plus particulièrement dans les organisations initiatiques, qui sont surtout visées en pareil cas, l’interprétation à rebours qui est proprement le fait de la ‟contre-initiation” ; et celle-ci ne se prive pas d’user de ce moyen pour provoquer les confusions et les équivoques dont elle a quelque profit à tirer. C’est là, au fond, tout le secret de certaines campagnes, encore bien significatives quant au caractère de l’époque contemporaine, menées, soit contre l’ésotérisme en général, soit contre telle ou telle forme initiatique en particulier, avec l’aide inconsciente de gens dont la plupart seraient fort étonnés, et même épouvantés, s’ils pouvaient se rendre compte de ce pour quoi on les utilise ; il arrive malheureusement parfois que ceux qui croient combattre le diable, quelque idée qu’ils s’en fassent d’ailleurs, se trouvent ainsi tout simplement, sans s’en douter le moins du monde, transformés en ses meilleurs serviteurs ! » (RQST, ch. XXX.)
Il
serait difficile de contester que l’entreprise d’infiltration des techniques de
communication imposées par le GAFAM dans la quotidienneté des individus est
un vecteur d’accélération particulièrement puissant des méfaits du monde
moderne et notamment des dérives causées par les contrefaçons plus ou moins
suspectes qui fourmillent aux Etats-Unis et ailleurs et qui représentent une
menace plutôt inquiétante sur ce qui reste de traditionnel dans notre monde. Mais Guénon précise que
la
« ‟contre-initiation”, elle, n’est
certes pas une simple contrefaçon tout illusoire, mais au contraire
quelque chose de très réel dans son ordre, comme l’action qu’elle exerce
effectivement ne le montre que trop ; du moins, elle n’est une contrefaçon
qu’en ce sens qu’elle imite nécessairement l’initiation à la façon d’une ombre
inversée, bien que sa véritable intention ne soit pas de l’imiter, mais de s’y
opposer. Cette prétention, d’ailleurs, est forcément vaine, car le domaine
métaphysique et spirituel lui est absolument interdit, étant précisément au
delà de toutes les oppositions ; tout ce qu’elle peut faire est de
l’ignorer ou de le nier, et elle ne peut en aucun cas aller au delà du
« monde intermédiaire », c’est-à-dire du domaine psychique, qui est
du reste, sous tous les rapports, le champ d’influence privilégié de « Satan »
dans l’ordre humain et même dans l’ordre cosmique (*).
(*) Suivant la doctrine islamique, c’est par la nefs (l’âme)
que le Shaytân a prise sur l’homme, tandis que la rûh (l’esprit),
dont l’essence est pure lumière, est au delà de ses atteintes. »
Par la force des choses, une technique quelconque exprime l’état d’esprit de ceux qui l’ont conçu et mis au point et il est inutile de réfléchir bien longtemps pour se rendre à l’évidence que l’emprise actuelle du « Complexe numérique» du GAFAM sur les sociétés correspond à la finalité conquérante et hégémonique de la modernité. Il y a là un évènement assez significatif sur lequel tout le monde s’accordera facilement ; par contre, qui sera assez lucide pour voir que le langage symbolique traditionnel, qui constitue l’essence du langage traditionnel et l’essence même de l’intelligence de toute religion, est complètement recouvert et mis en sommeil par les préoccupations d’une communication exclusivement analytique et utilitaire ? Il ne s’agit pas seulement d’une prise en charge complète de l’organisation et des relations individuelles au service de « quelque chose » qui serait une sortie matérielle de toutes les crises annoncées, mais d’une emprise autrement plus grave dont personne ne semble soupçonner la nature car nous passons maintenant à l’octave supérieure de la déviation de l’Occident moderne à laquelle plus rien ne pourra désormais résister. Cette perspective est bien plus inquiétante que le « grand remplacement » des nationalistes, qui n’est qu’une diversion superficielle ; tous les signes indiquent que nous nous dirigeons vers une situation « infra-humaine » où nous aurons à subir un « remplacement » de nature civilisationnelle à l’échelle mondiale. Ce serait, en tout cas, la venue d’une étape ultime par laquelle la « contre initiation » serait susceptible d’agir enfin et de se révéler (3) :
« (…) ce détournement n’est, en somme, qu’un acheminement vers le retournement complet qui doit caractériser la ‟contre-tradition” (et dont nous avons vu, d’ailleurs, un exemple significatif dans le cas du renversement intentionnel des symboles) ; mais alors il ne s’agira plus seulement de quelques éléments fragmentaires et dispersés, puisqu’il faudra donner l’illusion de quelque chose de comparable, et même d’équivalent selon l’intention de ses auteurs, à ce qui constitue l’intégralité d’une tradition véritable, y compris ses applications extérieures dans tous les domaines. On peut remarquer à ce propos que la ‟contre-initiation”, tout en inventant et en propageant, pour en arriver à ses fins, toutes les idées modernes qui représentent seulement l’‟antitradition” négative, est parfaitement consciente de la fausseté de ces idées, car il est évident qu’elle ne sait que trop bien à quoi s’en tenir là-dessus ; mais cela même indique qu’il ne peut s’agir là, dans son intention, que d’une phase transitoire et préliminaire, car une telle entreprise de mensonge conscient ne peut pas être, en elle-même, le véritable et unique but qu’elle se propose ; tout cela n’est destiné qu’à préparer la venue ultérieure d’autre chose qui semble constituer un résultat plus ‟positif”, et qui est précisément la ‟contre-tradition”. C’est pourquoi on voit déjà s’esquisser notamment, dans des productions diverses dont l’origine ou l’inspiration ‟contre-initiatique” n’est pas douteuse, l’idée d’une organisation qui serait comme la contrepartie, mais aussi par là même la contrefaçon, d’une conception traditionnelle telle que celle du ‟Saint-Empire” , organisation qui doit être l’expression de la ‟contre-tradition dans l’ordre social ; et c’est aussi pourquoi l’Antéchrist doit apparaître comme ce que nous pouvons appeler, suivant le langage de la tradition hindoue, un Chakravartî à rebours »,
c’est-à-dire, selon Guénon, en termes plus proches des
traditions du Livre, la
« ‟contre-initiation”, qu’on le conçoive comme un individu
ou comme une collectivité ; ce peut même, en un certain sens, être à la
fois l’un et l’autre, car il devra y avoir une collectivité qui sera comme l’‟extériorisation”
de l’organisation ‟contre-initiatique” elle-même apparaissant enfin au jour, et
aussi un personnage qui, placé à la tête de cette collectivité, sera l’expression
la plus complète et comme l’‟incarnation” même de ce qu’elle représentera, ne
serait-ce qu’à titre de ‟support” de toutes les influences maléfiques que,
après les avoir concentrées en lui-même, il devra projeter sur le monde (4). Ce sera évidemment
un ‟imposteur” (c’est le sens du mot dajjâl par lequel on le désigne
habituellement en arabe), puisque son règne ne sera pas autre chose que la ‟grande
parodie” par excellence, l’imitation caricaturale et ‟satanique” de tout ce qui
est vraiment traditionnel et spirituel ; mais pourtant il sera fait de
telle sorte, si l’on peut dire, qu’il lui serait véritablement impossible de
ne pas jouer ce rôle. Ce ne sera certes plus le ‟règne de la quantité”, qui
n’était en somme que l’aboutissement de l’‟antitradition” ; ce sera au
contraire, sous le prétexte d’une fausse ‟restauration spirituelle”, une sorte
de réintroduction de la qualité en toutes choses, mais d’une qualité prise au rebours
de sa valeur légitime et normale (5) ; après l’‟égalitarisme”
de nos jours, il y aura de nouveau une hiérarchie affirmée visiblement, mais
une hiérarchie inversée, c’est-à-dire proprement une ‟contre-hiérarchie”, dont
le sommet sera occupé par l’être qui, en réalité, touchera de plus près que
tout autre au fond même des ‟abîmes infernaux”.
(Note 4) Il peut donc être considéré
comme le chef des awliyâ esh-Shaytân, et, comme il sera le dernier à
remplir cette fonction, en même temps que celui avec lequel elle aura dans le
monde l’importance la plus manifeste, on peut dire qu’il sera comme leur ‟sceau” (khâtem),
suivant la terminologie de l’ésotérisme islamique ; il n’est pas difficile
de voir par là jusqu’où sera poussée effectivement la parodie de la tradition
sous tous ses aspects.
(Note 5) La monnaie elle-même, ou ce qui en tiendra lieu, aura de nouveau un caractère qualitatif de cette sorte, puisqu’il est dit que ‟nul ne pourra acheter ou vendre que celui qui aura le caractère ou le nom de la Bête, ou le nombre de son nom” (Apocalypse, XIII, 17), ce qui implique un usage effectif, à cet égard, des symboles inversés de la ‟contre-tradition” .» (RQST, ch. XXXIX.)
NOTES
(1) « Au surplus,
le faux est forcément aussi l’‟artificiel”, et, à cet égard, la ‟contre-tradition”
ne pourra pas manquer d’avoir encore, malgré tout, ce caractère ‟mécanique” qui
est celui de toutes les productions du monde moderne dont elle sera la
dernière ; plus exactement encore, il y aura en elle quelque chose de
comparable à l’automatisme de ces ‟cadavres psychiques” dont nous avons parlé
précédemment, et elle ne sera d’ailleurs, comme eux, faite que de ‟résidus” animés
artificiellement et momentanément, ce qui explique encore qu’il ne puisse y
avoir là rien de durable ; cet amas de ‟résidus” galvanisé, si l’on peut
dire, par une volonté ‟infernale”, est bien, assurément, ce qui donne
l’idée la plus nette de quelque chose qui est arrivé aux confins mêmes de la
dissolution. » (RQST, ch. XXXIX.)
(2) « Il
en est de cela comme de tous les maux dont souffre le monde moderne : le
véritable remède ne peut venir que d’en haut, c’est-à-dire d’une restauration
de la pure intellectualité ; tant qu’on cherchera à y remédier par en bas,
c’est-à-dire en se contentant d’opposer des contingences à d’autres
contingences, tout ce qu’on prétendra faire sera vain et inefficace ; mais qui
pourra le comprendre pendant qu’il en est encore temps ? » (R. Guénon,
« La maladie de l'angoisse », Études
Traditionnelles, avril 1940).
(3) Nulle prédiction ponctuelle ne
saurait être établie. Bien d’autres modifications concernant l’état de notre
monde et son ambiance générale sont susceptibles encore de surgir avant le
règne du contre empire et sa dissolution finale.
(Al-saff, 8.) « Ils veulent étouffer la lumière d'Allâh avec leurs bouches, mais Allâh parachèvera Sa lumière que cela plaise ou non aux mécréants (kâfirûn). » |
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Extrait d’un entretien avec A. G. (février 2022).
Question :
Comme le message de l’Islam
a une portée universelle et s’adresse à l’ensemble de l’humanité, certains de
ses représentants religieux considèrent que l'Islâm doit étendre son empire au monde
tout entier. On a même entendu le nom de René Guénon associé à cette
conception. Il s’est alors posé confusément la question de savoir si le
« terrorisme islamiste » participait d’une façon ou d’une autre à
cette supposée expansion de l'Islam en Europe et dans le monde ?
Réponse :
Avant tout, il est essentiel de considérer la légitimité de cette question d’un point de vue traditionnel. Déjâ, il est clair que les indications diverses de Guénon sur les destinées de l’Occident ne permettent pas d’aboutir à une conclusion concernant une quelconque islamisation de l’Europe. En se gardant de toute instrumentalisation de ses écrits, on notera seulement que dans le cadre de sa théorie des « trois hypothèses » (Conclusion de l’Introduction Générale à l’Étude des Doctrines Hindoues), il envisageait, dans le cas où toute restauration traditionnelle serait exclue en Occident, l’éventualité que « les peuples orientaux, pour sauver le monde occidental de cette déchéance irrémédiable, se l’assimileraient de gré ou de force... ». Il poursuit cette réflexion, dans Orient et Occident : « Ce n’est que si l’Occident se montrait définitivement impuissant à revenir à une situation normale qu’une tradition étrangère pourrait lui être imposée » (ch. IV), et dans l’Addendum de 1947, mais cette fois, relativement à la possibilité d’une restauration de la « pure intellectualité » en Occident : « Il paraît plus vraisemblable que jamais que l’Orient ait à intervenir plus ou moins directement, de la façon que nous avons expliquée, si cette restauration doit se réaliser quelque jour ». Mais, au chapitre III de la seconde partie, Guénon présente la possibilité de la constitution et le rôle d’une « élite ». Depuis cette époque, étant donné les nouvelles conditions progressivement restrictives et défavorables qui déterminent la désorientation de notre monde, la restauration en question et la constitution selon Guénon d'une élite stricto sensu est devenue selon moi une impossibilité pure et simple, si ce n’est par ce que prédit l'Islâm avec la venue du Mahdî qui devrait finalement intervenir pour « revivifier la Religion ». Il reste qu’associer de façon hétéroclite les idées traditionnelles exprimées par ces citations de Guénon avec des références à l'actualité sur l’Islâm en Occident et en Orient modernisé, que celles-ci soient diffusées par les organes d'information publique et privée ou par la production de la culture médiatique comme les ouvrages de G. Kepel, théoricien de l’« Islam radical » et du « péril jihadiste », ne représentent qu’un point de vue idéologique sans aucune portée. Les velléités confuses des réformistes de quelques courants religieux que ce soit doivent se distinguer nettement de l’Ordre traditionnel. Quant aux diverses formes d’incompréhension de son œuvre, comme celle consistant à la percevoir comme une « propédeutique » orientée vers l’Islam ne sont qu’une manipulation pure et simple de nature étroitement religieuse tout à fait étrangère à l’esprit de son œuvre.