UN COMMENTAIRE D’IBN ‘AJIBA
SUR UNE PRIÈRE
D’IBN ‘ARABÎ*
Ibn ‘Ajîba (1) appartient à l’ordre
Shadhiliyyah Darqâwiyyah. Ce traité donne un aperçu de la doctrine et de la « méthode »
(2) relative
l’« Homme Universel » dans la tradition islamique.
Par
et avec l’assistance du nom d’Allâh, le Tout-miséricordieux, le Très-miséricordieux,
et que la grâce d’Allâh soit sur notre Seigneur Mohammad, sur sa famille
et ses compagnons, ainsi que le salut.
La
louange appartient à Allâh qui se manifeste par Sa perfection. [Lui qui
est] Un dans Son essence, Ses attributs et Ses actes.
Et
que la grâce et la paix soient sur le pôle de l’existence universelle, la
semence de la théophanie pour chaque existant.
Que la satisfaction d’Allâh – exalté
soit-Il – soit avec ses nobles compagnons, et sur les gens de sa demeure,
pourvus d’une âme pure et dignes de haute considération.
[Mais encore] : Voilà que certains frères
dans la voie m’ont demandé de rédiger un
commentaire d’une « prière sur le Prophète » (3) due à Ibn ‘Arabî
el-Hâtimi. Ils désiraient pouvoir se référer à un texte qui les aiderait à en
éclaircir les termes obscurs ou énigmatiques.
J’accède à leur désir, non sans avoir au
préalable obtenu la permission (idhn) de le faire, de la part de notre cheikh,
le connaissant seigneurial (4), le cheikh el-Buzîdî el-Hassanî.
Car le secret de la permission est une chose prodigieuse.
[Maintenant]
sachez que les hommes, suivant leur panégyrique (madh) du Prophète, se
répartissent en deux groupes. Un premier groupe glorifie sa personne apparente,
évoque sa beauté sensible et tout ce qui en procède de miracles et de faits
extraordinaires ; ce sont les « gens de l’exotérique ». Un
deuxième groupe glorifie son secret ésotérique et sa lumière originelle (açlî).
Il parle de sa lumière préexistante (mutaqaddim) et ce qui en dérive de
théophanies sensibles.
Le pôle Ibn Mashîsh (5) et ses pairs
font partie de ce groupe. On trouve parmi ces derniers le connaissant
seigneurial, le pôle universel, l’océan [du savoir généreusement communiqué] de
son époque, l’unique dans son siècle et sa génération, Muhyî ed-dîn ibn
el-‘Arabi el-Hâtimi, qui est décédé dans les « limites » du sixième
siècle (6).
[En
effet] ce dernier dit (7)
:
1. Allahumma
çallî ‘alâ edh-dhâti el-mutalsami O Dieu, répands ta grâce sur l’essence
préservée (8)
C’est-à-dire
sur le trésor caché (al-kanz al-maknûn), car le mutalsim est ce
qui cache une chose et la protège. Il en est bien ainsi, car le Vrai (al-Haqq)
était un trésor ignoré ; un secret caché, invisible. Lorsqu’Il
voulut (9)
être connu, Il manifesta une « poignée » de la lumière de Son
essence, qu’il nomma Muhammad. – Dès l’apparition (tajallî) de cette « poignée »
émergeant de l’océan du jabarût, Il la revêtit du « manteau de la
grandeur » (ridâ’ el-kibriya’i) (10) ; lequel n’est
autre que le voile de « noble beauté » (el-husn) – car « un
voile s’impose pour les belles femmes, pour [atténuer l’éclat du] le soleil »
(11)
afin que le trésor demeure enterré, et le secret protégé (12).
Le
voile de la beauté, dissimulant le secret de l’essence, est le talisman [qui
protège], alors que les « significations subtiles » (ma’anî),
formant aussi bien l’intérieur de la « poignée » que sa totalité,
sont [elles-mêmes] le trésor.
Ce
trésor n’est autre que l’essence même (13) dans la station
de la synthèse totale (maqam el-jam’).
La
« poignée mohammadienne », du fait de sa provenance de « l’essence
même », fut désignée dans cette prière par « l’essence » (edh-dhât)
– c’est ainsi que l’auteur a dit : « sur l’essence scellée ».
Toutes les créatures se diversifièrent à partir de cette « poignée » –
depuis le trône divin jusqu’au « plancher » de la manifestation –
avec leurs entités propres (dhât) (14) et leurs
esprits (rûh).
Ainsi
la lumière [du Prophète] est le germe de l’existence universelle et la cause
[productrice] de tout existant.
C’est
à partir de son secret que « perlèrent » (anshaqqat) les secrets de l’essence, et qu’« éclatèrent »
(anfalaqat) les lumières des attributs (15).
Toute théophanie
d’entre les théophanies du Vrai surgit de sa lumière [i.e. du Prophète].
« Les
bassins du jabarût débordent du flux de ses lumières », depuis
[le temps où] la poignée est apparue, sans interruption concevable (16).
Même les souffles et brises des paradis et
leurs bienfaits se sont levés à partir de la lumière mohammadienne. Certes ils
sont de nature sensible, et [il faut savoir que] le plan sensible, en tant que
tel, se rattache dans sa totalité à notre Prophète et lui est attribué. Cela
est une réalité, même si le Prophète provient de « l’essence même » (17), car
l’adjonction du sensible n’entraîne nullement sa sortie hors de son principe (18).
En réalité (19), il n’y a là
qu’Allâh et rien d’autre que Lui.
Avertissement
Sache
que les ramifications s’étendant de la « poignée » sont toutes, elles
aussi, des trésors scellés. Car le statut inhérent à la partie est identique à
celui du tout. Les « réceptacles » (awânî) constituent les
talismans [qui protègent] les « significations subtiles » (ma’ânî).
Toute personne possède un trésor en elle (20). Elle en reste
voilée par l’inadvertance, par sa fixation (21) au plan
sensible, par la prise en considération [exclusive] de son identité illusoire (22), et [enfin] par
l’immersion [complète] dans les plaisirs de son égo (nafs).
A ce sujet, Shushatarî a dit [en vers] :
« Ô toi, parti en quête de
la nouvelle [par excellence], [sache qu’] elle se trouve recouverte sous le
lieu même où tu te tiens. Le vin provient de toi-même ainsi que la nouvelle
[recherchée].
Le
secret se trouve en ta possession.
Retourne vers ta propre essence (dhât)
et considère : Il n’existe rien d’autre que Toi. »
Celui qui combat
sa nafs la soumet aux exercices spirituels et la raffine jusqu’à ce
qu’elle meure [finisse par mourir], et que son esprit (rûh) soit vivifié
(23) ; son trésor lui
est alors rendu visible et son secret se montre à lui.
C’est
pourquoi Shushatarî ajoute [ce vers] :
« Mets en doute ta
compréhension [lorsque tu crois avoir compris], car ton trésor échappe à tout
talisman. »
Ibn
el-‘Arif a dit :
« Un secret t’a été révélé qui longtemps
t’avait été dissimulé. Une aurore a brillé dont tu étais toi-même l’obscurité.
Tu es en effet le voile qui cache au cœur le secret de son mystère. Sans toi,
le sceau ne se graverait point sur ton cœur pour le sceller [i.e. le
secret]. Si tu t’éclipses de ton cœur, il [le secret] s’y installe, et ses
tentes S’élèvent sur le sommet de la révélation bien gardée. Il se produit
alors un divin colloque dont l’audition ne lasse jamais, Et dont la prose et la
poésie nous sont ardemment désirables. Dès que l’âme l’entend, très doux
devient son bonheur, Et l’affliction du cœur éprouvé disparaît. » (24)
Il te faut [ô frère] obligatoirement trouver
la compagnie d’un maître accompli dans la [véritable] connaissance ; pour
qu’il t’enseigne la manière de creuser pour atteindre le trésor et
t’indique l’endroit où il se trouve. Sinon tu resteras dans l’ignorance [de ce
trésor], à jamais indigent ; alors même que le trésor gît en toi. Sache
qu’il n’est autre que ton esprit (rûh) et ton secret (sirr).
Lorsque ta « nature spirituelle » (ruhaniyya) prédomine sur ta
« nature humaine » (bashariyya), et ton « intelligible »
(ma’âna) sur ton « sensible » (hiss), ton trésor
apparaît et te rend richissime. – Tu t’absentes [hors] de l’univers entier, où
tu te feras connaître par les effets de ta volonté spirituelle (himma) (25). Et c’est par Allâh
que vient la grâce propice [qui permet la réalisation].
Puis
il [Ibn ‘Arabî] dit :
2. Wa
el-ghaybi el-mudhamdhami (26)
Et [sur] le
mystère caché et enveloppé
Il
n’y a point de doute qu’il [le Prophète] est un mystère d’entre les mystères d’Allâh
– et un secret d’entre Ses secrets.
Nul ne le découvre, ni ne le connaît
entièrement (27),
sinon son Seigneur, qui le créa et le manifesta. Le Prophète a dit : « Je
jure par Allâh que nul ne me connaît en vérité sinon mon Seigneur. » (28)
Et
dans la prière du pôle Ibn Mashish : « … et par rapport à lui, les
compréhensions demeurent dans l’errance, aucun d’entre nous ne le saisit, ni
parmi les précédents, ni parmi les suivants. ».
De
même Uways El-Qaranî a dit : « Je jure par Allâh que les
compagnons de Muhammad n’ont vu de lui que son aspect [litt. « écorce »]
extérieur.
Quant
à son [aspect] intérieur, nul ne le connaît. » On lui demanda : « Pas
même Ibn Abî Qahâfa ? » (29) Ce que voulait exprimer Uways,
c’était l’impossibilité de contenir [comprendre] son secret dans
sa totalité.
Par
contre, certains peuvent accéder à son esprit (rûh) par une
saisie plus ou moins complète. Leur lot va dépendre de la qualité de leur « orientation
vers Allâh » (tawajjuh) et de leur [degré de] connaissance (ma’
rifa).
Les
saints (awliyya) diffèrent dans leur saisie de son intériorité (bâtin)
en fonction de leur connaissance « par Allâh ». Certains
atteignent à quelque chose de son secret (sîrr), d’autres son esprit
(rûh), d’autres son coeur (qalb), d’autres sa raison
(‘aql), d’autres encore son âme (nafs) (30).
Les
gens de l’enracinement et de la stabilité [spirituels] saisissent son secret,
en toute chose répandu.
C’est
pourquoi ils ne sont jamais absents de la contemplation de sa présence, pas
même l’instant d’un clignement de paupière (31) .
Quant aux gens de la « coloration » qui
précède la « stabilité» (32),
ils saisissent son esprit, et ils le contemplent également dans la plupart de
leurs moments.
Les
gens du cheminement initiatique (sayr) d’entre les aspirants saisissent son
cœur, atteignent par là à la perfection de la certitude (iqân) (33). Leur vision de
sa présence est réduite [par rapport à celle des catégories déjà énumérées].
[Enfin]
les « gens du voile» d’entre le commun des hommes pieux (çâlihûn)
atteignent à sa raison (‘aql) ou à son âme (nafs). Ils voient sa personne
sensible dans le rêve et même à l’état d’éveil, en fonction de leur extinction
(fanâ) en lui.
Les
gens de cette dernière station sont les gens des « formes apparitionnelles »
(ashbâh). Ceux des autres stations, évoquées précédemment, se tiennent
dans la présence des esprits (arwâh) et des secrets (asrâr). Mais
Allâh est infiniment plus informé.
(Dans
la suite de notre prière) l’auteur dit :
3. Wa el-kamâli el-muktatami
Et [sur] la
perfection dissimulée
Il
n’y a point de doute en ce qu’il [le Prophète] réunit en lui-même l’ensemble
des perfections. Sa noble forme (çûra) était de la plus grande beauté,
son esprit purifié d’une perfection ultime, et son secret éclatant d’un
parachèvement extrême.
En lui sont réunies les perfections, vertus et
beautés, que l’on ne peut retrouver dans leur totalité en aucune créature. Toute
perfection manifestée par autre que lui est [seulement] empruntée à la sienne.
Elle
n’est qu’une « goutte d’entre ses gouttes » (34).
Toute
lumière ou secret, obtenus par un autre que lui, est puisé à sa propre lumière.
Comme
l’a dit El-Bûsayrî [dans sa burda] : « Tous ont cherché à
puiser en l’Envoyé d’Allâh soit une mesure de [son] océan, soit une
gorgée de la pluie incessante [de sa grâce].
« Ils
se tiennent immobiles en sa présence, chacun à son rang propre, selon le modèle des points [diacritiques] de
la science ou les voyelles de la sagesse. (35)
« Certes il est un soleil [rayonnant] de
faveur et de bonté – eux sont ses planètes, reflétant ses lumières pour les
hommes plongés dans les ténèbres. »
Sauf
que le Vrai cache cette perfection en la voilant. S’il l’avait révélée, il [le
Prophète] eût été adoré « en dehors de Dieu ». Tel fut le cas pour ‘Issa
[Jésus]. Telle est la raison de l’occultation de la perfection et de la beauté
du Prophète.
Seul
la découvre celui dont le miroir du coeur a été poli. Celui-là regarde alors
vers son intérieur à l’exclusion de son extérieur. Comme le véridique et
ceux qui marchent sur ses pas. Mais Allâh est infiniment plus informé.
Puis
l’auteur continue :
4. Lâhûtu
el-jamâli wa nâsûtu el-wiçâli
La « nature
divine » de la beauté et la « nature humaine » de la jonction (36)
Le
lâhût (nature divine) est une expression désignant les secrets des intelligibles
(ma’ani) intérieurs, lesquels soutiennent toute chose. Ce sont les
secrets de l’essence.
Le
nasût (nature humaine) désigne l’aspect sensible des réceptacles visibles.
Ainsi
le lâhût est ce qui reste caché, le nasût ce qui est manifesté. Le
sens de cette phrase [dans la prière] est le suivant : L’Elu est le principe de
toute beauté observable dans le monde du malakût. Il en est leprincipe,
la source, le minerai, le secret et le noyau. Il est la mine de la beauté et le
secret de la perfection.
Les
jardins du malakût ne
resplendissent que par les fleurs de sa beauté. Et l’éclat du mulk ne se
manifeste que par la splendeur de sa perfection. Tel est donc le sens de son
expression : « lâhût de la beauté », c’est-à-dire qu’il
est la source de la beauté et sa mine, son intérieur et son noyau (37).
Depuis la mine de son secret se sont ramifiées
les variétés de la « beauté» (jamâl). C’est comme si l’auteur voulait
faire allusion à la beauté des « significations subtiles » qui
subjugue les esprits et annihile les raisons (‘uqûl).
Comme
l’a dit le poète :
« Tu me
vois soustrait à tout lieu (38).
La coupe des ma’ânî
[étant] si douce à savourer. »
En résumé : la beauté des ma’ânî vient
de la beauté de son secret. C’est en lui [le Prophète] qu’elle fut connue et en
lui qu’elle se manifesta. Nul n’a goûté à la moindre douceur des ma’ânî,
ni n’a connu la suavité de la vision directe, sinon celui qui est constant à
suivre la voie [du Prophète] dans l’effort pour « acquérir » ses vertus.
Il
est le lâhût de la beauté des ma’ânî et leur mine originelle. Les
ma’ânî intérieurs sont nommés, dans leur ensemble, « malakût» ;
le sensible extérieur reçoit le nom de « mulk ».
Quant à l’océan
suprême des « secrets subtils » (asrâr latîfa) éternels – lesquels
demeurent immuablement en leur origine, et à partir desquels se déversent les
lumières des créatures – il est désigné par le terme de « jabarût ».
La
beauté des ma’ânî fut connue et révélée par lui [le Prophète]. La beauté
du sensible fut égayée par sa lumière.
Le pôle Ibn Mashîsh fait allusion à cette
réalité lorsqu’il dit : « les jardins du malakût sont imprégnés de l’éclat
de sa beauté, et les bassins du jabarût débordent du flux de ses lumières ».
Les termes « nasût al wiçâl» (la nature
humaine de la jonction) font allusion à la [forme] extérieure [du Prophète],
laquelle résidait dans le lieu de la jonction et de l’adhérence, et non dans
celui de la disjonction et de la séparation.
De
même que son « intérieur » est la mine des secrets, son
« extérieur » est le lieu des lumières. Il était totalement
immergé dans l’océan de l’unité absolue (ahadiyya), par son extérieur
comme par son intérieur. Mais Allâh est infiniment plus informé.
Puis
l’auteur dit :
5. Tal ‘atu el-Haqqi
L’apparition du
Vrai
C’est-à-dire
sa première apparition théophanique dans le monde de l’invisible. Car le
premier secret apparu d’entre les secrets du trésor (kanziyya) fut la « poignée
mohammadienne ». A partir d’elle émergèrent les secrets de
l’essence et se manifestèrent les lumières des attributs.
Sans
lui [le Prophète] l’existence universelle n’eût jamais été visible, ni connu
le Roi adoré.
Il
est l’intermédiaire entre Allâh et Ses créatures. « Sans le
médiateur, le bénéficiaire de la médiation aurait péri. » (39)
Ensuite [il faut rappeler que] la « poignée
mohammadienne» est « réalité actuelle» de l’essence (ayn edh-dhât).
Toutefois
ce qui, en elle, s’« épaissit » et devient « sensible » s’appelle
« Muhammad ».
Ce
qui en est « intérieur » demeure conforme à son origine divine (lâhûtiyya).
La
mesure qu’Il a nommée « Muhammad » (40) en est l’aspect
sensible, et sa substance extérieure. Ce qui demeure caché des ma’ânî est
divin (lâhûtî). Il ne s’agit là en aucune manière d’« incarnation »,
à cause de la négation de l’altérité et de sa disparition de la vue des
connaissants (41).
Comme
c’est par cette « poignée » que fut manifesté le trésor enterré, et
par elle que fut dévoilé le secret protégé, l’auteur la compara au voile (niqâb)
qui recouvre le visage des belles femmes.
L’auteur
dit ensuite :
6. Ka-thawbi ayn insâni el-azali fî nashri
man lam yazal (42)
Comme le voile
sur l’œil de l’homme de l’éternité-sans-commencement, pour le déploiement de « celui
qui ne cesse d’être »
Il compare ainsi l’éternité-sans-commencement (azal)
à un homme possédant un œil sensible, voilé et protégé par un
vêtement. Lorsqu’il voulut montrer cet oeil, il souleva le voile,
laissant apparaître ses beautés merveilleuses.
De même le vin de
l’éternité-sans-commencement était une « subtilité cachée» (latîfa khafiyya).
Lorsqu’elle (43)
voulu se montrer, elle dévoila la face de son secret. A partir de sa beauté, la
lumière de la « poignée muhammadienne » se manifesta.
Ensuite,
l’ensemble des ramifications cosmiques s’étendit à partir de la « poignée ».
Voilà
ce que signifie Le « déploiement de celui qui ne cesse d’être là ».
Ainsi (le Prophète) est comme le voile sur l’œil de l’homme de l’éternité-sans-commencement.
Cette
phrase de la prière revient à dire qu’il est le vêtement qui protège l’œil de
l’éternité, étant posé sur lui-même (44). Il le relève par
désir de déployer ce qui ne cesse d’être, c’est à dire de manifester ce que
sont les branches [d’un arbre] cosmiques (toujours) nouvelles ! Il n’y a là que
termes lexicaux. Pour se référer au secret éternel dans sa condition de trésor caché,
ils disent : « azal » [éternité-sans-commencement] − Pour
ce qui en dérive, ils disent : « lam yazal » [qui ne
cesse d’être], mais le tout est un (wâhid).
La
branche est identique au tronc, et le tronc à la branche. Ce qu’Il manifeste
dans ce « ne cesse d’être », c’est « Allâh était et rien
n’était auprès de Lui, et maintenant, il en est toujours ainsi » (45).
Comme excellents sont les vers du poète :
« Rien ne
perdure sinon Allâh, aucune créature ne restera, Rien n’est accolé ni
disjoint. Cela est établi par la preuve de la vision directe Je ne vois avec
mon œil (ayn) que ses essence Immuables (a’yan) lorsque je
considère attentivement ».
Puis l’auteur
dit :
7. Man aqâmat bi-hi nawâsita el-farqi fî qâbi qaws nasûti el-wiçâli Celui par lequel subsistent les « natures humaines » de la diversité, au sein du demi-arc de la « nature humaine de la jonction ».
Le
sens est le suivant : « Allahumma déverse Ta grâce sur
l’essence scellée, par laquelle subsistent − plus précisément, par la baraka
incluse dans le fait de se conformer à sa voie − les gens de la
“séparation” au sein même de la station de la proximité ».
Ces
derniers se trouvent à une distance « de deux arcs ou encore moins » de la
présence de la réalisation (hadrat el-wiçâl). Ils sont maintenus dans la
proximité (fî el-qurbi) d’Allâh par lui [le Prophète]. S’ils venaient
à s’en détourner (i.e. du Prophète), ils seraient aussitôt rejetés et éloignés.
L’auteur mentionne les « natures humaines »
(nawâsît) plutôt que les cœurs et les esprits parce que ces derniers ont
pour lieu de résidence la réunion (jam’) au « nasût de la
jonction » ¬ c’est à dire à la présence de la réalisation (hadrat el
wiçâli).
Il
ne fait aucun doute que quiconque suit le Prophète, s’en tenant fermement à sa sunna,
se caractérisant par ses sublimes caractères, obtiendra la proximité après
l’éloignement, et la jonction après la séparation. Car le Prophète est la porte
d’Allâh et « son voile suprême ».
Celui
qui voudrait « entrer » en présence d’Allâh par une autre
porte, se verrait repoussé et éloigné.
On
dit à ce sujet :
« Tu
es la porte d’Allâh, quiconque voudrait l’approcher par le moyen d’un
autre que toi, jamais n’entrera. »
De
même que celui qui veut parvenir jusqu’à la présence des souverains se doit de
se faire au préalable accepter, puis aimer de leurs ministres, en leur offrant
des cadeaux et des services ; celui qui désire « entrer » dans la présence d’Allâh
doit se mettre au service de son Envoyé, par de nombreuses demandes de
grâce en sa faveur [çâlat ‘alâ en-Nabî], en le vénérant et en honorant [
tous] ceux qui ont un lien avec lui, ainsi que ses lieutenants, les awliyyâ’.
– De ces derniers, il doit « embrasser la terre qu’ils ont foulée »
– Alors, ils le conduiront jusqu’à la Présence.
Dans
le cas contraire, il restera dans l’éloignement alors même qu’il s’imaginerait
être dans la proximité. Et la grâce propice est dispensée par Allâh seul.
Puis
l’auteur continue :
8. El-aqrabi ilâ
turuqi el-haqqi
La plus directe
des voies menant au Vrai
C’est-à-dire : sa voie est la plus
directe parmi celles des autres messagers. Tous les messagers « convoquaient »
les êtres à Allâh et indiquaient les moyens de parvenir à Lui. Notre
Prophète traça la voie la plus directe de l’accès au Vrai ; il enseigna
les signes de la voie et les indices de la réalisation se concrétisant dans les
plus courts délais. Allâh guida par lui, dans un temps très bref, des
créatures plus nombreuses que celles qui furent prises en charge par d’autres
(prophètes) pour des périodes plus longues. Il en est de même pour ceux qui
cheminent « sur ses pas » d’entre les awliyya qui unissent la
loi (chari’a) à la Réalité (Haqiqa). – Allâh guide par
leur intermédiaire un très grand nombre de créatures, en un temps très court,
car ils sont doués d’une vue intérieure [dans leur fonction]. − Le Trés-haut
dit : « Dis : ceci est Ma voie. J’y appelle vers Allâh selon
une vue intérieure (baçira) ;
moi-même comme ceux qui me suivent »
(Coran 12/108).
Ce
qui signifie : ceux qui me suivent appellent vers Allâh selon une baçira, laquelle est vision immédiate,
goût et rencontre extatique (wijdân) et non une vue qui découle de l’ « imitation »,
qui se forme par la voie discursive et argumentative.
Puis
l’auteur continue :
9. Façalli
Allahumma bi-hi, fi-hi, min-hu,’alay-hi wa sallim « Prie », ô mon
Dieu, par Lui − en Lui − et sur Lui − et donne-Lui la Paix
Je
[Ibn ‘Ajîba] dis : « Lorsque le serviteur s’éteint [fanâ] par
rapport à lui-même [nafsihi] et à sa modalité tangible [hissi-hi],
il ne contemple plus que les lumières de la prophétie à l’extérieur et les
secrets de la seigneurie à l’intérieur. Lorsqu’il « prie sur » (46) l’Envoyé d’Allâh,
il voit sa lumière, non (plus) lui-même.
Lorsqu’il
glorifie Allâh (sabaha) ou affirme l’unité divine (halala), il est
témoin que le Vrai − gloire à Sa Majesté ! − se glorifie Lui-même par Lui-même,
et s’unifie Lui-même par Lui-même. C’est à cela que fit allusion El-Harwî
lorsqu’on l’interrogea au sujet du tawhîd de l’élite. « Nul n’a
jamais “unifié” l’Un, quiconque croit le faire est un négateur ; [en effet]
le tawhîd de celui qui parle en son nom propre n’est que dualité que
l’Un annule. [Seul] Son tawhîd est le tawhîd [véritable], le tawhîd
proclamé par un autre que Lui n’est en réalité qu‘hérésie. » (47)
En
ce sens, Shushatarî a pu dire : « Moi, c’est par Allâh que
j’articule (nantiq) et c’est d’Allâh que j’entends (nasma’u). »
Tel est le fruit de l’amour du Vrai pour Son serviteur, selon Sa Parole (hadith
qudsî) : « Lorsque Je l’aime, je suis Lui. » (48) Quant au sens
des paroles suivantes du cheikh [Ibn ‘Arabî], il est celui-ci : « Prie,
ô Dieu par lui » ; [et] non par moi. « En lui »,
c’est à dire dans Sa présence, de sorte qu’ll entende ma prière sans
intermédiaire, [et] non dans la présence de «mon moi» (nafsî). Il est
rapporté que l’on demanda au Prophète : «Qu’en sera-t-il de la “prière sur toi”
faite par ceux qui, (dans le futur), viendront après toi ? Quelle sera ton
attitude envers eux ? »
Il
répondit : « Quant aux gens de l’amour, j’entendrai leur prière
et je les (re) connaîtrai, la prière des autres me sera seulement signalée. »
Les gens de l’amour sont les gens de l’extinction (fanâ), lesquels « prient »
sur son secret, qu’ils contemplent à tout moment, comme l’ont affirmé
(le cheikh) Al-Mursî et d’autres encore. Ce sont les gens de l’union (jam’) ; quant aux gens de la dispersion (farq),
leur prière ne fait que passer rapidement devant lui.
Pour
ce qui est de la parole de l’auteur : « De lui sur lui »,
c’est la requête que cette prière émane de lui et revienne sur lui, sans autre intermédiaire.
Pour le connaissant (‘Arîf), il ne
reste plus aucun intermédiaire entre lui-même et Allâh, ni entre lui et
l’Envoyé d’Allâh. Il recueille les choses à partir de leur mine
originelle, la Vérité (haqiqa), il la prend de sa mine propre, laquelle
est la vision directe (shuhûd) de l’essence sanctissime, sans la médiation de l’aspect [physique] perceptible
(hiss) des mondes (akwân). Ces derniers sont même effacés et
retirés hors de sa vue. Il ne voit plus que le créateur (mukawwin). Quant
à la loi (chari’a), il la prend également de sa mine propre, à savoir le
Livre et la Sunna, s’il s’avère apte à le faire, sinon, il cherchera
conseil dans la “fatwa de son coeur” (49).
C’est
pourquoi il a été dit : le soufi (eç-çûfî) n’a point de madhab
(école juridique) ; il n’imite personne parmi les gens des madhâhib
(pluriel de madhab).
Reste
le salâm final ; il concerne la demande faite à Allâh pour
qu’il rassérène, apaise et tranquillise [le Prophète] en tout ce qu’il craint
pour sa communauté.
Mais
Allâh ¬ exalté soit-il ¬ est infiniment plus informé. Que la Grâce d’Allâh
soit sur notre seigneur Mohammed, “l’aimé bien-aimé” (el-habîb el-mahbûb),
l’intercesseur qui rapproche et sur sa famille et ses compagnons ainsi que le
salut parfait. En conclusion de notre imploration (du’a) [nous disons] :
La louange appartient à Allâh, le
seigneur des mondes.
Traduit
et annoté par
Raouf
GHRAIRI
NOTES
*
Parue dans le n°126 de la revue Vers La
Tradition, décembre – février 2012.
(1) Cheikh marocain. Cf.
L’Autobiographie du Soufi marocain Ahmed ibn ‘Ajîba (1747-1809) et « Le
soufi marocain Ahmed Ibn ‘Ajîba et son Mi‘râj » par Jean Louis Michon, éditions Librairie philosophique
J. Vrin.
(2)
« Doctrine » et « méthode », ces deux aspects étant
inséparables (pour ceux dont le chaos des possibilités intérieures a été
ordonné par l’influence spirituelle).
(3)
« La prière sur le Prophète » expression littérale pour un des rites
central du taçawwuf et de l’Islâm en général – Il s’agit d’une
demande de grâce (et de paix ou de salut) en faveur du Prophète (et de sa
famille et ses compagnons). Ces précisions, bien sûr, sont à l’adresse de ceux
qui ne connaissent pas forcément la tradition islamique. Mais ici une question pourrait
être posée à ceux de nos lecteurs qui savent que ce rite a pour fondement
scripturaire le verset 56 de la sourate 33 (« Certes Allâh et Ses
anges prient sur le Prophète ; « ô vous qui avez la foi, priez
sur lui et adressez-lui vos salutations »). Quel pourrait être le sens
plus profond de cette injonction divine, alors que la prière courante consiste
à demander à Allâh d’accomplir ce qu’il nous affirme effectuer déjà,
ainsi que Ses anges, perpétuellement ? Il se pourrait que ce texte mette
le lecteur sur la piste d’une réponse…
(4)
El-‘arifu er-rabbanî – titre très
souvent décerné. L’intention vise à préciser que le maître, non son individualité,
tient sa connaissance de son Seigneur.
(5)
Ibn Mashîsh, qui fut le maître de Abu al-Hassan ash-Shâdhilî, a transmis à la
postérité la célèbre prière nommée «Mashîshiyya » à laquelle le texte
fera quelques allusions.
(6)
En réalité Sayyidî Muhyi ed-dîn décéda en 638/1240. Bien que le cheikh Ibn
‘Ajîba fût un grand savant, l’imprécision de la date du décès, et le besoin de
le situer approximativement pour ses auditeurs, montrent qu’il s’adressait à un
milieu dont la préoccupation principale n’était pas « l’érudition ».
La voie Darqawiyya est directe et effective… lorsqu’elle rencontre des
gens d’élite, capables d’être « réellement vrais ». Nous voulons dire
l’élite du cœur, non du « cerveau ».
(7) Ibn ‘Ajîba
commence en commentant la première phrase de la prière. Il procédera ainsi,
phrase par phrase. Les phrases de la prière ont reçu un numéro d’ordre dans
cette traduction, afin d’en faciliter la reconnaissance.
(8)
« Préservée » ou « scellée » – le mot tilsam désigne
un charme ou un talisman. – Ce dernier est en général un écrit hermétiquement
scellé, dont les éléments constitutifs – lettres, nombres et autres signes
mystérieux – opèrent selon la « science des correspondances ». Il est
curieux de constater que ce mot, malgré sa probable origine grecque, donne dans
l’inversion de son écriture en arabe le mot MSLT (musalit) qui
signifie : « qui se rend maître, qui domine ».
(9)
L’auteur utilise le verbe « vouloir » (arâda) – le hadith
qudsî dont il s’inspire dit littéralement : « j’ai aimé » (ahbabtu) –. Cette
nuance permet de mieux souligner que l’amour est à l’origine de la « création ».
Il est toutefois légitime de parler de « volonté », puisque le vouloir
divin est identique à l’amour divin. Si l’on médite ce « moteur » de
la « création », il est possible de comprendre qu’il nous faut
vouloir ce que Dieu veut, pour participer à l’Être. – Si nous nous tenons dans
le « vouloir propre » ou la « révolte », nous sommes en réalité
dans la mort, dans le néant…
(10)
Expression tirée d’un hadith :
« La grandeur est Mon Ridâ’ et l’immensité est Mon Izâr.
Celui qui me dispute l’un des deux, sa place sera dans le feu ». Dieu est
ainsi, symboliquement revêtu d’un manteau, nommé Ridâ’. – Le pèlerin à
La Mecque porte aussi le Ridâ’ sur les épaules et l’izâr autour
des reins. A noter que Ridâ’ signifie à la fois : manteau, sabre,
épée, intelligence et… ignorance !
(11) Formule rimée
(voile = niqâb et nuage = sahab), souvent citée dans les écrits
du
taçawwuf.
(12)
Pour ce qui est exposé ici sur le « voile de la beauté », nous
renvoyons le lecteur au chapitre sur « Mâyâ » dans « Études sur
l’Hindouisme » de René Guénon.
On pourrait également rappeler les expressions : le « voile d’Isis »,
« Je suis tout ce qui a été, est et sera, et nul mortel n’a pu
soulever mon voile »…
(13)
« L’essence même » (ayn edh-dhât) – ou encore « sa réalité
actuelle» – litt. l’œil de l’essence (ou sa source). Nous espérons pouvoir
revenir dans une étude ultérieure sur cette expression.
(14)
On voit que le mot dhât signifie aussi bien l’« essence
inconditionnée » que la « personne empirique » – Ce mot désigne
CELA qui est (comme l’anglais that) – et CELA est
appréhendé
par la conscience selon des « degrés », selon ce qu’elle réalise de
son « ipséité » ou « nature propre ».
(15)
Ici Ibn ‘Ajîba fait allusion à des expressions figurant dans la « Salât
Mashîshiyya » (nous
les avons soulignées par des italiques).
(16)
Litt. : « jusqu’à… point de limite à cela ! »
(17) Voir note 13.
(18)
La sortie du Prophète, bien sûr – nous avons tenu à garder le plus possible le
style du texte original –. Les différents pronoms (de la troisième personne) se
rapportent soit au Prophète, soit à Allâh. Pour l’intelligibilité du texte
français, nous avons souvent précisé la chose entre crochets, même si cela
alourdit le texte. Car il nous semble important de ne pas trop créer un climat
anthropomorphe pour désigner des réalités supérieures – ce que justement le
texte se garde de faire ; nous cherchons à lui être fidèle.
(19)
Fi et-tahqîq, litt. « dans (ou lors de) la réalisation ».
(20)
Litt. : « entre ses flancs ».
(21).
Al uqûf ma’ al-hiss (litt. le fait de s’arrêter au sensible).
(22).
Litt. le regard porté sur son existence (supposée indépendante).
(23).
Cette façon de s’exprimer considère le point de vue de la réalisation « ascendante ».
En réalité le rûh, principe de vie, ne peut mourir. C’est d’ailleurs
pour cette raison que l’Islâm nie que notre seigneur ‘Issa (Jésus) soit mort
(sur la croix) – car il est, selon le Coran même, « rûh Allâh ». – Nous
ne faisons qu’évoquer ce point, fort complexe, en espérant qu’une occasion nous
permettra d’approcher un peu cet « accord sur les principes » souhaité,
il me semble, par René Guénon, et pour lequel la conjoncture actuelle semble
peu favorable…Pour l’instant, nous ne pouvons que prendre acte des
incompréhensions réciproques !
(24)
Nous avons utilisé la traduction de Asin Palacios pour ce poème, dont nous
avons modifié plusieurs termes (cf. Mahâsin al-majâlis, p. 31 de
l’édition P. Geuthner de 1933)
(25)
« Action de présence » ou bien « taçrîf» ?
(26)
Ici Ibn ‘Ajîba explique le terme « mudhamdham », ce qui nous a
permis de le traduire par « caché et enveloppé». Ibn ‘Ajîba précisa qu’il faut
bien lire ض 2 et non ط 2 comme nous avons pu le
constater (en ce qui concerne l’orthographe fautive) dans un récent recueil de
prières attribuées à Ibn ‘Arabî (édité par une des branches de la tariqa
Naqshbandiyya).
(27)
Litt. « ne l’englobe en totalité dans sa connaissance ».
(28)
Wa’llahi ma ‘arafanî haqîqatan ghayru rabbî.
(29)
Il s’agit de Abu Bakr, le calife au moment où la question fut posée. La réponse
de Uways fut : « pas même [lui] ». Le texte ne s’attarde pas à
la mentionner ; l’intention du cheikh étant de seulement évoquer
l’anecdote, bien connue de ses lecteurs.
(30)
Cinq niveaux sont ainsi distingués, en correspondance avec les cinq « présences
Divines ».
(31)
Allusion à la parole de sidi Abu el-‘Abbas el-Mursi : « si l’Envoyé
d’Allâh se trouvait hors de ma vue, même pour l’instant d’un clignement
de paupière, je ne me considérerais plus comme faisant partie des musulmans. »
(32).
Il s’agit d’initiés proches de la réalisation (ascendante). Ces termes « techniques »
mériteraient une étude approfondie. Par « étude », nous ne voulons
pas parler de l’étude universitaire ; un des fléaux de notre temps de « communication »
réside dans les « définitions » verbales donnant trop souvent
l’illusion d’une véritable compréhension (à soi-même et aux autres). Mais où
est donc l’homme voulant cesser de se mentir à lui-même, et prêt à faire face…
au lion de Némée ?
(33)
C’est la station du « passage à la limite » de la foi, et à son dépassement.
(34). Rashhatun
min rashhâti-hi.
(35)
Cette dernière phrase a paru obscure aux commentateurs de la burda…Cependant
le symbolisme en paraît clair. Il s’agit des fonctions des divers awliyya.
En effet il faut voir que les points diacritiques servent à différencier les
consonnes – ils évoquent de la sorte l’enseignement doctrinal (qui permet la
discrimination des notions). C’est ainsi que le poème précise « les points
de la science » –
la distinction des consonnes s’opère visuellement : nous sommes dans le
symbolisme de la vue. Par ailleurs la connaissance des voyelles appropriées
(habituellement non écrites) s’avère nécessaire à la juste prononciation –
c’est alors du symbolisme de l’ouïe qu’il s’agit.
La
transposition à la « méthode » s’impose d’elle-même : cette
dernière se transmet oralement, et non par écrit – le poème précise :
« les voyelles de la sagesse ». Le verset 62/2 mentionne ces
deux aspects : « c’est Lui qui a envoyé aux illettrés un Prophète d’entre
eux-mêmes afin de leur réciter Ses versets, de les purifier et de leur
enseigner le Livre et la sagesse… » En effet, tout comme les
voyelles donnent vie au corps muet des consonnes, la méthode permet de rendre
vivante la doctrine.
Une
autre leçon peut être déduite de ces considérations : Ces fonctions, exercées
au début par le Prophète, sont perpétuées par la hiérarchie initiatique après
lui. Cette hiérarchie doit être conforme à l’ordre véritable. Il est évident
que si les points diacritiques et les voyelles ne trouvent pas leur juste
place, il y aura cacophonie… Peut-être pourra-t-on percevoir par la même
occasion l’un des sens de la « falsification » (tahrîf vient du mot harf
qui signifie « frange» et « lettre») que le Coran affirme avoir été
perpétrée par les communautés antérieures − sûrement d’ailleurs pour mettre en
garde les musulmans eux-mêmes de ne pas tomber dans cette erreur
(36).
Le lecteur de tradition chrétienne reconnaîtra les termes, utilisés dans le
christianisme oriental de langue arabe, désignant les deux natures du Christ
(37)
Citons ici cette courte prière de sainte Agnès, une des plus illustres martyres
de l’histoire de l’Eglise (morte à l’âge de 12 ans, le 21 janvier 304) : « O
Christ, ta beauté fait pâlir l’éclat des astres ».
(38)
Litt. absent de tout « où ».
(39)
Un autre extrait de la Salât Mashîshiyya : « law la al wasita la
dhahaba – kamâ qîla –al mawsûtu ». Cette notion d’« intermédiaire »
provoque une peur panique chez les wahabites, qui veulent préserver la
transcendance divine de toute « association ». Seulement la tawhîd
dans sa réalité se situe au-delà du point de vue proprement « religieux ».
La tradition de la « non-dualité » ne peut être approchée en toute
justesse par la raison humaine bornée, souvent esclave (à son insu) de l’âme
passionnelle (nafs).
(40) Ibn ‘Ajîba fait
ici allusion à la tradition suivante : « Allâh prit une
“poignée” de sa lumière et lui ordonna : “Sois Muhammad” ».
(41)
On voit que le « refus de l’incarnation » découle de la perspective
non-duelle…
(42) Thawb
désigne
un vêtement en général ; nous l’avons traduit par « voile» dans cette phrase.
(43) En
arabe ‟subtilité” (latîfa) est aussi du genre féminin − mais également
le vin, désigné par el-khamra, (c’est à dire le féminin de khamr),
tout comme le mot « essence» (dhât), du genre féminin en arabe.
(44) Huwa
ka-thawb ayn el-azal el-manshur’alay-hi : cette expression peu claire
semble signifier que le Prophète est à la fois l’oeil de l’éternité et
le voile qui le recouvre.
(45)
Le premier membre de cette phrase ( Kâna’Llâhu wa lâ shay’an ma’a-hu ) est
un hadith. Le verbe kâna est au temps dit « accompli », temps
servant à désigner le passé, mais aussi, comme dans ce cas, l’éternel
présent.
Ultérieurement,
Junayd ajouta le deuxième membre de cette phrase afin que les auditeurs ne
s’imaginent pas que « l’avènement de la création » (telle qu’ils la
perçoivent) puisse avoir modifié quoi que ce soit dans le Principe. Il
faudrait, en toute rigueur, traduire le hadith par : « Allâh est, et rien
n’est auprès de lui. »
(46)
En réponse à la question de la note 3, ci-dessus, nous ferons remarquer que la
notion de ‘alâ (sur, au-dessus) signifie, symboliquement, le « plus
intérieur », car le plus haut se trouve au plus profond. La « prière sur le
Prophète» désigne, initiatiquement, un acte intérieurde retour pour
réaliser sa propre nature universelle et non un seul élan affectif propre à la
compréhension religieuse et exotérique. Ainsi, on peut rapprocher la « prière
sur le Prophète » du « signe de croix » des chrétiens ;
l’acte de descente de la grâce (çallâ) correspondant à la dimension
verticale, et le sallam à la dimension horizontale. Ce rapprochement analogique
qui n’a été mentionné nulle part, à notre connaissance, permettra d’aborder concrètement
la question de l’« accord sur les principes » dans un article à
venir, si Dieu veut. De même, la « clé » rappelée ici, permet d
‘appréhender d’une nouvelle façon d’autres
passages du Coran en redécouvrant le sens originel sous les enveloppes des
habitudes mentales accumulées avec le temps.
(47)
Rappelons que le « péché qui ne sera pas pardonné » est celui qui
consiste à associer quoi que ce soit à Allâh.
(48)
Pour celui qui peut le comprendre, voilà dans l’Islam une des expressions de
«Dieu se faisant homme». Nous rappelons que nous ne nous plaçons pas ici sur le
plan du dogme religieux.
(49).
Selon une recommandation prophétique d’interroger son cœur même après avoir entendu
les fatwa produites par les « savants ».
*
* *
Les Dossiers volumineux.
RENÉ GUÉNON – les dossiers H – 1984
A propos de cette parution éditée par l’Age d’ Homme, on peut dire que l’exploit consistant à rassembler tous ceux qui n’ont compris que ce qui les arrangeait de comprendre de la Tradition est plutôt réussi. Il n’y manque qu’U. Ecco, R. Amadou et A. Faivre pour faire de cet épais volume un rapport complet des déclinaisons de l’ignorance. Dans la présentation, il est question des « malentendus », mais avec le temps et depuis que l’œuvre de Guénon s’est encore répandu dans le monde des intellectuels musulmans et ailleurs, des connaissances directes venues de toute part ont confirmé et continuent de confirmer la justesse doctrinale pour dire le moins de l’œuvre de Guénon - notamment avec l’arrivée en Europe de l’Islâm et des turûq et de représentants de la doctrine tantrique, du Dharma tibétain, etc. -. En fait de malentendus, on constate que l’on avait plutôt affaire à des malentendants. Aucune des données critiques, doctrinales, initiatiques, métaphysiques et symboliques, exposées par Guénon n’ont finalement été remises clairement en cause et les réserves, remarques et autres désaccords n’ont engagé que l’incompréhension de leurs auteurs. C’est d’ailleurs à l’occasion de la publication de ce « dossier » que Schuon (en bonne compagnie tout compte fait) a rédigé ses « Quelques critiques », lesquelles pour certains, lui ont retiré toute autorité et offert pour d’autres une porte de sortie. C’est déjà de l’histoire ancienne.
و الله لا يهد القوم الفسقين
On se souvient qu’en 1973, Luc Benoist présentait Jean Pierre Laurant aux lecteurs des Études traditionnelles :
Compte-rendu
de Luc Benoist paru dans la section
« Les revues » des ETUDES TRADITIONNELLES, oct. / nov. 1971,
concernant un article de J. P. Laurant : Le problème de René Guénon ou Quelques questions posées par les
rapports de sa vie et de son œuvre, in La
Revue de l’Histoire des Religions, n°1, janv. Mars 1971 :
« Il est déjà très remarquable que M. Laurant, professeur et universitaire, ait attaché assez d’importance à l’œuvre de guénonienne pour en étudier les sources, serait-ce, comme lui, du plus modeste point de vue et du plus extérieur. On peut regretter qu’il ait dans ce travail emprunté ses moyens d’approche à la plus dérisoire des écoles de critique historique, celle de Taine, aussi officielle que fausse, et heureusement en défaveur, qui cherche dans la vie d’un écrivain l’inspiration de son œuvre, alors que l’œuvre est souvent le complément, la réaction inversée, la revanche contre la vie. Plus heureusement des études sont en gestations en divers lieux qui vont sortir d’une ombre trop respecté une pensée qui a suscité une part considérable du mouvement intellectuel contemporain, ne serait-ce que par la préscience que Guénon a manifesté du réveil de l’Orient et de son influence grandissante sur la pensée et la politique occidentales. D’ailleurs rien ne saurait être plus contraire à la position de Guénon lui-même, vis-à-vis de son œuvre, que le rapprochement de cette dernière avec sa vie, alors qu’il avait volontairement protégé cette œuvre de toute compromission terrestre. Et si tout critique est libre d’établir les bases de son travail comme il lui convient, tout au moins devrait-il respecter la pensée de l’auteur qu’il a choisi, même s’il se place à un point de vue opposé. C’est pourquoi on ne saurait souscrire à la prétention de M. Laurant qui suppose saisir la réalité profonde de la démarche guénonienne en la limitant aux différents cercles de personnalités, occultistes, catholiques, maçonniques, hindoues ou musulmanes qui l’ont fréquenté ou qu’il a lui-même connues, alors que sa démarche profonde a été dès ses débuts inverse et « centrifuge », pour aboutir très logiquement à son départ définitif pour l’Egypte.
Il est faux de prétendre que la pensée guénonienne s’identifiait avec la mentalité des groupes auxquels il s’opposait, car si pour combattre efficacement quelqu’un il faut se placer sur le même terrain et employer sa langue, c’est tout autre que partager son point de vue. Or c’est avec prédilection que M. Laurant s’attarde aux débuts de notre auteur, aux épisodes de La Gnose, de l’Ordre du Temple, de Regnabit, à ces années de formation que Guénon n’aimait pas qu’on lui rappelle, dit M. Laurant, pour la bonne raison qu’il avait éprouvé l’inutilité de ces anciennes démarches qui avaient pour but non de s’informer, mais au contraire de redresser des différents groupes « néo-spiritualistes » ou religieux alors fréquentés.
Prétendre qu’au moment de la « Crise du Monde moderne » Guénon
n’envisageait pas encore la distinction ésotérisme-exotérisme parce que cette
distinction n’est pas ouvertement formulée dans ses écrits (ce qui est à voir)
montre à quel point M. Laurant rétrécit son sujet à une recherche de
lexicologie, en limitant la pensée guénonienne à une formulation occasionnelle,
qui ne préjuge pas de l’origine et du fondement de cette pensée.
C’est ce qui permet de traiter Guénon d’autodidacte et d’opportuniste. Le traiter d’autodidacte (ce qui au sens vrai est la
définition du génie) et insister sur les
faiblesses et contradictions d’une argumentation qui enlèvent toute
signification à sa pensée, est plus qu’un abus de langage, alors que la rigueur
de cette pensée et la précision de sa langue, que M. Laurant malheureusement
n’imite pas, constituent les plus solides bases de l’argumentation
guénoniennne. Mais pour éviter cette grossière falsification du sujet même de
son étude, il aurait fallu que M. Laurant sache de quoi il parle, ce dont on
peut douter lorsqu’on lit la conclusion de son étude. Cette conclusion au terme
de son décevant périple, traduit assez bien l’embarras de tout lecteur de
Guénon qui se place, comme M. Laurant à l’extérieur de sa pensée. Il y constate
que si les accidents de la vie ne
préjugent pas de la valeur de l’intuition ni de la justesse du raisonnement…
certaines faiblesses de l’argumentation n’infirment pas la valeur de
l’intuition, ni la vérité de celle-ci ne peut faire passer pour justes des
raisonnements qui ne le sont pas. Que la pénétration intellectuelle de M.
Laurant dans son plus grand essor ne dépasse pas une intuition (sans doute
bergsonienne) dont il consent à doter son sujet, tout en lui refusant la
rigueur critique, cela à nos yeux le juge. Les raisonnements n’ont d’ailleurs
rien à saisir dans une intuition psychologique, pas plus qu’un marteau-pilon
n’est un instrument adéquat pour attraper une mouche. La dialectique de M.
Laurant basée sur des preuves écrites a
l’air d’ignorer que le papier supporte l’erreur comme la vérité, et surtout est
aussi lacunaire que la chance ou le hasard. Alors que, comme l’a dit je crois
Leibniz, la vérité ne commence pas d’être
au moment où elle commence d’être connue,
qu’elle soit ou non formulée, trois
stades de la connaissance du vrai que M. Laurant confond dans une démarche
pragmatique, au total mépris ou à la regrettable connaissance du point de vue initiatique et traditionnel,
qui lui parait sans doute une superstition périmée. Alors pourquoi s’en
occupe-t-il ?
Luc Benoist
Loin de se remettre en
cause, J. P. Laurant poursuivra son chemin en persistant dans les travers de sa
méthodologie souligné par Luc Benoist pour fabriquer sa carrière
universitaire ; Laurant enseigne depuis 1975 à l’EPHE où
il se présente comme spécialiste des courants ésotériques du XIX et XXe siècle
en France. Il serait également spécialiste de René Guénon et de l’ésotérisme
chrétien. En 1975, il publie Le sens
caché dans l'œuvre de René Guénon, aux éditions de L’âge d’Homme ; en 1982 : Matgioi,
un aventurier taoïste aux éditions Dervy et il dirigera en collaboration avec
Paul Barbanegra l’épais numéro consacré à René Guénon qui sortira en 1985 aux
Éditions de l’Herne. Le centenaire de la naissance de Guénon qui aura lieu
l’année suivante sera l’occasion pour lui d’organiser colloques et conférences et
d’intervenir dans tout ce qui se présente au public sous le nom de Guénon au
bénéfice de sa carrière.
On retient, qu’en tant que « spécialiste de l’ésotérisme », Laurant va continuer à remettre en cause la crédibilité de Guénon, notamment à propos des étapes historiques du développement du monde moderne (les « trois R »*). En ne se référant qu’à sa conception bornée de l’histoire, il procède sournoisement par l’objection de faits retenus par le consensus officiel et envisagés isolément de toute considération traditionnelle. Aucun argument valable n’est avancé. La manœuvre consiste simplement à faire appel à l’entendement moyen de l’auditeur qui n’ira certainement rien vérifier au-delà des idées reçues. Giorgio Manara qui publia en 1980 une plaquette sur les Parasites de l’Œuvre de Guénon**, avait décelé les prétentions conceptuelles de Laurant « qui a voulu ‟mesurer” René Guénon sur la base de référence à des données et à des ‟sources” se prêtant à son analyse historique ». On en revient toujours à cette « école de Taine » mentionnée par Benoist qui participe à cette déformation de la mentalité contemporaine ; on entreprend de s’accaparer de la connaissance des religions, des traditions orientales et de tout ce qui appartient aux « civilisations » traditionnelles pour les mêler à des considérations conceptuelles modernes.
(* Renaissance, Réforme, Révolution, cf. R. Guénon, Notes inédites)
** Giorgio Manara : Parasites de l’Œuvre de Guénon, Èditions
E.S.T., Torino, 1980.
L’Herne – RENÉ GUÉNON – 1985
Ce Cahier contient de nombreuses contributions
passablement hétéroclites et assez médiocres, mais aussi quelques lettres de la
correspondance de Guénon qui commençaient à cette époque à sortir de
l’obscurité. La contribution de Jean Hani est intéressante ainsi que la seconde
intervention de Jean Borella (bien que hors sujet, il n’est question que de Georges
Vallin).
Parmi les documents
présentés et sélectionnés par Laurant, nous retiendrons une lettre de Luc
Benoist à Jean Paulhan datant de la seconde guerre mondiale où sont définies
les orientations de la future collection « Tradition » pour Gallimard (extrait) :
« (...) Je vous laisse ajouter les
innombrables arguments en faveur de mon idée. Le principal est d’assurer à la
collection son indépendance absolue vis-à-vis de telle ou telle puissance
terrestre et de ne pas la mêler à l’une ou l’autre des contrefaçons
occidentales de l’initiation, telle que la religion par exemple. Le point de
vue initiatique étant le plus élevé et le moins différencié ce serait le
méconnaître que lui ôter ce qui ferait son privilège. Il s’agirait donc
d’assurer la parfaite traduction des textes et leur présentation intégrale et
orthodoxe. A ceci mes amis seraient heureux de collaborer. Il y en a qui
connaissent toutes les langues initiatiques. Je pourrais moi-même traduire
l’Avalon ou l’Evola.
On pourrait demander à
Guénon de refondre ses articles pour un ouvrage sur les Conditions de l’initiation. Mon ami Schuon pourrait donner une
étude sur Christianisme et Islam.
Luc Benoist
(lettre à Jean Paulhan du 28 juin
1942)
Le cheminement de ce « spécialiste de l’ésotérisme » s’achève dans une sorte de revanche sur le travail de Luc Benoist chez Gallimard. On se souvient que Laurant profita de la vanité de l’organisateur S. R. pour noyauter, avec la complicité intéressée de ce dernier, la pseudo « Fondation René Guénon » et s’emparer de la collection « Tradition »*. Son ambition consistait à préfacer les ouvrages de Guénon pour sceller leur forme définitive avant que l’œuvre ne tombe dans le domaine public. Mais la manœuvre grossière a finalement échoué puisque la maison Gallimard dont la renommée s’est considérablement affaiblie depuis deux décennies ne sera plus une référence pour l’intégrité de l’œuvre guénonienne.
* voir le message du 1 septembre 2022 : « L'œuvre de René Guénon en ligne ».