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lundi 10 octobre 2022

RENÉ GUÉNON : LA MÉTHODE MATHÉMATIQUE (Suite et fin).

 




 

 

 

 

 

LA MÉTHODE MATHÉMATIQUE

 

(Suite et fin)

 

 

 

 

Nous allons étudier successivement les axiomes, les postulats, les définitions, qui sont les principes de la méthode mathématique, et la démonstration, qui est l’application de ces principes.

Les axiomes sont des propositions comme celles-ci : le tout est plus grand que la partie ; deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles, etc. Parmi leurs caractères essentiels, nous devons indiquer en premier lieu leur nécessité : il est impossible de penser logiquement sans en tenir compte ; ils sont d’une application constante, et c’est ce qu’Aristote appelait les principes communs. Aussi parle-t-on souvent de leur universalité ; mais il faut faire ici une restriction, car les axiomes mathématiques s’appliquent uniquement au domaine de la quantité ; ils sont une application immédiate, dans ce domaine, des principes vraiment universels, lesquels sont du ressort de la métaphysique ; il est indispensable d’éviter toute confusion sur ce point. Les axiomes sont des propositions analytiques, c’est-à-dire des propositions où l’attribut est contenu dans le sujet et peut être obtenu par l’analyse de celui-ci ; mais ce caractère n’est pas particulier aux axiomes, bien qu’il y soit peut-être plus visible que partout ailleurs ; il y aurait même lieu de se demander si, dans toute proposition vraie, quelle qu’elle soit, l’attribut ne doit pas être toujours contenu en quelque façon dans le sujet, mais c’est là une question qu’il ne nous est pas possible de traiter ici. Les axiomes ont encore pour caractère leur évidence immédiate, qui résulte d’ailleurs de ce que nous venons de dire : si on peut trouver la notion de l’attribut dans celle du sujet sans intermédiaire, il est évident que l’attribut convient au sujet ; cette évidence fait que les axiomes sont indémontrables, mais sans que ce soit là pour eux une imperfection. Leibnitz disait cependant qu’il fallait s’efforcer de démonter jusqu’aux axiomes ; mais il entendait, non pas les véritables axiomes, mais seulement certaines propositions qui sont souvent regardées comme telles, et qui, en réalité, ne sont pas des vérités immédiates et peuvent avoir besoin d’une démonstration ; il y a donc intérêt à réduire le nombre des axiomes autant que cela est possible, et à n’admettre comme axiomes que les propositions qui en ont vraiment les caractères, celles qui sont véritablement indépendantes de toutes les autres.

Les postulats sont des propositions qui ne sont pas évidentes par elles-mêmes comme les axiomes, mais qu’on demande d’admettre sans démonstration afin de pouvoir aller plus loin. Ce sont des vérités d’une portée plus restreinte que les axiomes, et, tandis que ceux-ci sont des principes communs, les postulats sont ce qu’on peut appeler des principes propres : alors que les axiomes sont applicables à tout le domaine de la quantité, il y a des postulats qui sont spéciaux à la géométrie, ou à la mécanique, etc. Si ce sont des vérités nécessaires, leur nécessité est en tout cas très différente de celle des axiomes, car, contrairement à ce qui a lieu pour ceux-ci, on peut ne pas les admettre et construire cependant des théories qui soient parfaitement logiques et exemptes de toute contradiction : nous en avons un exemple dans les géométries non-euclidiennes. Ceci prouve en même temps que les postulats sont vraiment indémontrables, car, en refusant d’admettre une proposition susceptible de démonstration, donc résultant logiquement des axiomes ou des propositions précédemment établies, on introduirait dans la théorie un élément contradictoire. Comme il n’en est pas ainsi, les postulats doivent être regardés comme indémontrables ; mais, comme ils ne sont pas d’une évidence immédiate, on peut se demander si ce n’est pas  là une imperfection. Pour rendre compte de ce caractère particulier des postulats, on dit généralement, d’après Kant, que ce sont, non des propositions analytiques, mais des propositions synthétiques à priori : à priori, parce qu’elles sont posées par l’esprit indépendamment de toute expérience, et synthétiques, parce que le sujet et l’attribut qu’elles unissent ne désignent pas une seule et même chose, de sorte qu’on ne pourrait pas faire sortir la notion de l’attribut de celle du sujet. Par exemple, quand on dit que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, on établit un rapport entre une idée de direction et une idée de distance, qui sont assurément fort différentes ; cependant, si ces idées étaient, en elles-mêmes, complètement étrangères l’une à l’autre, on ne pourrait pas dire que le rapport ainsi établi entre elles est vrai. En réalité, notre notion de la ligne droite, pour conserver le même exemple, résulte de la synthèse de plusieurs autres notions plus simples, et toute notion ainsi formée est valable logiquement à la seule condition que les notions simples qu’on y fait entrer ne présentent entre elles aucune contradiction. Ceci étant, la notion de la ligne droite contient évidemment, et en premier lieu, l’idée de direction constante ; mais elle contient aussi, d’autre part, une idée quantitative, celle de la distance entre deux quelconques de ses points ; s’il n’y a aucune contradiction entre l’idée de distance minima de deux points et celle de direction constante de la ligne sur laquelle cette distance est mesurée, on pourra unir ces deux idées dans une même notion complexe, qui sera celle de la droite euclidienne. De cette façon, nous nous trouvons amené à envisager les postulats tout autrement qu’on ne le fait d’ordinaire, car ils ne sont plus alors autre chose qu’un simple cas particulier des définitions mathématiques : ainsi, tous les postulats relatifs à la ligne droite, y compris le postulat des parallèles, pourraient et devraient même rentrer, sous une forme ou sous une autre, explicitement ou implicitement, dans une définition complète de la droite euclidienne. Dans les géométries non-euclidiennes, la notion de la droite est différente, et cela parce qu’on n’admet pas les mêmes postulats et qu’on en admet d’autres à leur place ; une droite non-euclidienne doit donc avoir une définition différente de celle de la droite euclidienne, puisqu’elle correspond à une notion différente, et, puisque la différence provient des postulats, il faut que ceux-ci rentrent dans la définition. Dans ces conditions, nous n’avons pas besoin d’introduire ici la considération, fort discutable, des propositions synthétiques à priori, si cette considération n’avait d’autre raison d’être que d’expliquer spécialement la nature des postulats ; mais ce que nous allons dire des définitions s’appliquera également aux postulats.

Les définitions sont la troisième sorte de principes des mathématiques, ou la seconde si on réduit les postulats aux définitions comme nous venons de le faire. Ce que nous avons dit des postulats considérés comme principes propres des diverses sciences mathématiques, par opposition aux principes communs qui sont les axiomes, s’applique également aux définitions ; ce sont donc des vérités plus déterminées et d’une  portée moins étendue que les axiomes. On peut dire que ce sont aussi des vérités nécessaires ; mais en l’entendant dans un tout autre sens que pour les axiomes : ceux-ci sont nécessaires parce qu’il y aurait contradiction à ne pas les admettre ; il n’y a rien de tel pour les définitions, mais elles sont nécessaires en ce qu’elles expriment l’essence même de la chose dont il s’agit. Si elles n’ont besoin d’aucune démonstration, c’est parce qu’elles sont en réalité des constructions, de sorte qu’elles comportent en elles-mêmes tout ce qu’il faut pour rendre compte de la possibilité de ce qui est défini ; elles sont génétiques, c’est-à-dire qu’elles expriment l’origine et la formation même de leur objet, comme on peut le voir dans cet exemple : la circonférence est la ligne engendrée par une extrémité d’une portion de ligne qui tourne sans se déformer autour de son autre extrémité supposée fixe. On pourrait sans doute formuler une autre définition où ce caractère serait moins visible, comme en disant ainsi qu’on le fait le plus souvent : la circonférence est le lieu des points situés à égale distance d’un même point fixe ; mais il est facile de voir que cette définition est, au fond, exactement équivalente à la précédente. D’ailleurs, comme les objets mathématiques, étant indépendants de toute expérience extérieure, ne sont pas autre chose que des conceptions ou des constructions mentales, il y a lieu de se demander seulement si la définition exprime bien ce que fait l’esprit quand il conçoit la chose qu’il définit ; la possibilité d’une opération mathématique, impliquant nécessairement l’absence de toute contradiction, est la condition suffisante de sa vérité. Si nous comparons les définitions mathématiques aux définitions empiriques, nous voyons que les premières sont complètes et définitives, tandis que les secondes sont généralement incomplètes, toujours provisoires et sujettes à révision, parce que, dans leur objet, il peut toujours y avoir autre chose que ce que nous concevons, tandis que l’objet mathématique ne fait qu’un avec notre conception même. De plus, les définitions mathématiques, parce qu’elles sont des constructions comme nous l’avons dit, ont un caractère explicatif que n’ont pas les définitions empiriques ; et celles-ci, à cet égard, passent elles-mêmes par plusieurs états : elles se présentent d’abord comme des descriptions pures et simples, puis elles tendent à devenir explicatives, au moins dans une certaine mesure ; elles ne le deviendraient tout à fait que si on pouvait les déduire de certains principes, mais les sciences de faits sont fort peu déductives, et, en raison de leur nature même, c’est toujours l’induction qui fait le fond de leur méthode, contrairement à ce qui a lieu pour les mathématiques.

Il nous reste maintenant à parler de la démonstration mathématique. Cette démonstration peut toujours se décomposer en une suite de syllogismes, le syllogisme étant le véritable type de tout raisonnement. Cependant le syllogisme mathématique présente quelques différences avec le syllogisme ordinaire qui porte sur le domaine qualitatif ; il en diffère surtout en ce que, dans les jugements dont il est composé, la copule, au lieu d’être le verbe “être”, est en général le signe =. Le rapport qui est indiqué par ce signe est toujours réversible : si a = b, b = a ; il n’en est pas toujours ainsi pour les autres sortes de rapports. Le signe = n’implique pas identité entre les deux termes qu’il unit, mais il indique que ces termes sont quantitativement équivalents, et que, par suite, l’un d’eux peut être substitué à l’autre sans aucun inconvénient, dès lors qu’on se borne à la seule considération de la quantité. Toutes les mathématiques pourraient ainsi être regardées comme n’étant que l’indication des substitutions possibles entre des termes, ce qu’on peut exprimer de la façon suivante : on cherche toujours si l’on peut substituer c à a, et on le cherche en s’assurant au préalable qu’on peut substituer b à c et c à b. Le signe = indique le rapport que l’on établit entre deux termes réciproquement substituables ; on opère ainsi une synthèse entre ces deux termes, et ceci peut d’ailleurs se faire de différentes façons. M. Liard distingue en effet plusieurs cas de substitution, et il en donne des exemples.

1° Cas où la synthèse se fait immédiatement entre deux termes : distance des centres de deux circonférences tangentes.

2° Cas où elle se fait par superposition : cas des triangles qui ont un angle égal compris entre deux côtés égaux.

3° Cas où elle se fait par la substitution au tout de la somme des parties sans déplacement des parties : deux rectangles qui ont même base sont entre eux comme leurs hauteurs.

4° Cas où elle se fait par déplacement sans déformation de la figure : la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux droits.

5° Cas où elle se fait avec déformation de la figure : surface du trapèze.

6° Mélange de ces différents cas : carré de l’hypoténuse.

Les deux procédés en lesquels consiste la démonstration mathématique sont l’analyse et la synthèse. La méthode synthétique, qui est la plus parfaite, consiste à partir des principes pour arriver aux conséquences ; nous pouvons y voir le type de la démonstration, qui a précisément pour but de faire sortir les conséquences des principes. Tandis que cette méthode est éminemment propre à la démonstration des vérités déjà connues, la méthode analytique est surtout une méthode de découverte : elle consiste à considérer provisoirement une proposition connue vraie, et à remonter de là aux principes. Le procédé le plus parfait d’analyse est la réduction, qui s’opère en sens inverse de la synthèse correspondante, mais qui est à chaque instant identique à celle-ci ; elle est souvent d’un emploi plus facile que la synthèse, parce qu’on voit d’ordinaire assez bien quelle est la proposition dont dépend immédiatement celle qu’on veut démontrer, tandis que, en partant des principes, on ne sait pas toujours de quel côté se diriger pour aboutir à la conséquence cherchée. Il y a une autre sorte d’analyse, à laquelle on donne le nom de déduction, en entendant ce mot dans un sens plus spécial  que celui qu’il a ordinairement : cette déduction consiste à démontrer par les conséquences ; une telle démonstration serait insuffisante partout ailleurs que dans les mathématiques, où les propositions sont toujours réciproques, grâce à la nature du signe =, de sorte que l’analyse déductive peut prendre la forme de l’analyse réductrice, qui est la synthèse opérée en sens inverse, et qui, par suite, est vraie comme la synthèse. La démonstration par l’absurde se fait aussi par les conséquences, mais d’une façon indirecte et en quelque sorte négative : on commence par supposer fausse la proposition que l’on veut démontrer, et on montre que de cette supposition résultent des conséquences absurdes, d’où il faut conclure que la proposition en question est vraie. Une telle démonstration est plus facile, dans certains cas, que la démonstration directe, et d’ailleurs elle est parfaitement rigoureuse ; mais on peut lui reprocher de convaincre l’esprit sans l’éclairer, car elle prouve bien que la proposition qu’il s’agit d’établir est vraie, puisque, si on ne l’admet pas, on est conduit à une contradiction, mais elle ne montre pas pour quelle raison cette proposition est vraie ; c’est seulement en faisant voir comment une proposition se déduit des principes qu’on a la raison de sa vérité.

Nous dirons enfin quelques mots du raisonnement par récurrence, dans lequel certains ont voulu voir, avec quelque exagération, le type même du raisonnement mathématique, et qu’on a parfois regardé comme irréductible au syllogisme. Ce raisonnement, dans sa forme générale, peut s’exprimer de la façon suivante : si telle propriété est vraie pour le nombre n, elle est encore vraie pour le nombre n+1 ; ceci étant démontré, on constate directement que la propriété dont il s’agit est vraie pour le nombre 1 ; par suite, elle est vraie pour le nombre 2 ; étant vraie pour le nombre 2, elle est vraie pour le nombre 3, et ainsi de suite de proche en proche, de sorte qu’elle est vraie pour n’importe quel nombre. Tout d’abord, on voit que ce genre de démonstration s’applique bien à la recherche des propriétés générales des nombres, c’est-à-dire de la quantité discontinue, mais que, par sa nature même, il n’est pas applicable à la quantité  continue ; aussi ne peut-on songer à y réduire le raisonnement géométrique. D’autre part, la forme même sous laquelle nous avons exposé ce raisonnement montre que, en réalité, il est équivalent à une indéfinité de syllogismes, qu’il n’est pas possible d’exprimer tous distinctement, parce qu’il y en a une indéfinité, mais qui y sont tous contenus de la même façon qu’une série numérique indéfinie est donnée tout entière par la formule qui, exprimant la loi de formation de cette série, permet de calculer un terme qui y occupe un rang déterminé et d’ailleurs quelconque. Il n’est donc pas vrai qu’il y ait là une sorte de raisonnement qu’il soit impossible de réduire au syllogisme, et rien ne justifie à cet égard les prétentions de certains logiciens modernes ; quant au rôle du raisonnement par récurrence, il peut être assez important, mais il ne faut pas le généraliser outre mesure et l’étendre à des modes de la quantité autres que la quantité discontinue, qui est la seule à laquelle il soit naturellement et directement applicable.

 

 

René Guénon

 

 

 

 

 

 

 

* Ce texte fait suite à celui du message précédent (publié dans le no 128 de « La Revue Tradition ») ; dans le Cours de philosophie, ils font partie d’un ensemble nommé « Méthodologie ».





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