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jeudi 6 octobre 2022

RENÉ GUÉNON : « LA MÉTHODE MATHÉMATIQUE »

 



Texte inédit extrait du Cours de philosophie publié dans « La revue Tradition » (n° 128, août 2012) *.



 

 

 LA MÉTHODE MATHÉMATIQUE 

 

 

 

 

 

 

 

Nous allons étudier en premier lieu la méthode mathématique, car, malgré ce qu'elle a de spécial, cette méthode est encore, d'une façon plus directe et plus immédiate que les méthodes des diverses sciences de faits, l’application des lois générales de la logique. – Pour faire cette étude, nous indiquerons d'abord les principales divisions du domaine mathématique, puis nous chercherons à nous rendre compte, d'une façon plus précise, de ce qui fait l'objet propre des mathématiques en général, ainsi que de la valeur des connaissances qu'elles sont susceptibles de nous fournir ; ces recherches préliminaires nous permettront de mieux déterminer ce que doit être la méthode mathématique. La science mathématique comprend d'abord l'arithmétique, qui est la science du nombre, c'est-à-dire de la quantité discrète ou discontinue. Il y a lieu d’insister sur ce point fondamental, que le nombre pur est uniquement le nombre entier, et que la série des nombres entiers, formée à partir de l'unité, et par des additions successives de cette unité à elle-même indéfiniment répétée, est essentiellement discontinue. C’est seulement lorsqu'il s'agit d'appliquer le discontinu numérique à la mesure des grandeurs continues que, pour réduire les intervalles de la série des nombres, on a recours à l'introduction des nombres fractionnaires d’abord, et ensuite des nombres irrationnels ou, plus généralement, des nombres incommensurables (c'est-à-dire qui n'ont pas de commune mesure avec l’unité) ; c’est là une généralisation, mais aussi, en un sens, une altération de la notion du nombre pur. L’arithmétique n'atteint le continu que d'une manière indirecte et d'ailleurs imparfaite, en le remplaçant par du discontinu, car, pour y appliquer le nombre, il faut découper dans ce continu des parties qui forment une série discontinue, et, quand bien même on peut diminuer les intervalles de cette série de la façon que nous venons d'indiquer, il n'est jamais possible de les faire disparaître ; la nature même du nombre s’y oppose absolument. – On dit souvent que le nombre est applicable à tout ; il est facile de se rendre compte que c'est là une erreur, puisqu'il ne peut jamais s'appliquer parfaitement à la mesure du continu. D’ailleurs, le nombre n'est qu'un mode de la quantité, et la quantité elle même, dans toute sa généralité, ne constitue qu'une catégorie qui n'est pas universellement applicable ; mais c'est là une question qu'il ne nous est pas possible de traiter complètement ici. L’algèbre se présente comme une généralisation de l'arithmétique » : elle l'est d'abord par sa notation, qui, remplaçant les nombres par des lettres, permet de faire des raisonnements tout à fait généraux, dont on pourra ensuite appliquer les résultats à des nombres quelconques dans chaque cas particulier ; elle l’est aussi par l'introduction de la considération des nombres négatifs, que n'envisageait pas l'arithmétique ; cette considération n'est d'ailleurs pas sans offrir, au point de vue logique, certains inconvénients assez graves, mais sur lesquels nous ne pouvons pas nous étendre ici. Enfin, par la théorie des fonctions, qui se rattache à l’algèbre, on peut étudier les variations des quantités continues sans avoir besoin de les réduire à du discontinu ; c'est par là que cette théorie des fonctions forme en quelque sorte le lien entre l’algèbre proprement dite et le calcul infinitésimal, dont nous dirons quelques mots par la suite. Historiquement, l’algèbre est postérieure à l'arithmétique ; mais, logiquement, on a pu se demander si elle ne lui était pas antérieure, en raison de sa plus grande généralité, et parce qu'elle apparaît comme l'expression même de la logique au point de vue de la quantité. L'arithmétique serait alors comme une application ou un cas particulier de l'algèbre ; mais, d'un autre côté, il ne faut pas oublier que l'algèbre ne saurait se passer de la notion de nombre, et que, si le nombre entier, objet primordial de l'arithmétique, peut être regardé comme un cas particulier du nombre généralisé (entier ou fractionnaire, rationnel ou irrationnel, commensurable ou incommensurable, positif ou négatif), il n'en est pas moins vrai que c'est le nombre entier seul qui est en réalité le nombre proprement dit, et qui constitue, même au point de vue logique, l'unique point de départ de toutes les généralisations dont est susceptible la notion de nombre. Nous avons ensuite la géométrie, qui est l'étude des lois du continu spatial. Cette étude peut se faire uniquement avec des considérations de figures : c'est alors la géométrie pure. Elle peut se faire aussi en remplaçant ces considérations de figures par des équations : c'est alors la géométrie analytique, dont les créateurs furent Descartes et Fermât, et qui est une application de l'algèbre à la géométrie. Il y a lieu d'envisager aussi, corrélativement, une application de la géométrie à l'algèbre, comme le faisait également Descartes ; par exemple, la recherche de la quatrième proportionnelle peut se traduire par une construction de triangles semblables. Cette application de la géométrie à l’algèbre joue un rôle particulièrement important en ce qui concerne la représentation graphique des fonctions. Ceci pose d'ailleurs la question de savoir s'il y a toujours une parfaite correspondance entre l’algèbre et la géométrie, ou si la différence de nature du nombre et de l'espace, du discontinu et du continu, n'impose pas certaines limites à cette correspondance ; nous ne pouvons qu'indiquer cette question, qui a été étudiée notamment par Cournot. – La géométrie a reçu, depuis un siècle environ, certaines extensions : on a créé ce qu'on appelle l’hypergéométrie, où l'on suppose des espaces ayant plus de trois dimensions, et pouvant même en avoir un nombre quelconque ; on a créé aussi des géométries non-euclidiennes, comme celles de Riemann et de Lobatchevsky, où l'on envisage des espaces à trois dimensions, mais dont la courbure ne serait pas nulle, et qui ne seraient pas homogènes ; on peut alors considérer la géométrie euclidienne et la géométrie à trois dimensions comme des cas particuliers d'une géométrie beaucoup plus générale. Il est important de remarquer que rien ne doit ici nous rendre sceptiques, soit à l'égard de la géométrie euclidienne, soit à l'égard des autres géométries, car les vérités mathématiques sont différentes suivant le point de vue où l'on se place. Il est absurde de se demander si une certaine géométrie particulière est plus vraie que les autres ; les différentes géométries ne s'appliquent pas au même espace, mais, pour peu qu'elles constituent des théories cohérentes et exemptes de toute contradiction, elles sont des points de vue tout aussi vrais et tout aussi légitimes les uns que les autres. – Nous pourrions parler aussi de la géométrie projective, dont les procédés consistent à étudier les déformations d'une figure se projetant sur un plan qui peut lui-même être mobile, ce qui permet de passer d'une façon continue d'une figure à une autre. Cette géométrie projective se rattache à l'ensemble des théories appelé ‟analysis situs”, qui envisage les considérations de situation et de forme à l’exclusion des propriétés métriques des figures. Nous avons donc ici toute une branche de la géométrie qui est beaucoup plus qualitative que quantitative ; et d'ailleurs, même dans la géométrie ordinaire, des théories comme celles des figures semblables, symétriques, homothétiques, etc., sont également d'ordre qualitatif, puisqu'elles ne font pas intervenir la grandeur des figures, mais seulement leur forme et la disposition de leurs éléments. Nous pouvons rappeler, à cet égard, la définition par laquelle Leibnitz opposait la similitude à l'égalité : « Eaqualia sunt ejusdem quantitatis ; similia sunt ejusdem qualitatis ». Cette remarque est importante en ce qu'elle montre que, même dans les mathématiques pures, il n'est pas possible de tout réduire au seul point de vue de la quantité ; à plus forte raison doit-il en être de même dans les autres sciences, contrairement à ce qu'on admet assez généralement en vertu d'une tendance issue du mécanisme cartésien, ou de ce qu'Auguste Comte appelait le « mathématisme universel » La mécanique, comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire, ne peut pas être regardée comme une simple branche des mathématiques, mais constitue véritablement une science distincte ; et cela est vrai même de la mécanique pure ou rationnelle envisagée indépendamment de toute application. Cependant, il y a une partie de la mécanique qui ne fait intervenir que des éléments géométriques, car le temps lui-même peut se représenter géométriquement : c'est la cinématique, c'est-à-dire l'étude du mouvement. La loi d'un mouvement quelconque s'exprime par une relation entre l'espace parcouru et le temps employé à le parcourir ; si le temps est pris comme variable indépendante, l'espace sera une fonction de cette variable. Nous nous trouvons donc ici en présence d'un cas particulier de la théorie des fonctions, et l'étude du mouvement est ainsi ramenée à la géométrie et à l'algèbre ; quant à certains éléments caractéristiques du mouvement, comme la vitesse et l'accélération, on les obtient par la considération des dérivées de l'espace par rapport au temps (la vitesse étant la dérivée première, et l'accélération la dérivée seconde, c'est-à-dire la dérivée première de la vitesse), considération qui relève du calcul infinitésimal. – Mais, s'il en est ainsi pour la cinématique, il ne saurait en être de même pour la dynamique et la statique, car celles-ci font intervenir les notions de la force, de la masse, de l’équilibre, etc., lesquelles sont des notions physiques et ne sont aucunement réductibles à des éléments géométriques ou algébriques. Alors même que la force et la masse sont mesurables, donc quantitatives, elles correspondent à des modes de la quantité qui sont tout à fait différents de ceux que nous avions à envisager lorsqu'il s'agissait simplement du nombre et de l'espace. Enfin, nous donnerons quelques indications sur le calcul infinitésimal, qui fut inventé par Leibnitz, et aussi, presque en même temps, quoique probablement d'une façon indépendante, par Newton, qui lui donna le nom de « méthode des fluxions ». Cette double découverte avait d'ailleurs été préparée par certaines méthodes antérieures, reposant sur des principes assez analogues, mais beaucoup moins fécondes en résultats ; c'est la notation employée par Leibnitz qui a prévalu, comme offrant plus de ressources au point de vue des applications. – Sans entrer ici dans des considérations qui nous entraîneraient trop loin, nous ferons remarquer ceci : le nombre, comme nous l'avons dit précédemment, n'est jamais parfaite ment applicable à la mesure du continu ; les fractions, si petites et si rapprochées les unes des autres qu'on les suppose, sont toujours des quantités fixes, entre lesquelles subsistent des intervalles qui sont également fixes et déterminés. Il n'en est plus de même si, au lieu de quantités fixes, on considère des quantités essentiellement variables, et si on introduit dans le calcul des quantités susceptibles de croître ou de décroître indéfiniment, c'est-à-dire de devenir plus grandes ou plus petites que n'importe quelle quantité donnée. C’est la considération de telles quantités qui caractérise le calcul infinitésimal, car ce qu'on appelle habituellement, mais improprement, l’infiniment grand et l’infiniment petit, n'est pas autre chose en réalité que l’indéfiniment croissant et l’indéfiniment décroissant ; il s'agit donc toujours de quantités essentiellement variables. Dans ces conditions, si l'on envisage une série discontinue, mais dont les intervalles, au lieu d'être fixes, sont variables et peuvent être rendus aussi petits qu'on le veut, de façon à devenir moindres que toute grandeur assignable, il est facile de comprendre qu'une telle série puisse être regardée comme équivalente, pratiquement tout au moins, à un ensemble continu ; aussi la méthode infinitésimale permet-elle une application aussi parfaite que possible du nombre à la mesure du continu. – Le calcul infinitésimal comprend deux branches principales, qui sont le calcul différentiel et le calcul intégral. Le calcul différentiel recherche les limites de rapports dont les termes décroissent indéfiniment. Le calcul intégral recherche les limites de sommes dont les éléments décroissent indéfiniment, en même temps que le nombre de ces éléments croît indéfiniment. Il est important de remarquer que la limite d'une quantité variable est essentiellement une quantité fixe, car les quantités variables (et en particulier les quantités infinitésimales) ne sont introduites dans le calcul qu'à titre d'auxiliaires, et, dans les résultats, il ne doit plus subsister que des quantités fixes et déterminées. La conséquence immédiate de ceci, c’est que le passage à la limite, c'est-à-dire en somme le passage des quantités variables aux quantités fixes, permet seul de justifier le calcul infinitésimal sous le rapport de la rigueur, et d'en faire autre chose qu'une simple méthode d'approximation. Il est vrai que cette considération du passage à la limite présente certaines difficultés logiques, mais qui ne sont nullement insolubles ; c'est d'ailleurs là un point que nous ne pouvons qu'indiquer en passant, et nous devons nous borner à ces quelques notions très sommaires en ce qui concerne les principes du calcul infinitésimal De tout ce que nous venons de dire, il résulte que, d'une façon générale, l'objet des mathématiques, c'est la quantité sous ses divers modes i quantité discontinue pour les branches des mathématiques qui se rapportent au nombre, quantité continue pour celles qui se rapportent à l’espace et au temps. Cependant, comme nous l'avons vu, le point de vue qualitatif n'est pas entièrement exclu des mathématiques, surtout de la géométrie ; il y aurait même lieu de rechercher si ce point de vue ne s'introduit pas, dans une certaine mesure, jusque dans la théorie des nombres. La notion de limite, telle que nous l'avons indiquée à propos du calcul infinitésimal, implique également un élément qualitatif, car la limite a pour caractère propre d'avoir, en tant qu'elle est une quantité fixe, une définition autre que celle de la variable dont elle est la limite (d’où il résulte que cette limite ne peut jamais être atteinte par la variable comme telle) ; et la distinction des quantités fixes et des quantités variables suppose que ces deux ordres de quantités diffèrent entre eux qualitativement. Ceci montre qu'il n'est jamais possible de séparer complètement les deux points de vue de la quantité et de la qualité ; ces deux points de vue sont d'ailleurs bien plutôt complémentaires que véritablement opposés, et, au fond, ils ne peuvent guère se comprendre que l'un par rapport à l'autre ; mais, quoi qu'il en soit, il n'en reste pas moins que la quantité constitue l'objet essentiel et caractéristique des mathématiques en général. Pour ce qui est de la valeur des résultats auxquels les mathématiques nous conduisent, nous pouvons remarquer d'abord que, pour raisonner sur les choses en considérant exclusivement leur nombre, il n’y a aucunement besoin de savoir ce que les choses sont en elles-mêmes. Aussi l'arithmétique et l'algèbre sont-elles les plus indépendantes de toutes les sciences, et l’on est toujours sûr que leurs résultats sont valables ; il suffit d'y raisonner logiquement pour aboutir à des vérités incontestables. – Nous pouvons en dire autant pour ce qui est de l'espace et du temps : que les choses en elles-mêmes soient spatiales et temporelles ou qu'elles ne le soient pas, peu nous importe quand nous nous plaçons au point de vue mathématique, puisque, en tout cas, le phénomène qui nous est donné l'est comme spatial et comme temporel, et que sa réalité, en tant que phénomène, ne réside que dans l'apparence ; la question de la nature de l'espace et du temps n'a pas à se poser pour le mathématicien. Quand nous raisonnons logiquement sur l'espace, comme nous le faisons en géométrie, nos résultats sont à l’abri de tout reproche, de sorte que, ici encore, nous devons reconnaître aux mathématiques un caractère de véritable certitude. Seulement, il doit être bien entendu que ceci ne concerne que les mathématiques pures, sans rien préjuger à l’égard de la physique mathématique, c’est-à-dire, de l'application des mathématiques à la physique, qui demeure toujours subordonnée aux lois dernières des éléments de ce monde, et qui, par suite, présente un caractère de relativité incompatible avec la certitude mathématique véritable.

 

 René Guénon

 

 





 

* Le numéro 128 est le seul de la série des publications de « Vers la Tradition » à comporter ce titre (voir « Dernier compte rendu ‟Vers la tradition” (I et II) », posté le 27 oct. 2012.



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