La « petite voie » est la plus grande
Certaines personnes se réclamant de
l’enseignement de René Guénon revendiquent pour l’Islam une « Doctrine le
l’abrogation » en se basant sur un passage des Futûhâtul mekkiyah (1) dans lequel le sheykh al-akbar emploie
le terme naskh que plusieurs traducteurs ont interprété sans commentaire par « abrogation
». Il serait bon de remettre un peu d’ordre dans les idées en rappelant pour
commencer l’acception guénonienne du terme doctrine.
En effet, ce terme s’applique indifféremment
à une théologie, une philosophie ou une idéologie politique mais il définit,
pour ce qui concerne la Tradition, l’ensemble des expressions d’une forme
religieuse ou ésotérique dont la cohérence représente véritablement le corps ou
mieux la forme intellectuelle telle qu’elle est susceptible d’être enseignée
métaphysiquement (et théologiquement) à partir d’un texte révélé. Par
conséquent, il n’y a pas plus de doctrine de l’abrogation que de doctrine du
califat, de la prière, du pèlerinage ou de tout autre aspect particulier ou
secondaire car tous ces aspects ne sont à proprement parlé que les membres de
la doctrine elle-même ( 2). On observe donc là ce qu’il convient d’appeler un
abus de langage destiné en l’occurrence à impressionner le lecteur afin de
mettre en avant sa propre religion au détriment de celle des autres. Le procédé
est assez efficace puisqu‘à présent cette tendance prosélyte gagne même les
esprits de ceux qui se recommandent de l’enseignement de René Guénon.
Les affirmations dogmatiques sans cesse
guettées par la rigidité de l’entendement humain sont le propre de la ferveur
théologique, qui en soi reste tout à fait légitime mais relève, sur le fond, du
domaine mystique, non de la voie initiatique et ésotérique ; ainsi, dans ce cas
précis, le théologien parlera d’abrogation et de caducité là où l’initié (ou le
métaphysicien) envisagera la possibilité de réaliser l’intégration de toutes
les lois antérieures (à l’avènement de l’Islam). Tel est le point de vue de ceux qui
recherchent la parfaite Servitude spirituelle (3).
Jusque là, nous avions l’habitude
d’entendre plutôt les théologiens chrétiens qui, sur ce point de l’excellence
non partagée, manquent rarement de se faire entendre. Depuis l’élection du
Cardinal Ratzinger à la fonction pontificale, ces derniers, renforcés par les
religieux nationalistes, durcissent encore le ton en proclamant de façon
virulente (avec la revendication affichée de partir en guerre contre l’Islam)
que la religion du Christ est la seule vraie Religion puisque Dieu a envoyé son
Fils, l’Incarnation, afin de sauver tous les hommes et que cet avènement s’est
produit sans aucun précédent et demeure par là même déterminant pour l’humanité
par son irruption dans l’Histoire. En outre, ces déclarations exclusivistes qui
purent se justifier en d’autres circonstances ne sont certainement pas un
remède à la confusion générale actuelle. Mais le plus important, selon nous,
est que cette attitude relevant de l’enthousiasme guerrier au sens propre reste
conditionnée par l’emprise psychique et s’avère nulle et non avenue pour ce qui
concerne le domaine d’une voie initiatique.
Si l’affirmation de l’excellence du
dernier, au sens entendu et désigné ici, comme exclusif, avait été démontrée et
confirmée par Guénon, on aurait pu alors parler à son égard d’une «
fonction pour l’avènement de l’Islam dans l’eschatologie occidentale moderne du
monde chrétien », ce qui est évidemment réducteur, tendancieux et inacceptable
(4). Sans mettre spécialement en avant l’excellence du dernier et encore moins
une abrogation des formes antérieures, Guénon a mis en évidence la pérennité
intellectuelle de la Tradition primordiale qui se perpétue, dans les modalités
de notre période cyclique, avec l’Islam, lequel, en tant que Sceau de la
prophétie, trouve son excellence, au même titre que toute tradition vivante
jusqu’à la fin de notre cycle (5). Cette attitude qui n’a rien à voir avec la
promotion d’une prétendue « équivalence de toutes les religions » concept
aberrant et parfaitement étranger à notre point de vue (6), s’applique
également pour le Védântâ, le Tantra, ou le Dharma Bouddhique (et par excellence le Vajrayana) qui conviennent plus
particulièrement aux mentalités orientales et extrêmes orientales.
Dans une lettre à Lovinescu envoyée du
Caire et datée du 19 mai 1935, Guénon précisait :
«
On ne peut d’ailleurs jamais dire que la constitution d’une nouvelle forme
traditionnelle doit avoir forcément pour effet d’en faire disparaître une autre
(même celle dont elle procède directement), car il pourra toujours y avoir des
êtres auxquels celle-ci sera mieux appropriée, de même que la prédominance
d’une certaine race dans une période n’empêche pas qu’il subsiste des
représentant de la race qui l’ont précédée ».
On ne saurait être plus clair.
*Les différentes définitions de ce terme sont les suivantes : abrogation ;
révocation ; reproduction ; suspension ; transcription (d’un texte) ;
métamorphose (d’une chose en une autre).
NOTES
(1) Chapître 339.
(2) Rappelons la définition universelle de
l’Islam par son Tawhîd : « La doctrine de l’Unité est unique »
(Tawhîdun wahîd).
(3) Le naskh des lois
antérieures abordé par Ibn Arabî (voir le passage reproduit ci-dessus) est
susceptible de s’interpréter selon différents point de vue comme beaucoup
d’autres aspects, d’ailleurs, de la doctrine islamique contenue dans les Futûhât, conformément
au hadith, « La différence de point de vue (ikhtilâf) dans ma
communauté est une baraka ».
(4) Ce qui nous fit adhérer immédiatement
à l’exposé doctrinal de R. Guénon dés la lecture d’Orient et Occident est
précisément l’esprit totalement désintéressé de ce dernier à l’égard de tout
engagement confessionnel. C’est ce que nous avons tenté de suggérer dans un
autre texte par les réserves que nous formulons à l’égard de l’idée d’une fonction, afin de
rétablir l’équilibre, en quelque sorte, car enfin, il nous parait impossible de
représenter l’enseignement de R. Guénon par un titre officiel quelconque sans
en réduire la dimension initiatique (voir ci-dessous : De « Vers la
Tradition » à la Tradition).
(5) Seules les traditions éteintes comme par exemple celle de l’Egypte
ancienne ou encore celle des Incas peuvent être considérées comme caduques et
par conséquent abrogées de facto.
(6) Il ne
peut y avoir aucune équivalence entre les religions du fait qu’elles se
déterminent par adaptation cyclique à différents types humains et qu’elles ne
sont, par là même, aucunement interchangeables. Ce n’est qu’au regard du
seul point de vue métaphysique qu’il est possible parler de l’équivalence des
différentes formes traditionnelles.
,