La Science d’Allâh
est une science sans objet.
Dans sa signification coranique la plus
élevée, la science ne peut avoir pour objectif une « réalité » qui,
en son essence, ne se laisse pas penser, car, Allâh, en tant que Principe universel du Manifesté et du « non-
manifesté » (ghaîb), n’entre
dans aucune définition limitative. De même, sont sans objet : l’amour désintéressé
et la « Béatitude »* inhérentes à Sa nature essentielle.
Les
définitions courantes de toute connaissance, de tout acte d’amour ainsi que celles
du sentiment de bonheur, dépendent de la norme duelle d’un sujet connaissant et
d’un objet connu. Les limites de la réflexion rationnelle qui obéissent
nécessairement à cette norme sont naturellement un obstacle à la compréhension
de la « Science d’Allâh », à
jamais inconcevable, insaisissable, inconnaissable, si ce n’est par les êtres
d’exception qui ont la capacité intellectuelle de dépasser la dualité**. Il y a là une
épreuve pour ceux qui savent discriminer.
L’enseignement d’Ibn ‘Arabî, qui est la
perfection de l’orthodoxie islamique, envisage pour le « voyageur »
tous les moyens délivrés dans la révélation coranique pour gravir les plus hauts
degrés.
Les ‘Arif
bi-Llâh (« Connaissants par Allâh »)
disent de cette Science, obtenue par l’accroissement (zîdân), qu’elle est plus proche de nous et plus réelle encore que
toutes les pensées que nous ne cessons de percevoir, ce qui est le témoignage
probant de sa réalité par la parole véridique. En des termes dénués
d’équivoque, le Coran recommande la possibilité d’acquérir cette science dans le verset 114 de la sourate Taha que nous avons pris pour titre de
cet article.
*« Béatitude »
(sa‘âdah, traduit généralement par
« bonheur ») a ici la même signification que celle du terme sanskrit
« nirvana » qui est proprement la « Joie sans objet » par l’extinction
du « moi ». Nous avons là un ternaire analogue au Sat Shit Ananada du Védantâ,
comme Gilis n’a pas manqué de le signaler au chapitre V de son ouvrage L’Esprit Universel de l’Islam (Ed. La
Maison des livres, Alger, p.33).
**
La « non-dualité » est au-delà des différents ésotérismes ; et, bien que sa réalité soit métaphysiquement identique pour toutes les formes
traditionnelles, elle se présente aux initiés selon
les modes propres de leurs voies initiatiques. Notons incidemment qu’il y a une
différence entre le « non-être » de la manifestation au regard de la non-dualité universelle, et le
« néant » (très souvent utilisé pour traduire ‘adam), qui est un terme confus n’évoquant rien de précis et qui se
réduit au fond si l’on tient compte des acceptions de la philosophie modernes –
comme le rappelait Guénon – à une impossibilité.
Commentaire
d’Ibn ‘Arabî extrait du chapître 533 des Futûhât
al-makkiyyah.
« …
“Et dis : fais-moi croître en science”* ; la science est inséparable** du
bonheur et si Allâh a ordonné à son Prophète
de demander à croître en Science, c’est qu’Il savait que le fondement de cette Science
demandée est l’essence du bonheur (‘aynu
al-sa’âdah) dans lequel il n’y a ni ruse, ni chute, dans sa réalisation (wasilân), car elle est Science par Allâh, non la science arithmétique, non
la science des mesures géométriques, non la science astrologique ; et
[même], si ces sciences avaient été connu [par le Prophète], elles ne
l’auraient été que pour la preuve de la Science par Allâh, qu’Allâh n’a pas
donné pour que l’on s’y arrête. A Lui [appartient] cette mention suprême de
l’accroissement, et Allâh dit la
Vérité et Il conduit sur la voie (al-sabîl) ».
* Coran ;
XX, 114.
** abâ illâ signifie vouloir absolument,
tenir à quelque chose, insister ; pour rendre cette idée, on peut traduire
par « La science est inséparable du bonheur ».
Dans ce texte, le shaykh al-akbar
s’exprime en recouvrant la Vérité d’un voile dont la finesse permet le recours
à l’inférence pour ceux d’entre les initiés qui ont la capacité de comprendre,
et mieux encore, de réaliser le degré non duel du ‘Arif bi-Llâh.
Croître est aussi envisageable à partir
des sciences distinctives, à condition de les aborder avec l’intention requise,
c'est-à-dire, sans jamais perdre de vue l’obtention de la « Science par Allâh » ; la « Croissance »
intervenant alors quand l’être se dessaisi de tout objectif extérieur et pénètre dans le processus de l’induction jusqu’à l’extinction de toute pensée à l’égard de lui-même. C’est ainsi que le monde (‘âlam) et la science distinctive (‘ilm) se disposent hiérarchiquement dans
la « conscience pure » (ou ce que Guénon appelle l’« intellect
pur »).
Les allusions à la non-dualité sont
fréquentes chez le shaykh al-akbar ; ainsi, M. Chodkiewicz commentant les différentes
réponses d’Ibn ‘Arabî au questionnaire de Tirmidhî, écrit :
« C’est
toujours en termes voilés que se poursuit, dans les questions n° 9 et 10, la
mise au jour des secrets de la prière en laquelle et par laquelle le walî entre dans les mystères divin*… :
“Question
9 : Par quoi s’ouvre l’entretien intime (munâjah) ? ”
Les
trois vocables peu explicites dont use Ibn Arabî dans sa réponse représentent
respectivement l’appel à la prière, le takbir
qui instaure l’état de prière et la basmala,
le verset initial de la Fâtiha,
c'est-à-dire le début de la salât
proprement dit. Transposant ensuite le verset ; al-Jâdalah, 12-13**.
qui
ordonne de faire précéder tout entretien avec l’Envoyé de Dieu d’une aumône (sadaqa), il ajoute : “et la
meilleure des aumônes c’est, pour l’homme, de s’offrir lui-même […] de sorte
que c’est Dieu qui parle à Lui-même par Lui-même et que nul ne L’écoute si ce
n’est Lui-même***” ».
*Un Océan
sans rivage ; voir le chapitre 5 (p.147) où l’auteur expose les
commentaires d’Ibn ‘Arabî sur la réalisation métaphysique par le moyen de la
« prière » rituelle (salah)
et des actes rituels nawafil.
** « Ô vous
qui croyez ! Lorsque vous avez un entretien privé avec l’Envoyé, faîtes-le
précéder d’une aumône ; cela est préférable et plus pur (atharu). Si vous ne trouvez pas le moyen
de le faire, sachez qu’Allâh est
Celui qui pardonne, qu’Il est miséricordieux ! ».
*** Fut., II, p.
47 ; O.Y., XII, P. 105-106 (note de l’auteur).
Il serait difficile d’être plus
explicite sur l’effectivité spirituelle obtenue simultanément à
l’accomplissement de l’absolue nullité individuelle.
Représentation
géométrique de la « Science d’Allâh »
Le texte suivant, extrait d’une
intervention faite par l’auteur du Sceaux
des Saints*, va nous permettre de nous représenter l’« accroissement
de la Science » selon Le Symbolisme
de la Croix :
«
Nombre de figures bibliques, d’Adam à Jésus, apparaissent dans le Coran. Non
seulement elles présentent souvent des traits assez différents de ceux que leur
attribuent les deux Testaments mais elles se succèdent, à l’intérieur d’une
même sourate et, a fortiori, à
l’intérieur du Coran considéré globalement, dans un désordre très déconcertant
pour un lecteur juif ou chrétien : dans la sourate 2, par exemple, Salomon
précède Abraham, dans la sourate 69, une allusion au châtiment de Sodome est
suivie d’un verset sur l’arche et le déluge. Cette dislocation de la
chronologie biblique semble d’autant plus inexplicable que d’autres passages
disposent les mêmes personnages et les mêmes évènements selon leur succession
dans le temps et que, ni le Prophète – premier commentateur de la Révélation –
ni aucun exégète n’ignore qu’Abraham a vécu bien avant Salomon. Nous touchons
là du doigt une différence fondamentale de nature entre deux livres. La Bible
est une histoire et déroule les évènements en mode linéaire, de la Genèse à la
parousie. Le Coran relate des
histoires. Il n’est pas une histoire.
Celui qui parle dans le Coran surplombe les siècles. Passés ou futur, tous les
moments de l’aventure humaine sont à la même distance de Lui et Il nous
enseigne à les voir comme Il les voit, également proche de notre présent :
Moïse, Noé, Abraham sont tous, et au même degré, contigus à notre espace-temps.
Ils ne se succèdent pas en ligne droite. Ils sont comme disposés en cercle
autour du Locuteur divin et c’est Lui qui, d’un verset à l’autre, leur assigne
ou leur une préséance toujours provisoire dans l’énoncé de la Geste
prophétique. Geste au singulier car, d’âge en âge, les Envoyés du Dieu unique
ne sont que les visages successifs de l’unique Verus Propheta, porteurs d’une même Parole que les créatures
oublieuses ont sans cesse besoin de réentendre ».
*Intervention
préludant un dialogue interdisciplinaire,
publié dans une revue sous le titre « Les musulmans et la Parole de
Dieu ».
Nous
pouvons figurer le musulman qui récite le Coran en lui donnant la place
du « locuteur divin » selon une application du symbolisme géométrique
de la Croix. Mais, pour la clarté de notre propos, il nous faut auparavant
tenir compte d’un autre passage du chapitre 5 d’Un Océan sans rivage concernant
« l’Esprit enseignant le secret de l’Orientation vers la qibla » :
« En écho au verset selon lequel “où que
vous vous tourniez, là est la Face de Dieu”, l’ange prescrit : “ Sois une
face circulaire (wajh mustadir) […]
que l’orientation [de ton corps] en direction de la Ka’ba ne fasse pas écran à
l’orientation en direction de la présence divine dans le cœur ».
Situé ainsi au centre d’un cercle, « face »
à la circonférence duquel s’inscrivent, à « égale
distance » de la totalité des lettres, des mots, et des versets qui, comme
on vient de la voir, « sont tous, et au même degré, contigus à notre
espace temps », l’ « orant » pourra intégrer par sa récitation les 114 sourates du Coran. Si nous
passons maintenant des deux dimensions de la figure circulaire aux coordonnées polaires
d’une représentation sphérique, l’« orant » s’identifiera à l’axe vertical
de cette dernière dont le centre coïncidera avec son cœur et, face à lui, s’inscriront
les versets invoqués par sa lecture dont le cours définira une spirale sur la
surface de la sphère. L’étendue du plan vertical passant par l’axe vertical
représente le parcours ou la « voie spirituelle » comprise entre
l’initiation et la réalisation métaphysique et symbolisera la plénitude de la
« Science » lorsque, par son mouvement continu, il en aura occupé
toutes les positions constituant proprement le volume de la sphère, c'est à dire, symboliquement, tous les degrés de la voie.
Mais auparavant, en raison des
conditions limitatives de son état actuel, l’ « orant » sera assigné au
degré à partir duquel peut seulement commencer l’ascension comprenant la Science
qu’il sera capable de réaliser par sa récitation. Si sa capacité spirituelle lui
permet de faire « précéder d’une aumône » son « entretien
privé avec l’Envoyé », s’ouvrira pour lui l’ « Exaltation » des
degrés*, c'est-à-dire l’« accroissement » effectif (zâda) propre à la « Science d’Allâh ».
*
Voir
Le Symbolisme de la Croix et plus
particulièrement les deux premiers paragraphes du chapître XXVIII.
M. Chodkiewicz a résumé dans le deuxième
chapitre d’Un Océan sans rivage –
« Ceux qui sont perpétuellement en prière » – l’essentiel des dispositions spirituelles donnant accès,
en termes voilés, à la non-dualité qui parachève l’acte recommandé dans le
verset114 de la sourate Taha.
« Le
serviteur dont le regard intérieur (al-basîra)
est illuminé – celui qui est dirigé par
une lumière de son Seigneur (Cor. 39:22) – celui-là obtient chaque fois
qu’il récite un verset une compréhension nouvelle distincte de celle qu’il
avait obtenue pendant la récitation précédente et de celle qu’il obtiendra
pendant la récitation suivante. Dieu a répondu à la demande qu’il lui a adressé
en disant ô mon seigneur, augmente-moi en
science ! (Cor. 20 : 114). »
L’Acte* par lequel le
« serviteur » reçoit métaphysiquement les paroles de « Celui qui
parle » intègre – par surcroit – tous les moyens indirects pour connaître
« le Locuteur divin », moyens qui restent ceux des initiés (çûfî) tout autant que ceux des
« gens de l’extérieur ». La certitude immédiate (‘ilm al-yaqîm) provenant, elle, directement de « Celui qui
parle » dans le Coran.
*Du
point de vue de cet Acte, il n’est plus question alors de « moyens »
à proprement parlé mais plutôt de « vision directe » qui est le privilège
naturel des Afrad, « l’élite de
l’élite » ; un moyen ne peut être considéré comme indirect que du point de
vue supérieur de la non-dualité, et, à l’instar de tout symbolisme,
sa « représentation est forcément imparfaite, par là même qu’elle est
fermée dans les limites plus restreintes que ce qui est représenté, et
d’ailleurs, s’il en était autrement, il [le symbolisme - ou tout autre un moyen
indirect -] serait inutile.» (R. Guénon. Le
Symbolisme de la Croix, § XVII, p.106).
***
La nullité individuelle, qui est l’« absence
de condition » permettant de s’établir dans la non-dualité, ne possède
aucune signature propre si ce n’est celle de passer complètement inaperçue.
Seuls ceux qui sont parvenus à ce degré peuvent - par Allâh - évaluer
l’équivalent de leur « non-état » chez les autres.
Pour Dhû-l-Nûn al-Miçrî :
« Il y a trois signes de l’effacement de
soi : On laisse la parole à celui qui y trouve sa satisfaction, on n’a
plus aucune envie de montrer sa science aux autres, et l’on éprouve une
véritable souffrance à cause de la répulsion qu’inspire le fait d’avoir à
discuter d’une question ou à donner des exhortations*. »
*Selon une autre
parole de Dhû-l-Nûn al-Miçrî, celui qui parvient effectivement à s’effacer de
la sorte, fait parti des « hommes libres dont les poitrines sont les
tombeaux des secrets » ; voir
La vie merveilleuse de Dhû-l-Nûn l’Egyptien d’Ibn ‘Arabî (traduit par R.
Deladrière, Ed. Sindbad).