LE LANGAGE SYMBOLIQUE
Dans ses écrits, Philon d’Alexandrie (de
l’an 20 av. J. C. jusqu’en l’an 50) utilisa l’analogie symbolique. Le terme symbolon
y figure souvent, et il explique que :
« …L’homme Abraham signifie
symboliquement l’intelligence active » ;
ou encore, parlant du Tabernacle :
« Les sept flambeaux ou lampes sont
les symboles des astres que les physiciens appellent planète » (De vita Moysi II,
103).
La cosmologie islamique met (également) Saturne en
correspondance avec Abraham (Ibrâhîm) et, du point de vue de l’astrologie
traditionnelle, cette planète considérée comme maléfique aujourd’hui*, symbolise
en effet, l’ « intelligence active » ; elle représente la
compréhension essentielle des choses, et d’une façon générale, ce qui est caché
derrière les apparences dont celles-ci tirent toute leur réalité. L’aspect passif ou
réflexif de l’intelligence, c'est-à-dire, l’activité mentale combinée avec la
mémoire, serait quant à elle plutôt désignée par le couple Mercure-Lune qui
signe, dans leur complémentarité, la relation, l’imagination et l’échange. Lorsque
Philon parle des sept flambeaux ou des lampes comme symboles des astres, c’est
pour bien distinguer les astres des planètes physiques, celles-ci n’étant que
les supports corporels de la lumière.
Dans son Quod omnis probus
sit , Philon dit :
« Au Saint Sabbat, les Esséniens vont
dans les lieux saints, les synagogues, où ils s’asseyent par rang d’âge, les
jeunes au dessous des plus âgés : ils se disposent à écouter dans l’ordre
convenable. Ensuite, l’un prends les livres et on les lit ; puis un autre,
parmi les plus savants, s’étant avancé, explique tout ce qui n’est pas
compréhensible ; c’est qu’en effet, chez eux, la plupart des passages sont
médités au moyen des symboles suivant un goût très ancien ».
(Traduction Bréhier)
Ailleurs, Philon explique que les mots
sont les symboles de réalités que la raison (Intellect) seule atteint. Pour
bien comprendre cela, il est important de ne jamais oublier que l’intelligence
du symbole présuppose la capacité intellectuelle d’opérer par transposition
analogique ; cependant, celle-ci ne donne pas directement accès à la
compréhension de la totalité des significations symboliques qui présuppose encore
le sens des proportions. C’est en effet à partir de celui-ci que s’organisent les
différentes relations entre tous les sens donnés par le symbole. Cette faculté de
synthèse est supérieure à l’activité analogique comme telle, ainsi par exemple,
pour concevoir spatialement un volume géométrique, la conscience de la profondeur
est indispensable pour intégrer la longueur et la largeur tout en les
distinguant nettement. Cette intégration est immédiate comme la perception de
la ligne et du plan à partir du centre d’un volume. Pourtant, nombreux sont
ceux qui ne vont jamais au delà d’une connaissance limitée à deux dimensions. La
réalisation spirituelle est garante de cette connaissance intégrale dont la
science du symbole peut être l'un des véhicules**.
* Pour le
symbolisme de Saturne et son aspect maléfique (ou « sinistre »), voir
le § XXI « Sur la signification des fêtes “carnavalesques” » ;
Symboles fondamentaux de la Science sacrée,
Éd. Gallimard.
** Le dévoilement des effets du voyage d’Ibn’Arabî est à cet égard un ouvrage tout à fait
significatif des possibilités de la transposition analogique opérée au moyen de
l’intellect.
Les filets de la mémoire
L’ouvrage de Jean Borella, Le Mystère
du Signe, d’où nous avons extrait ces paroles de Philon d’Alexandrie,
contient quelques pages plus loin un passage très intéressant dans lequel il
est question de la réduction nominaliste. Cette dernière, en effet, consiste à
restreindre la conception que l’on a d’une chose au mot qui la désigne et à l’activité
pensante (le mental), et de cette dernière, au fonctionnement d’une
« chaîne de signification ». Selon Borella, « La solution de
cette difficulté est fourni par la distinction scolastique entre l’intention
première et l’intention seconde, laquelle, d’ailleurs, ne fait
qu’exprimer la “capacité réflexive” de l’esprit humain. L’“intention” (du latin
in-tendere = tendre vers) désigne l’acte par lequel l’esprit tend vers
un objet. Si nous percevons une table, notre esprit produit un acte mental au
moyen duquel il conçoit ce qu’il connaît dans cette perception, acte que l’on
appelle un concept. Plus précisément, le concept est la forme de l’acte par
lequel nous pensons la table. Il est, disent les scolastiques, le signe formel
qui nous fait connaître la table. Autrement dit, en première intention, nous ne
pensons pas le concept, nous pensons (par le concept) la table. Toutefois, le
concept, pris comme tel, peut très bien devenir un objet pour notre pensée : il
suffit que notre esprit, par une intention seconde, réfléchisse à l’acte
mental par lequel il connaît la table, c’est à dire qu’il prenne pour objet son
intention première. Et c’est d’ailleurs ce que nous avons fait tout au long du
présent exposé. Il n’y a d’intention première qu’au regard d’une intention
seconde » (p.164).
Ce point de vue sur la capacité réflexive évoquée
par l’auteur nous amène au seuil de la méditation védantique*. Cependant,
quelque que soient les deux « intentions » que propose la
scolastique, l'une comme l'autre restent malgré tout soumises au statut de la
mémoire, et de ce fait, ne peuvent fournir aucune méthode véritable pour
accéder à la connaissance réelle, c'est à dire la « Connaissance non-duelle », la seule qui puisse avoir raison des
conceptions incertaines dénoncées dans l’ouvrage du philosophe chrétien. Nous
reviendrons sur ce point, mais voici à présent un extrait, à propos de la
mémoire, de l’ouvrage Psychologie** (p.104) :
« Il ne faut pas confondre avec la
sensation elle-même ce que l’expérience et la science nous apprennent sur la
sensation ; d’autre part, à force d’avoir fait effort, nous finissons par nous
souvenir toujours, dés le début de l’effort que nous faisons actuellement, des
sensations musculaires que nous avons déjà éprouvées dans des conditions
analogues et alors nous croyons que ces deux faits, à savoir la volonté de
faire l’effort et l’image des sensations musculaires anciennes, ne font qu’un,
alors qu’ils sont seulement contemporain. Nous croyons sentir ce dont nous ne
faisons en réalité que nous souvenir ».
*Voir le message ci-dessous du 23/04/2013 : « LE VEDANTASARA DE SADANANDA ( çlokas 11-28 ) ».
**Voir le message ci-dessous du 01/05/2013 : « “PSYCHOLOGIE” extrait du Cours de philosophie de René Guénon ».
L’objet, dans cet extrait, concerne la perception
d’une sensation lors d’une action quelconque telle que,
par exemple, ressentir une fatigue à laquelle nous allons nous identifier lors
d’une marche en y superposant le concept de la sensation « fatigue »
relié avec toute la mémoire qui le constitue actuellement pour nous. En effet,
sous le rapport de l’activité réflexive, la perception d’un objet, qu’il soit
directement physique ou la perception d’une impression mentale plus subtile est
déterminée par une part plus ou moins importante de la mémoire accumulée en
quelque sorte en nous même (prarabda
karma). Borella poursuit : « Que le concept devienne un objet de
pensée n’offre donc aucun mystère, sinon celui de l’esprit lui-même. La
capacité réflexive de la pensée, la possibilité qu’elle a de se connaître
elle-même définit sa liberté et sa spiritualité. Notre pensée ne se réduit pas
à un comportement, à un fonctionnement. Certes, elle agit suivant des règles et
des formes qui peuvent être décrites, mais elle est douée d’auto transcendance,
sinon la description de son fonctionnement serait impossible. L’“esprit”
souffle où il veut et tu ne sais ni d’où il vient ni où il va ».
L’auteur de La crise du symbolisme religieux surévalue nettement l’activité de la pensée et fait une
confusion entre la pensée réflexive qui agirait « suivant des règles et
des formes qui peuvent être décrites », qui bizarrement, serait « douée
d’auto transcendance », et l’« Intuition intellectuelle ». Seul,
ce qui ne se laisse pas penser, c’est à
dire notre « Totalité », est transcendant. Autrement dit, n’est véritablement
transcendant que la réalité métaphysique située à l’arrière-plan de notre
existence, ce que le Védântâ désigne par le terme
de Cuddha Caitanya (la
« Pure Conscience »). Tout ce qui est
susceptible d’apparaître dans la relation du sujet à un objet – et la pensée
est un objet dès lors qu’elle est susceptible d’être perçue –, se réfère au monde
psychique et non au domaine métaphysique ou spirituel qu’il est impossible de
connaître au sens ordinaire du terme. « La possibilité réflexive de la
pensée » n’est que la possibilité mentale ; celle-ci provient bien de
l’esprit, mais n’en est qu’un reflet dégradé. Pour que la « possibilité de
se connaître » s’accomplisse réellement, il doit se produire préalablement
un dessaisissement de l’être à l’égard de la sphère psychique et une complète
résorption de l’effort individuel dont la nature est inséparable de la mémoire
psychologique.
Du point de vue de l’être tendant à
s’établir dans une réalisation spirituelle, les discussions philosophiques sur
la linguistique et autre subtilité entre signe, sens et signifié, faute de
rigueur, deviennent très vite des considérations qui, sous de savantes
apparences, masquent des intentions vaines et souvent néfastes. En se plaçant
sur le terrain de la philosophie et de la théologie, Borella a remis de l’ordre
et de la clarté pour les chrétiens et les philosophes qui peuvent maintenant profiter
de sa critique de la pensée moderne et de ses études sur le symbolisme. Ses
intentions sont légitimes et personne ne peut lui reprocher de les exposer. Cependant,
il reste que le domaine de l'initiation et de la métaphysique pure sont autres
que ceux de la philosophie et de la voie mystique auquel l'auteur de La
crise du symbolisme religieux semble être assez attaché.
* Nous rappelons que celle-ci consiste à prendre conscience
des différents niveaux de superposition (adhyasa) des impressions reliées
à la mémoire psychologique et chronologique dans le processus de la perception (voir ci-dessous le message posté le
21 /03/2013 : « Introduction à l'étude du VEDANTASARA
(Clokas 1-10) et le
message suivant ».