« L’Unicité de l’Existence »
(Wahdat
al-Wujûd)
Dans
son premier ouvrage sur René Guénon, Mr Gilis établit une distinction entre la
doctrine de la Wahdat al-Wujûd exposé par Guénon qui « la comprend
uniquement comme une désignation de l’“Unicité de l’Existence” » et la
doctrine concernant Al-Wujûd qui
« se rapporte ici [c’est-à-dire, dans la doctrine de l’ésotérisme
islamique], en effet, non pas au domaine infra-ontologique auquel Guénon fait
référence, et qui est celui de l’existence universelle, mais bien à la réalité
supra-ontologique de la pure essence principielle » (1).
A vrai
dire, cette manière de voir les choses exprime parfaitement la conception que
Mr Gilis se fait de la métaphysique. La doctrine de l’Unicité de l’existence
est probablement celle qui caractérise le mieux les doctrines islamiques car,
en raison de l’importance que celles-ci accordent à l’ « Extérieur »
et qui implique un « Retournement » de point de vue, l’Unité
métaphysique y est envisagée dans sa relation avec la multiplicité. Cependant,
à partir du moment où il est question d’unicité (wahdat) on ne peut pas affirmer, à proprement
parler, que nous nous trouvons dans le domaine « infra-ontologique »,
puisque l’Existence universelle est envisagée du point de vue de son Unité à
partir de laquelle s’opère la distinction entre la non-manifestation et la manifestation
universelle ; et comme celle-ci n’a elle-même de réalité que par rapport
aux possibilités de non-manifestation dont elle tire son existence, le point de
vue « ontologique » peut très bien être adopté pour exposer les
réalités métaphysiques à condition de n’être pas affecté par l’esprit de
système. Si Guénon n’adopte pas le point de vue « islamique »
d’al-wujûd, c’est parce que cette
doctrine est universelle, et selon l’enseignement du Cheikh al-akbar, al-wujûd nûr, c’est-à-dire « al-Wujûd est lumière » (2) ; à cet égard,
Guénon a exposé une doctrine analogue à travers le symbolisme d’autres formes traditionnelles que
l’Islam. Seulement, nous reconnaissons volontiers à Mr Gilis l’arrogance de ses
montrer plus érudit que Guénon, non pas sur les doctrines de l’Islam, mais sur
la terminologie akbarienne, « et on sait avec quel succès ».
À la
suite de ces dernières ces considérations, Mr Gilis conclut « qu’il n’y a
aucune divergence entre l’enseignement d’Ibn ‘Arabî et celui de René
Guénon », non sans souligner au passage et sans en avoir l’air,
l’insuffisance métaphysique de Guénon à l’égard d’al-Wujûd (3).
Il nous faut insister quelque peu sur la
notion de « Possibilité universelle », car l’exposé de Mr Gilis sur
cette question ne reproduit pas exactement celui de René Guénon.
La Possibilité universelle, en tant qu’
« aspect de l’Infini, dont celle-là ne se
distingue que par notre façon de l’envisager, comprend toutes les possibilités
particulière de manifestation et de non-manifestation » (Les Etats Multiples de l’Être, ch. I, p.
18).
Elle
« contient nécessairement la totalité des
possibilités, et on peut dire que l’Être et le Non-Être sont ses deux aspects
(…) L’Être contient donc tout le manifesté ; et le Non-Être contient tout le non-manifesté,
y compris l’Être lui-même ; mais la Possibilité universelle comprend à la
fois l’Être et le Non-Être » (ibid.,
ch. III, p. 31-32).
Or, à propos de l’être, Mr Gilis
écrit : « Rappelons que celui-ci est uniquement le principe de la
manifestation universelle, c’est-à-dire des possibilités de manifestation en
tant qu’elles sont effectivement manifestées, alors que la mashi’a [c’est-à-dire l’énergie productrice] régit la totalité des
possibilités particulières (…) elle n’est rien d’autre qu’une “hypostase” de la
Possibilité Universelle qui, rappelons le, “embrasse à la fois dans son
Infinité, le domaine de la manifestation et celui de la non-manifestation” »
(4).
Seulement, l’Être n’est pas
« uniquement » le principe de la manifestation universelle car en
tant que tel « il est lui-même non-manifesté » (5) ; autrement dit,
« l’Unité
primordiale n’est pas autre chose que le Zéro affirmé, ou, en d’autres termes,
l’Être universel qui est cette unité n’est que le Non-Être affirmé » (6) ;
et
on peut trouver une expression doctrinale analogue chez Ibn ‘Arabî :
« La
non-existenciation (‘adam) dans
l’être contingent (mumkin) est plus
puissante que l’existenciation (wujûd)
car le rapport qui relie cet être à l’état de non-manifestation est plus étroit
que celui qui le relie à l’état de manifestation » (7).
Pour en revenir à Guénon, rappelons que
« si
l’on parle corrélativement de l’Infini et de la Possibilité, ce n’est pas pour
établir entre ces deux termes une distinction qui ne saurait exister réellement ;
c’est que l’Infini est alors envisagé plus spécialement sous son aspect actif,
tandis que la Possibilité est son aspect passif (8) ; mais, qu’il
soit regardé par nous comme actif ou comme passif, c’est toujours l’Infini, qui
ne saurait être affecté par ces points de vue contingents, et les
déterminations, quel que soit le principe par lequel on les effectue,
n’existent ici que par rapport à notre conception. C’est donc là, en somme, la
même chose que ce que nous avons appelé ailleurs, suivant la terminologie de la
doctrine extrême-orientale, la “perfection active” (Khien) et la “perfection
passive” (Khouen), la Perfection, au sens absolu, étant identique à
l’Infini entendu dans toute son indétermination ; et, comme nous l’avons
dit alors, c’est l’analogue, mais à un autre degré et à un point de vue bien
plus universel, de ce que sont, dans l’Être, l’“essence” et la “substance” » (9).
Guénon donne encore des indications qui
peuvent s’appliquer à Khouen à propos
du symbolisme des deux chaos :
« L’ensemble des possibilités formelles et
celui des possibilités informelles sont ce que les différentes doctrines
traditionnelles symbolisent respectivement par les “Eaux inférieures” et les “Eaux
supérieures” ; les Eaux, d’une façon générale et au sens le plus étendu,
représentent la Possibilité, entendue comme la “perfection passive”, ou le principe plastique
universel, qui, dans l’Être, se détermine comme la “substance” (aspect
potentiel de l’Être) ; dans ce dernier cas, il ne s’agit plus que de la
totalité des possibilités de manifestation, les possibilités de
non-manifestation étant au delà de l’Être » (10) ;
et ailleurs, il précise encore :
« si l’on dit que le monde a été formé à
partir du “chaos”, c’est qu’on l’envisage uniquement au point de vue
substantiel, et alors il faut d’ailleurs considérer ce commencement comme
intemporel, car, évidemment, le temps n’existe pas dans le “chaos”, mais
seulement dans le “cosmos”. Si donc on veut se référer à l’ordre de
développement de la manifestation, qui, dans le domaine de l’existence
corporelle et du fait des conditions qui définissent celle-ci, se traduit par
un ordre de succession temporelle, ce n’est pas de ce côté qu’il faut partir,
mais au contraire de celui du pôle essentiel, dont la manifestation,
conformément aux lois cycliques, s’éloigne constamment pour descendre vers le
pôle substantiel. La “création”, en tant que résolution du “chaos”, est en
quelque sorte “instantanée”, et c’est proprement le Fiat Lux biblique ;
mais ce qui est véritablement à l’origine même du “cosmos”, c’est la Lumière
primordiale elle-même, c’est-à-dire l’“esprit pur” en lequel sont les essences
de toutes choses » (11) ;
et
tel semble bien être le point de vue d’Ibn Arabî (12),
mais que valent réellement les rapprochements opérés par Mr Gilis qui ne
respecte même pas la terminologie adoptée par Guénon ?
Y. B.
NOTES
(1) Introduction à
l’enseignement et au mystère de René Guénon, p. 77.
(2) Les Sept Etendards
du Califat, p. 50.
(3) « Il ya une
nuance importante à observer ici entre “unicité” [wahdat] et “unité”[ahad] :
la première enveloppe la multiplicité comme telle, la seconde en est le
principe. » (L’homme et son devenir
selon le Vêdantâ, ch. VI).
(4). Les Sept Etendards du Califat, ch. VII, p. 56-57.
(5). Les Etats Multiples de l’Être, ch. III,
p. 31-32.
(6) Ibid., ch. V, p. 46 ; voir aussi L’homme et son devenir selon le Vêdânta,
ch. 22).
(7) Les Sept Étendards
du Califat, ch. VIII, p. 65-66.
(8) « C’est Brahma et sa shakti dans la doctrine hindoue », précise-t-il en note.
Ailleurs, Guénon écrit « Brahma même
est Purushottama [c’est-à-dire
« l’Essence divine (cf. Mélange,
p. 32)], tandis que Prakriti
représente seulement, par rapport à la manifestation, Sa Shakti, c’est-à-dire Sa « Volonté productrice » qui est
proprement la « toute puissance » (activité
« non-agissante » quant au principe, devenant passivité quant à la
manifestation ; L’homme et son
devenir selon le Vêdantâ, p. 91, note 1). La non-manifestation d’une
possibilité est plus essentielle que sa manifestation mais c’est par cette
dernière que sa puissance se réalise, même si elle ne modifie rien en
apparence.
(9) Les Etats Multiples de l’Être, ch. I, p.
21-22. Khien et Khouen représentent « la plénitude du Yang qui s’identifie au Ciel, et celle
du Yin, qui s’identifie à la
Terre » (La Grande Triade, ch.
VII, p. 36). « Dans les koua de
Fo-hi, khien est représenté par trois
traits pleins, et khouen par trois
traits brisés (Le Symbolisme de la Croix,
ch. XXIII, p. 157, n. 1) et ceux-ci sont sont figurés respectivement au pôle
« Nord » et au pôle « Sud »de la figure de l’Archéomètre.
Par ailleurs, à propos de l’assimilation par le Bouddhisme extrême-oriental de
certains symboles d’origine taoiste, Guénon signale que Khouen Yin est
parfois identifiée à un Boddhisattwa « ou plus exactement à un aspect féminin
d’Avalokiteshwara, en raison de la
fonction providentielle qui leur est commune » (Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, p. 180).
Ainsi, Khien semble correspondre à Ahad
et Khouen à Wahda ;
selon la même transposition, la Perfection absolue correspond à Witr (Mashia),
Irada à la non-manifestation et Qudra à la manifestation.
(10) Les Etats Multiples de l’Être, ch. XII,
p. 94-95.
(11) Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Ch. XI, p. 84.
(12) Les Sept Étendards du Califat, ch. VIII, p.
66-67.