LE TAÇAWWUF
EXPLIQUÉ AUX ENFANTS*
Le taçawwuf commence avec le désir de la
Connaissance. La volonté de découvrir la Vérité procure l’intention (1) qui mène à l’initiation (mubâya’ah).
Pour celui qui désire le rattachement à une tariqah, il sera choisi, le
plus souvent à son insu, et introduit dans la voie par l’héritier spirituel de
la silsilah en question, mais seulement lorsque l’intention est pure de
tout arrière pensée. Les choses se passent toujours ainsi, en
dépit des apparences.
Cette intention est le fil secret qui relira le
disciple (murîd) à travers toutes les étapes de son cheminement qui commence avec la retenue des sens, se poursuit avec la maîtrise de l’âme (nafs)
(2) et l’activité du ‘aql,
c'est-à-dire, la raison et la réflexion, l’Intellectualité pure et la
méditation. Le but est l’obtention de la Sagesse (3).
L’intention du murîd purifiée, son aspiration
et sa volonté (4) doivent être élevées afin
que rien ne le détourne d’Allâh. Son attachement à l’enseignement, aux
paroles et aux prescriptions de son shaykh est inconditionnel ; ne
devant jamais le contredire, ni se sentir digne (et en capacité) de répondre ou
d’émettre une opinion sur la voie, il se considère comme un ignorant (5) et se dispose à la soumission totale (taslîm).
En progressant sur la voie, le murîd s’efforce
de traverser les stations (maqâmât) et les états (ahwâl) et
d’atteindre le détachement dans l’état d’esprit de pauvreté complète (6) pour devenir un véritable foqarah, s’abstenant
de tout recours aux causes secondes (asbâb) et abandonnant toute
considération gratifiante pour lui-même et ce monde. C’est ainsi qu’il devient
un « Voyageur », un sâlik.
Par le combat spirituel (riyâdah mujâhadah),
viennent la contemplation et le dévoilement (mushâhadah mukâshafah). Par
la connaissance de l’Unité (al-ahadiyyah)
(7), de l’« Identité suprême », le sâlik réalise l’état
du ‘ârif bi-Llâh et rien ne s’opposant plus à sa volonté, il parvient au
terme de la voie (al-wasûl). Cependant, aucune limite ne peut en réalité
contenir la voie et lui assigner un terme car le sâlik ayant pris
conscience de la Réalité suprême a la possibilité d’appliquer la science de la
dualité et du multiple et de retourner vers les créatures. Il est alors un ‘âlim,
un héritier (warith), du Prophète (‘a s) ; sa parure est la
Rigueur et la Miséricorde car pauvreté et richesse deviennent équivalentes à
ses yeux. La manifestation lui apparait enfin pour ce qu’elle est véritablement
au regard de la haqiqah.
Telle est la Voie traditionnelle islamique. ‘Abdallâh
Badr al-Habashî, dans son Kitâb al-inbâh ‘alâ tariq Allâh, compare la
Sagesse que lui a enseigné et transmis le shaykh al-akbar « à la fille
d’un roi amoureuse d’un homme de basse condition »
(8). Cet Amour-là est immortel en son essence.
COMMENTAIRES
(1) C’est-à-dire, intention et modestie. Il convient de
se méfier de l’humilité derrière laquelle se dissimule toujours de l’orgueil.
La situation de l’état humain se dispose dans la hiérarchie des états de l’être
en raison de ses conditions propres dont les qualités particulières ne peuvent
prévaloir sur les autres états ; à fortiori, au regard de la
réalisation spirituelle, les conditionnements et qualités d'un être particulier
ne peuvent représenter aucune distinction spéciale ni aucune supériorité sur
les autres. On peut comprendre par là que l’orgueil et l’humilité sont deux
illusions qui retiennent les hommes dans l’ignorance.
(2) La maitrise des sens est une impossibilité car le
désir est inhérent à la nature humaine. L’initié doit manger lorsqu’il ressent
la faim, boire lorsqu’il a soif, etc. Dans la mesure de ses capacités, il ne
peut que soustraire progressivement sa conscience de l’emprise
sensorielle ; c’est en cela que doit consister ce qu’on appelle
généralement l’ascèse ou plus exactement la retenue de la nafs par le
moyen d’une attention permanente.
(3) Savoir mettre chaque chose à la place qui lui revient
selon son statut et son droit est une conséquence de l’acquisition de la
Sagesse. Cela ne doit jamais être perdu de vue, depuis le commencement du
cheminement sur la voie, jusqu’à son terme.
(4) La volonté de rechercher la Connaissance (ou
l’« identité suprême ») est ce qui distingue l’initié qui va
s’engager dans la tariqah de celui qui se voue à l’adoration (‘ubbâd)
tel le simple dévot, l’ermite ou le mystique. Ces derniers ne vont pas au-delà
du point de vue religieux, tandis que l’initié, qu’il soit au début de son parcours
ou proche de son terme, entre dans le domaine proprement initiatique.
(5) Celui qui vit dans la compagnie de son shaykh et de
ses disciples (foqarah) se doit d’abandonner les opinions qu’il a acquis
par les livres et sur les différentes façons d’envisager la spiritualité. Pour
bénéficier de l’enseignement dispensé par son maitre (murshîd), son
mental doit être exempt de tout concept sur la voie. À cet égard, l’amour d’Allâh
et de Son Prophète est la porte d’accès au principe universel du ruh
mohammadiyyah et, par intégration des « états multiples de
l’être », à la réalisation de l’« Être total ».
(6) L’état de pauvreté est lié à la conscience que le
moi, l’individualité, ne possède en soi aucune réalité. L’attrait pour le monde
doit s’évanouir pour libérer le murîd des liens psychiques et des
conditionnements. En conséquence, les meilleurs d’entre les foqarah
s’abstiennent du recours aux causes secondes (asbâb) pour ne dépendre
que du Principe suprême. Les vertus à acquérir sont la patience, l’endurance (al-sabr),
la satisfaction dans toutes les situations (al-ridâ), et, dernier point
qui demeure la clé de tout le reste : l’abandon à Allâh de toute la
personne (tawakkul) par le rejet de toute prétention individuelle.
(7) Le moyen efficace pour l’obtention de la Connaissance
de l’Unité est le dhikru-Llâh. Le dhikr est l’armature du
Silence comme la tente du bédouin est l’armature d’une portion de l’espace dans
le désert. Dans la tente, le silence est pour soi, mais en lui-même, il englobe
le désert et la tente comme la haqiqah englobe la shari’ah ;
« wa dhikru-Llâhi akbar ».
(8) D. Gril conclut avec raison son compte rendu du Kitâb
de Badr al-Habashî en disant que « Le sage véritable est celui qui
contemple l’œuvre du Sage sans se laisser limiter par une forme particulière.
Sur le plan de l’attitude spirituelle, elle est harmonie, active ou passive
selon les êtres, avec la Volonté divine » ; il ajoute enfin : « (…)
on voit bien par delà les formes religieuses, à quelle tradition universelle et
gnostique se rattache l’enseignement de Shaykh al-akbar Muhyî I-dîn Ibn
‘Arabî ». On ne saurait en effet mieux dire les choses.
Voir aussi le Traité
de l’Orientation la plus complète (Risâlat
al-tawajjuh al-atamm) du disciple direct du shaykh al-akbar, Çadr al-Dîn al-Qûnawî,
traduit par M. Vâlsan, sous le titre L’Épitre
sur l’Orientation parfaite (Études Traditionnelles, n° 398, p. 241-268 -
année 1966).
* « Quiconque ne recevra point le Royaume de Dieu comme un enfant, n’y
entrera point. » (St Luc, XVIII, 17)
* * *
« En
vérité, ceux qui te prêtent un serment d'allégeance (yubâyi’ûnaka) ne font que prêter serment à Allâh. La main d’Allâh
est au-dessus de leurs mains. Quiconque est parjure se parjure lui-même. Mais
quiconque est fidèle à l'engagement pris envers Allâh, Il lui accordera une récompense sublime. (10) »
(Al-Fath)
*
* *
Le principe de la « réalisation spirituelle »,
c’est-à-dire la « réalisation métaphysique », n’est pas à proprement
parlé une réalisation, mais plus exactement la « prise de
conscience » de notre réelle identité coïncidant avec l’arrêt définitif du
pouvoir d’illusion inhérent à la manifestation.
Pour se réaliser totalement,
il faut que l’être échappe à cet enchaînement cyclique et passe de la
circonférence au centre, c’est-à-dire au point où l’axe rencontre le plan
représentant l’état où cet être se trouve actuellement ; l’intégration de
cet état étant tout d’abord effectuée par là même, la totalisation s’opérera
ensuite, à partir de ce plan de base, suivant la direction même de l’axe
vertical. Il est à remarquer que, tandis qu’il y a continuité entre tous les
états envisagés dans leur parcours cyclique, comme nous l’avons expliqué
précédemment, le passage au centre implique essentiellement une discontinuité
dans le développement de l’être ; il peut, à cet égard, être comparé à ce
qu’est, au point de vue mathématique, le « passage à la limite »
d’une série indéfinie en variation continue. En effet, la limite, étant par
définition une quantité fixe, ne peut, comme telle, être atteinte dans le cours
de la variation, même si celle-ci se poursuit indéfiniment ; n’étant pas
soumise à cette variation, elle n’appartient pas à la série dont elle est le
terme, et il faut sortir de cette série pour y parvenir. De même, il faut
sortir de la série indéfinie des états manifestés et de leurs mutations pour
atteindre l’« Invariable Milieu », le point fixe et immuable qui
commande le mouvement sans y participer, comme la série mathématique tout
entière est, dans sa variation, ordonnée par rapport à sa limite, qui lui donne
ainsi sa loi, mais est elle-même au delà de cette loi. Pas plus que le passage
à la limite, ni que l’intégration qui n’en est d’ailleurs en quelque sorte
qu’un cas particulier, la réalisation métaphysique ne peut s’effectuer « par
degrés » ; elle est comme une synthèse qui ne peut être précédée
d’aucune analyse, en vue de laquelle toute analyse serait d’ailleurs
impuissante et de portée rigoureusement nulle.
Il y a dans la doctrine islamique un
point intéressant et important en connexion avec ce qui vient d’être dit :
le « chemin droit » (Eç-çirâtul-mustaqîm) dont il est parlé
dans la fâtihah (littéralement « ouverture ») ou première sûrat
du Qorân n’est pas autre chose que l’axe vertical pris dans son sens
ascendant, car sa « rectitude » (identique au Te de Lao-tseu)
doit, d’après la racine même du mot qui la désigne (qâm, « se lever »),
être envisagée suivant la direction verticale. On peut dès lors comprendre
facilement la signification du dernier verset, dans lequel ce « chemin
droit » est défini comme « chemin de ceux sur qui Tu répands Ta
grâce, non de ceux sur qui est Ta colère ni de ceux qui sont dans l’erreur »
(çirâta elladhîna anamta alayhim, ghayri el-maghdûbi alayhim wa lâ ed-dâllîn).
Ceux sur qui est la « grâce » divine (1), ce sont ceux qui reçoivent
directement l’influence de l’« Activité du Ciel », et qui sont
conduits par elle aux états supérieurs et à la réalisation totale, leur être
étant en conformité avec le Vouloir universel. D’autre part, la « colère »
étant en opposition directe avec la « grâce » son action doit
s’exercer aussi suivant l’axe vertical, mais avec l’effet inverse, le faisant
parcourir dans le sens descendant, vers les états inférieurs (12) : c’est la
voie « infernale » s’opposant à la voie « céleste », et ces
deux voies sont les deux moitiés inférieure et supérieure de l’axe vertical, à
partir du niveau correspondant à l’état humain. Enfin, ceux qui sont dans l’« erreur »,
au sens propre et étymologique de ce mot, ce sont ceux qui, comme c’est le cas
de l’immense majorité des hommes, attirés et retenus par la multiplicité, errent
indéfiniment dans les cycles de la manifestation, représentés par les spires du
serpent enroulé autour de l’« Arbre du Milieu » (13).
Rappelons
encore, à ce propos, que le sens propre du mot Islâm est « soumission
à la Volonté divine » (14) ; c’est pourquoi il est dit, dans certains
enseignements ésotériques, que tout être est muslim, en ce sens qu’il
n’en est évidemment aucun qui puisse se soustraire à cette Volonté, et que, par
conséquent, chacun occupe nécessairement la place qui lui est assignée dans
l’ensemble de l’Univers. La distinction des êtres en « fidèles » (mûminîn)
et « infidèles » (kuffâr) (15) consiste donc seulement en ce
que les premiers se conforment consciemment et volontairement à l’ordre
universel, tandis que, parmi les seconds, il en est qui n’obéissent à la loi
que contre leur gré, et d’autres qui sont dans l’ignorance pure et simple. Nous
retrouvons ainsi les trois catégories d’êtres que nous venons d’avoir à
envisager ; les « fidèles » sont ceux qui suivent le « chemin droit »,
qui est le lieu de la « paix », et leur conformité au Vouloir
universel fait d’eux les véritables collaborateurs du « plan divin »*.
Notes :
(1)
Cette « grâce » est l’« effusion de rosée » qui, dans la Qabbalah
hébraïque, est mise en rapport direct avec l’« Arbre de Vie »
(voir Le Roi du Monde, ch. III).
(2)
Cette descente directe de l’être suivant l’axe vertical est représentée
notamment par la « chute des anges » ; ceci, quand il s’agit des
êtres humains, ne peut évidemment correspondre qu’à un cas exceptionnel, et un
tel être est dit Waliyush-Shaytân, parce qu’il est en quelque sorte
l’inverse du « saint » ou Waliyur-Rahman.
(3)
Ces trois catégories d’êtres pourraient être désignées respectivement comme les
« élus », les « rejetés » et les « égarés » ;
il y a lieu de remarquer qu’elles correspondent exactement aux trois gunas :
la première à sattwa, la seconde à tamas, et la troisième à rajas.
– Certains commentateurs exotériques du Qorân ont prétendu que les « rejetés »
étaient les Juifs et que les « égarés » étaient les Chrétiens ;
mais c’est là une interprétation étroite, fort contestable même au point de vue
exotérique, et qui, en tout cas, n’a évidemment rien d’une explication selon la
haqîqah. – Au sujet de la première des trois catégories dont il s’agit
ici, nous devons signaler que l’« Élu » (El-Mustafâ) est, dans
l’Islam, une désignation appliquée au Prophète et, au point de vue ésotérique,
à l’« Homme Universel ».
(4)
Voir Le Roi du Monde, ch. VI ; nous avons signalé alors l’étroite
parenté de ce mot avec ceux qui désignent le « salut » et la «
paix » (Es-salâm).
(5)
Cette distinction ne concerne pas seulement les hommes, car elle est appliquée
aussi aux Jinns par la tradition islamique.
Les principales figures illustrant le Symbolisme de la Croix. |
* Symbolisme de la Croix (chapitre XXV).
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