Mars 1933* :
– Dans- la Revue Internationale des Sociétés Secrètes (n°
de janvier, « partie occultiste »), le premier article est
intitulé : Pour la « défense de l’Occident » : on se plaint
amèrement que le beau « livre » (!) de M. Henri Massis n’ait pas
rencontré dans tous les milieux catholiques une admiration sans mélange. Il est
vraiment difficile de garder son sérieux en voyant affirmer que « l’Occident
est, en fait, profondément chrétien », alors qu’aujourd’hui, il est
exactement le contraire, et que « ce n’est pas en Occident que la
xénophobie anime les foules » : où donc le « nationalisme »
a-t-il été inventé ? –
*(EFMC, Tome I, p. 217)
Les quatre vingt
quatre années écoulées depuis la rédaction de ce compte-rendu n’ont en rien
modifié l’idéologie des courants nationalistes. Les mêmes propos, et tous ceux
qui en découlent, sont tenues aujourd’hui sur les ondes d’une certaine radio
faussement libre qui diffuse par ailleurs un racisme obsessionnel à l’encontre
des sémites (les arabo-musulmans ayant remplacé aujourd’hui les Juifs d’hier). Leurs
animateurs y revendiquent les racines chrétiennes de l’Europe et se réfèrent aux
penseurs maurrassiens. Ignorant délibérément que les peuples européens se sont
définitivement coupés de leurs racines chrétiennes depuis bien longtemps, ils s’obstinent
à défendre le nationalisme anti-spirituel et anti-traditionnel des États occidentaux
modernes dont ils se font les serviteurs politiques
les plus fervents.
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*
Nous allons poursuivre
dans les mois à venir la mise en ligne des textes extraits des « Aperçus
sur le “Retournementˮ » signés Y.B. Nous savons que l’auteur désirait en revoir
l’organisation pour une éventuelle publication. Pourtant, il ne reparla plus
jamais de cette étude, préférant sans doute en reprendre seulement quelques idées
qu’il a effectivement reformulé plus tard dans des articles plus concis. Considérant
l’intérêt doctrinal que Y.B. a tiré de la notion de « Retournement »,
(évoquée par Guénon à plusieurs reprises), nous avons décidé de publier ces
aperçus en isolant dans des chapitres indépendants les nombreux thèmes qui se
succèdent sur plus de 45 feuillets, souvent sans enchainement logique apparent.
Si nous n’avons rien modifié quant à la forme, nous avons par contre laissé de
côté quelques rares passages qui prêtaient à confusion. Par ailleurs, nous
savons que ce texte a provoqué des désaccords lors de sa diffusion
confidentielle par son auteur dans les années 90 et a suscité quelques malentendus ;
nous souhaitons seulement que ces extraits soient appréciés pour leurs contenus
doctrinaux avec le même désintéressement que celui avec lequel ils ont été
rédigés.
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« Être » et
« Non-être »
La raison pour
laquelle il est impossible d’admettre l’usage du terme « néant » pour
traduire, ce qui est signifié par le mot arabe ‘adam a notamment été explicité il y a tout juste un siècle dans la
correspondance de Guénon à Denis Boulet (Blois, le12 août 1917) :
« Sur
le premier point que vous me signalez, je suis entièrement d’accord avec vous.
En parlant de “minimum de détermination qui soit requis pour nous rendre
concevableˮ l’Infini ou le Tout universel, je n’ai naturellement en vue que
notre conception actuellement déterminée par les conditions de notre état
d’existence (ou de tout autre état analogue à celui-là).
D’ailleurs,
j’ajoute : “pour nous le rendre concevable, et surtout exprimable à
quelque degréˮ, et il ne peut être question d’expression que par rapport à un
état manifesté, c’est-à-dire conditionné. Rien n’est inconcevable en soi, ni
inconnaissable, et vous avez tout à fait raison de dire que la Connaissance
universelle est identique à l’Infini même. Vous voyez donc que je suis très
loin de la conception plotinienne, et d’ailleurs vous deviez bien le penser, en
admettant toutefois que, pour Plotin, l’Intelligence ne soit vraiment qu’une
émanation limitée de l’Infini. S’il en est ainsi, c’est une déformation
évidente des conceptions orientales, auxquelles l’esprit Grec, même chez les
Alexandrins, n’a jamais pu s’adapter parfaitement ; pour les Orientaux, en
effet, la Connaissance est bien identique à l’Infini, et voici en particulier
un texte qui est très clair à cet égard : “Brahma est la Vérité, la
Connaissance, l’Infiniˮ (je traduis tout à fait littéralement). Je pense au
second point, celui qui concerne le mot “être”, et je dois vous dire tout
d’abord que la raison qui m’empêche d’employer ce mot d’une façon tout à fait
universelle n’est pas la raison historique dont vous parlez, car je ne crois
pas qu’il soit exact de dire qu’il ait d’abord désigné l’existence. Voici
pourquoi : il y a en sanscrit deux racines distinctes, AS et BHU,
dont la première, qui est l’origine du mot “être” désigne l’être pur, tandis
que la seconde désigne proprement l’existence avec toutes les idées limitatives
qui s’y rattachent, et en particulier les idées d’origine ou de production, de
formation, etc. … L’opposition de ces deux racines procède de celle des deux
notions d’essence et de substance au sens où je les entends, et elle contient
une indication pour résoudre, au point de vue métaphysique pur, la question des
rapports de l’essence et de l’existence, qui, comme beaucoup d’autres, se
trouve grandement simplifiée lorsqu’on veut bien consentir à l’envisager
exclusivement de cette façon, ce qui n’empêchera pas d’en faire ensuite toutes
les applications qu’on voudra.
Je vous accorde
donc que ce qui désigne le mot “être” a été, dès l’origine, d’ordre universel,
encore que cette question étymologique soit sans doute d’importance secondaire
; mais, en tout cas, cela ne veut pas dire que ce soit ce qu’il y a de plus
universel, ni que ceux qui ont voulu limiter à l’être l’objet de la
métaphysique ne l’aient pas fait parce que leur horizon intellectuel ne
s’étendait pas au-delà d’une certaine conception. Il ne faut pas oublier que,
malgré tout, Aristote était Grec ; il est possible que d’autres aient ensuite
étendu le sens du mot “être” bien au-delà de ce qu’avait conçu Aristote, mais
ne croyez-vous pas qu’il y ait quelques inconvénients à l’étendre outre mesure
? D’abord, cela peut faire croire à une identité dans la pensée, alors que
l’identité n’est réellement que dans les mots ; ensuite, pour désigner tout ce
qui dépasse l’être tel que je l’entends, je trouve bien préférable l’emploi
d’un terme de forme négative. D’autre part, la confusion entre “non-être” et
“néant” ne peut se produire, dès lors qu’on a pris soin de préciser que le
non-être est inclus dans la Possibilité, tandis que le néant n’est pas autre
chose que l’impossible. Je ne peux donc pas accorder que l’opposition
être-néant soit identique à l’opposition possible-impossible : les deux
derniers termes sont bien identiques, mais les deux premiers ne le sont pas ;
et même on ne peut pas dire rigoureusement que ce soit à l’être, mais seulement
au possible, que s’oppose le néant, ou plutôt qu’il s’opposerait s’il pouvait
entrer réellement comme terme dans une opposition quelconque.
En écartant
toute possibilité de confusion entre “non-être” et “néant”, je ne vois pas trop
quelles sont les raisons qui peuvent encore empêcher d’accepter ce terme de
“non-être”, ou plutôt je n’en vois guère qu’une : son emploi par Hegel ; mais
n’est-ce pas accorder beaucoup trop d’importance à Hegel et à son système que
de s’y arrêter ? Par contre, ce terme a pour lui son emploi métaphysique
chez les Orientaux, et surtout l’usage traditionnel extrêmement important qui
en est fait dans le Taoïsme. C’est peut-être là une raison qui n’aurait pas une
égale valeur pour tout le monde, mais elle en a beaucoup pour moi ; en tout
cas, il serait tout à fait dérisoire de mettre en parallèle, à ce point de vue
comme à tout autre, avec l’autorité d’une Tradition purement métaphysique et
impersonnelle, les inventions pseudo-métaphysiques d’un Hegel ou de n’importe
quelle autre individualité ».
Guénon a précisé
encore bien des points dont peu de « spécialistes universitaires du soufisme »
tiennent compte, comme par exemple, l’ « Unité de l’être » et l’« Unicité
de l’existence » qui sont deux expressions jamais bien distinguées pour traduire
la Wahdah al-wujûd. Dans cette même
lettre, il est précisé encore certaines choses au sujet de «
l’identité » qu’il n’est certainement pas inutile de rappeler :
« Je trouve
que, en employant le mot “être” comme vous le faites, vous semblez limiter
votre pensée plus qu’elle ne l’est en réalité ; c’est là une conséquence des
inconvénients que je trouve à ce mot, et que je vous signalais plus haut. La
définition de la métaphysique comme étant exclusivement la “connaissance de
l’être” caractérise un certain mode de pensée, qui se distingue essentiellement
de celui pour lequel l’ontologie n’est au contraire qu’une branche de la
métaphysique, et non la plus importante ; il y a même là l’expression d’une des
différences les plus profondes entre l’esprit occidental et l’esprit oriental.
C’est pourquoi je ne peux pas dire qu’il n’y a là qu’une simple question de
mots ; c’est quelque chose de beaucoup plus grave en réalité […]. Même si
on détourne le mot “être” de son sens propre pour l’universaliser davantage, il
n’en reste pas moins comme la marque d’une influence grecque s’exerçant, ou
s’étant exercée tout au moins à l’origine, sur la pensée de ceux qui
l’emploient ainsi ; et c’est peut-être cette influence qui a empêché la
scolastique d’être une expression de la métaphysique intégrale.
Quant à
remplacer “être” par “existence” cela ne m’est pas possible, car d’une part,
j’ai aussi besoin du mot “existence” en lui conservant son sens propre, bien
moins universel encore que celui d’“être”, et, d’autre part, si l’être est le
principe de l’existence, il ne peut être identifié à l’existence elle-même. Il
est vrai que j’ai écrit que “tout possible a son existence propre comme telˮ,
mais ce n’est là, comme vous le dites, qu’une simple façon de parler, et même
c’est une façon de parler que je trouve, à la réflexion, par trop défectueuse,
et que j’avais déjà songé à changer. On pourrait, par exemple, mettre “réalité”
au lieu “d’existence”, ce qui aurait l’avantage de faire ressortir la
non-valeur métaphysique d’une distinction quelconque entre le possible et le
réel. Seulement, vous me reprocheriez alors de distinguer “être” et “réel”, ou
plutôt d’étendre le réel au-delà de l’être ; mais ceci a peu d’importance
au fond, parce que je ne fais intervenir ce mot “réel” qu’en raison de cette
prétendue distinction faite communément entre le possible et le réel, et pour
affirmer qu’une telle distinction n’a métaphysiquement aucune raison d’être ;
sans cela, je me dispenserais très volontiers d’employer ce mot, auquel je ne
crois pas qu’on puisse attacher un sens bien net et bien précis, contrairement
à ce qui a lieu pour des mots tels que “être” et “existence”.
Ce que je trouve
plus important, c’est le danger que vous voyez à se priver en métaphysique
d’employer le principe d’identité et jusqu’au verbe être. D’abord, pour le
verbe être, je crois qu’on peut parfaitement l’employer, et même qu’il n’est
pas possible de faire autrement, étant donnée la constitution même du langage ;
seulement, il faut avoir bien soin de remarquer que, pour tout ce qui dépasse
l’être, ce verbe ne peut avoir d’autre rôle que celui d’une simple copule
purement symbolique. Pour le principe d’identité, la question est un peu plus
compliquée, et voici comment on peut l’envisager : au point de vue logique, il
y a lieu de considérer les principes d’identité et de contradiction (je ne dis
pas, comme on le fait souvent, le principe d’identité ou de contradiction)
comme application, aux conditions de l’entendement humain, des principes
ontologiques correspondants ; mais, au point de vue métaphysique pur, la
considération de ces derniers est insuffisante, précisément parce que ce sont
des principes exclusivement ontologiques. Le principe de contradiction,
sous sa forme ordinaire, est en quelque sorte l’aspect négatif ou inverse du
principe d’identité, et, comme tel, il est dérivé de celui-ci, qui n’est
applicable qu’à l’être (la vraie forme ontologique du principe d’identité étant :
“l’être est l’être”, forme sous laquelle il donne lieu à des développements
intéressants dont je pourrai vous parler une autre fois). Mais l’absence de
contradictions internes (l’adjonction de ce mot est nécessaire pour
écarter la distinction antimétaphysique des possibles et des compossibles) ne
définit pas seulement la possibilité logique, ni même la possibilité ontologique,
mais aussi la possibilité métaphysique dans toute son universalité. On pense
donc que “possibles” = “non-contradictoire”, et on peut parler en ce sens d’un
“principe de non-contradiction”, d’une portée tout à fait universelle, et à
forme négative comme toute expression de ce qui s’étend au-delà de l’être ;
dans le domaine de l’être, ce principe, prenant une forme positive, deviendra
le principe d’identité. L’aspect inverse du même principe universel sera
“contradictoire” = “impossible” ; c’est celui-ci qui, dans le domaine de
l’être, deviendra le principe ordinaire de contradiction. Je viens d’employer
ici le signe égal comme copule symbolique, bien qu’il ne s’agisse aucunement
d’une égalité quantitative comme dans son usage habituel ; j’aurais pu tout
aussi bien, et de la même façon, employer le verbe “être” ; en tout cas,
j’espère que vous trouverez ce point suffisamment éclairci par ces quelques
explications.
J’ajouterai
encore ceci : il ne serait pas suffisant, comme vous le dites, de “distinguer
les différentes manières d’être (ou formes de la réalité) de l’existence telle
que nous l’expérimentonsˮ parce que celle-ci ne constitue qu’un mode de
l’existence universelle, laquelle comprend également une indéfinité d’autres
modes, qui sont justement toutes ces manières d’être dont vous parlez. Il reste
donc à envisager tout ce qui dépasse l’existence, à commencer par le principe
même de cette existence, qui est l’Être tel que je l’entends, et ensuite tout
le reste, c’est-à-dire toutes les possibilités que cet Être ne comprend pas.
Remarquez bien, d’ailleurs, que l’idée de l’être n’est pas moins analogique
pour moi que pour vous : l’Être dépasse tous les genres, car il est
d’ordre universel, sans être pour cela ce qu’il y a de plus universel ; il
est le fondement de l’existence et de tout ce qui appartient au domaine de
l’existence dans tous ses états, mais il n’est vraiment pas possible d’aller
plus loin sans détourner l’idée de l’être de sa signification légitime. Nous
avons d’ailleurs, trop peu de termes métaphysiques à notre disposition pour
nous priver volontairement, en lui attribuant un autre sens, de celui qui
désigne le plus proprement le principe de l’existence ».
Extrait
de la lettre (St Germain-en-Laye du 3 août 1917) de Denis Boulet
concernée par la réponse de Guénon.
« Après
avoir donné, par une méthode négative, votre conception du Tout universel, vous
ajoutez en parlant de la Possibilité que cette notion constitue “le minimum de
détermination qui soit requis pour nous le rendre concevable” (p. 3 3)*. Je suppose
qu’en requérant, pour rendre l’Infini concevable, un minimum de détermination,
vous vous placez au point de vue de notre conception déterminée, de
notre intelligence finie et n’entendez pas que le pur indéterminé soit
inconcevable de soi. N’ai-je pas raison de croire que, pour vous comme pour
nous, l’intelligence ou connaissance en soi est universelle, indéterminée et
identique à l’Infini même ? Ou bien l’Intelligence serait-elle pour vous,
comme pour Plotin, une émanation limitée de l’Infini, une véritable
détermination partielle ? Au fait, je pense que vous me répondez à la page
4, quand vous distinguez un aspect actif et un aspect passif de l’Infini. Je ne
vois pas en quel sens on pourrait appeler la Possibilité passive, sinon en ce
sens qu’elle représente l’aspect chose-connue, l’aspect idée-objet par
opposition à un aspect chose-connaissante, sans
que cette distinction signifie dans l’Infini aucune véritable multiplicité.
Si la Possibilité elle-même n’est qu’un aspect inadéquat de
l’Infini, je vais avoir sans doute bien mauvaise grâce à contester une fois de
plus le sens que vous attribuez au mot “être” : principe de l’existence. À
vrai dire le rapprochement toutefois m’encourage. Car si le mot “être”,
historiquement, semble avoir désigné d’abord l’existence, ce qui explique votre
répugnance à lui donner une valeur tout à fait universelle, il semble aussi, du
même point de vue, que “possibilité” se soit dit d’abord relativement à
“existence”, au point que tout non-initié serait surpris d’une expression comme
“possibilités de non-manifestation” ou “possibles non-réalisables dans
l’existence”. Mais à ce point de vue étymologique, “possible” et “être” sont
sur le même plan d’universalité, et l’histoire de leur élévation à des
significations transcendantes et analogiques semble parallèle. Pourquoi donc
l’idée d’être n’aurait-elle pas une valeur aussi métaphysique que celle du
possible ? Pour moi, si j’avais à nommer l’aspect actif de l’Infini c’est
“être” que je l’appellerais. Être infini, être indéterminé, cela ne me choque
pas davantage que possibilité infinie ou indéterminée. Notez que le
raisonnement par lequel vous prouvez que la Possibilité est sans bornes est
tout à fait analogue à celui par lequel “le grand Parménide” prouvait que
l’Être est infini, et qu’il n’y a rien en dehors de cet Être infini, à cause de
quoi on l’accuse sottement de panthéisme. Si l’Être, disait-il, est limité par
quelque chose, il faut que ce soit par autre chose que l’Être, mais alors il
serait limité par le Néant, c’est-à-dire par rien, car le néant n’est pas. Donc
l’Être est infini. De même vous dites : si la possibilité est limitée par
autre chose qu’elle-même, c’est par une chose impossible, mais l’impossible, ou
le contradictoire, ce n’est rien, car c’est ce qui se nie soi-même. Donc la
Possibilité est infinie. Vous pourriez dire que ces deux raisonnements sont des
formes inférieures de celui que vous faites p. 2 au sujet du Tout. Peut-être,
mais quel que soit le raisonnement que vous fassiez pour démontrer l’Infini, ou
mieux pour exprimer discursivement cette idée irréductible, vous vous servez
toujours du principe qui constitue notre intelligence, principe d’identité ou
de non-contradiction. Mais ce principe, qui justement revient à poser que
l’impossible n’est rien du tout, ou que le néant est impossible, repose
nécessairement sur l’opposition d’Être et de Néant, conçue comme foncièrement
identique à l’opposition Possible-Impossible. S’il en est ainsi, je ne vois pas
l’intérêt qu’il y a à limiter l’Être, ou plutôt je trouve que cet intérêt est
secondaire à côté de la source de confusion dans l’emploi des symboles logiques
qu’ouvre cette limitation. Vous semblez admettre mon point de vue p. 7, à moins
que vous ne distinguiez “être” et “réel” ce qui me paraîtrait encore plus
confus. C’est uniquement dans le but d’obtenir une parfaite clarté que
j’insiste sur ce point, comme je l’ai fait dans notre première conversation
écrite, au sujet de l’analogie de l’être. Je vois un immense danger à se priver
en métaphysique d’employer le principe d’identité et jusqu’au verbe être, qui
est le fondement non seulement de la logique et du langage, mais de tout
symbolisme précis dans le même genre. Pour moi, je voudrais que vous
m’accordiez qu’en dépit de mon entêtement sur ce point, j’ai compris votre
pensée si séduisante et si [mot manquant] de ne pas vous enfermer dans l’Être,
comme Spinoza dans la Substance, et donc qu’il n’y a là entre nous qu’une
question de vocabulaire. Et peut-être cette question qui se pose en français ne
se pose-t-elle pas en sanscrit, l’usage et la richesse des mots étant autre.
Mais nous avons le mot “existence” qui, malgré son usage exotérique que je vous
abandonne (preuves de l’existence de Dieu), a gardé
traditionnellement son sens étymologique de “sortir des causes” et s’oppose
facilement à des termes plus universels. P. 5, vous allez jusqu’à dire : “tout
possible a son existence propre comme tel », ce qui est une simple manière de
parler ; mais si vous l’employez, pourquoi ne pas vouloir dire que l’idée
d’être, analogiquement entendue, est le fondement de toutes les autres ?
Si possible et réel sont au fond identiques, il ne reste plus qu’à distinguer
les différentes manières d’être (ou formes de réalité) de l’existence telle que
nous l’expérimentons.
Au point de vue de ce que vous dites p. 5, distinguant deux sortes
de possibilités, j’ai à vous poser une question très importante, pour moi du
moins, et que je vous ai déjà vaguement posée chez Y. Catillon. “Toute
possibilité qui est une possibilité de manifestation, dites-vous, doit se
manifester par là-même, et, inversement, toute possibilité qui ne doit pas
se manifester est une possibilité de non-manifestation”. Comment entendez-vous
cette nécessité foncière de manifestation affectant certains possibles ?
Voulez-vous dire que la manifestation, ou l’existence, est comme un caractère
essentiel de ces possibilités ? Mais alors ces possibilités ne
ressembleraient-elles pas à celles de Leibniz qui “commencent d’exister”
toujours ? Mais surtout n’en résulterait-il pas que la manifestation est
un résultat nécessaire de l’Infini, comme pour Spinoza, que par suite elle
nécessite l’Infini, et le limite d’autant, le constituant par addition avec les
possibilités de non-manifestation, comme dans les vulgaires panthéismes
créationnistes (car ces deux notions ne se contredisent pas) ? Je vous
entends me répondre que la manifestation doit être contingente en tant que
telle, et nécessaire dans son principe. Mais je voudrais que vous m’expliquiez
cette réponse. Car, en me la faisant, je ne suis pas sûre de comprendre
comment, par suite, elle ne nécessite pas son principe comme une cause finale
nécessite un agent. Et je ne vous demande que de la clarté, sentant toute la
difficulté de s’exprimer dans cette question que je viens d’étudier dans
Cajetan sous une tout autre forme. Notre théologie aussi sait qu’envisageant la
question de la création (bien que ce terme déplaise aux Orientaux, l’idée est
toute voisine) il faut s’élever au-dessus des concepts de nécessité et de
contingence tels que nous en usons pour les causalités expérimentables. En ce
sens, tout ce qui est, est nécessaire, en tant qu’il est, c’est-à-dire toujours
“dans la vision divine” et on ne voit pas comment il ne pourrait être autrement.
Mais il n’y a pas de réciproque, car aucune chose limitée ne nécessite
l’Infini. D’où la difficulté de s’exprimer, et l’obligation de parler,
anthropomorphiquement, de liberté et d’amour en Dieu. Je suppose que la
difficulté de concevoir une relation parfaitement unilatérale, comme une action
parfaitement pure de réaction (création), fait toute la difficulté apparente du
problème. (…) »
* Les
États multiples de l’Être, ch. I : l’Infini et la
Possibilités (p. 13 à 18 des Éditions Véga 1957).