LES POITRINES DES HOMMES LIBRES SONT LES TOMBEAUX DES SECRETS صدور الأحرار قبور الأسرار

vendredi 22 septembre 2017

muharram 1439 / Septembre-octobre 2017







Mars 1933* :


– Dans- la Revue Internationale des Sociétés Secrètes (n° de janvier, « partie occultiste »), le premier article est intitulé : Pour la « défense de l’Occident » : on se plaint amèrement que le beau « livre » (!) de M. Henri Massis n’ait pas rencontré dans tous les milieux catholiques une admiration sans mélange. Il est vraiment difficile de garder son sérieux en voyant affirmer que « l’Occident est, en fait, profondément chrétien », alors qu’aujourd’hui, il est exactement le contraire, et que « ce n’est pas en Occident que la xénophobie anime les foules » : où donc le « nationalisme » a-t-il été inventé ? –
*(EFMC, Tome I, p. 217)

Les quatre vingt quatre années écoulées depuis la rédaction de ce compte-rendu n’ont en rien modifié l’idéologie des courants nationalistes. Les mêmes propos, et tous ceux qui en découlent, sont tenues aujourd’hui sur les ondes d’une certaine radio faussement libre qui diffuse par ailleurs un racisme obsessionnel à l’encontre des sémites (les arabo-musulmans ayant remplacé aujourd’hui les Juifs d’hier). Leurs animateurs y revendiquent les racines chrétiennes de l’Europe et se réfèrent aux penseurs maurrassiens. Ignorant délibérément que les peuples européens se sont définitivement coupés de leurs racines chrétiennes depuis bien longtemps, ils s’obstinent à défendre le nationalisme anti-spirituel et anti-traditionnel des États occidentaux modernes dont ils se font les serviteurs politiques les plus fervents.



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Nous allons poursuivre dans les mois à venir la mise en ligne des textes extraits des « Aperçus sur le “Retournementˮ » signés Y.B. Nous savons que l’auteur désirait en revoir l’organisation pour une éventuelle publication. Pourtant, il ne reparla plus jamais de cette étude, préférant sans doute en reprendre seulement quelques idées qu’il a effectivement reformulé plus tard dans des articles plus concis. Considérant l’intérêt doctrinal que Y.B. a tiré de la notion de « Retournement », (évoquée par Guénon à plusieurs reprises), nous avons décidé de publier ces aperçus en isolant dans des chapitres indépendants les nombreux thèmes qui se succèdent sur plus de 45 feuillets, souvent sans enchainement logique apparent. Si nous n’avons rien modifié quant à la forme, nous avons par contre laissé de côté quelques rares passages qui prêtaient à confusion. Par ailleurs, nous savons que ce texte a provoqué des désaccords lors de sa diffusion confidentielle par son auteur dans les années 90 et a suscité quelques malentendus ; nous souhaitons seulement que ces extraits soient appréciés pour leurs contenus doctrinaux avec le même désintéressement que celui avec lequel ils ont été rédigés.





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« Être » et « Non-être »

La raison pour laquelle il est impossible d’admettre l’usage du terme « néant » pour traduire, ce qui est signifié par le mot arabe ‘adam a notamment été explicité il y a tout juste un siècle dans la correspondance de Guénon à Denis Boulet (Blois, le12 août 1917) :
« Sur le premier point que vous me signalez, je suis entièrement d’accord avec vous. En parlant de “minimum de détermination qui soit requis pour nous rendre concevableˮ l’Infini ou le Tout universel, je n’ai naturellement en vue que notre conception actuellement déterminée par les conditions de notre état d’existence (ou de tout autre état analogue à celui-là).
D’ailleurs, j’ajoute : “pour nous le rendre concevable, et surtout exprimable à quelque degréˮ, et il ne peut être question d’expression que par rapport à un état manifesté, c’est-à-dire conditionné. Rien n’est inconcevable en soi, ni inconnaissable, et vous avez tout à fait raison de dire que la Connaissance universelle est identique à l’Infini même. Vous voyez donc que je suis très loin de la conception plotinienne, et d’ailleurs vous deviez bien le penser, en admettant toutefois que, pour Plotin, l’Intelligence ne soit vraiment qu’une émanation limitée de l’Infini. S’il en est ainsi, c’est une déformation évidente des conceptions orientales, auxquelles l’esprit Grec, même chez les Alexandrins, n’a jamais pu s’adapter parfaitement ; pour les Orientaux, en effet, la Connaissance est bien identique à l’Infini, et voici en particulier un texte qui est très clair à cet égard : “Brahma est la Vérité, la Connaissance, l’Infiniˮ (je traduis tout à fait littéralement). Je pense au second point, celui qui concerne le mot “être”, et je dois vous dire tout d’abord que la raison qui m’empêche d’employer ce mot d’une façon tout à fait universelle n’est pas la raison historique dont vous parlez, car je ne crois pas qu’il soit exact de dire qu’il ait d’abord désigné l’existence. Voici pourquoi : il y a en sanscrit deux racines distinctes, AS et BHU, dont la première, qui est l’origine du mot “être” désigne l’être pur, tandis que la seconde désigne proprement l’existence avec toutes les idées limitatives qui s’y rattachent, et en particulier les idées d’origine ou de production, de formation, etc. … L’opposition de ces deux racines procède de celle des deux notions d’essence et de substance au sens où je les entends, et elle contient une indication pour résoudre, au point de vue métaphysique pur, la question des rapports de l’essence et de l’existence, qui, comme beaucoup d’autres, se trouve grandement simplifiée lorsqu’on veut bien consentir à l’envisager exclusivement de cette façon, ce qui n’empêchera pas d’en faire ensuite toutes les applications qu’on voudra.
Je vous accorde donc que ce qui désigne le mot “être” a été, dès l’origine, d’ordre universel, encore que cette question étymologique soit sans doute d’importance secondaire ; mais, en tout cas, cela ne veut pas dire que ce soit ce qu’il y a de plus universel, ni que ceux qui ont voulu limiter à l’être l’objet de la métaphysique ne l’aient pas fait parce que leur horizon intellectuel ne s’étendait pas au-delà d’une certaine conception. Il ne faut pas oublier que, malgré tout, Aristote était Grec ; il est possible que d’autres aient ensuite étendu le sens du mot “être” bien au-delà de ce qu’avait conçu Aristote, mais ne croyez-vous pas qu’il y ait quelques inconvénients à l’étendre outre mesure ? D’abord, cela peut faire croire à une identité dans la pensée, alors que l’identité n’est réellement que dans les mots ; ensuite, pour désigner tout ce qui dépasse l’être tel que je l’entends, je trouve bien préférable l’emploi d’un terme de forme négative. D’autre part, la confusion entre “non-être” et “néant” ne peut se produire, dès lors qu’on a pris soin de préciser que le non-être est inclus dans la Possibilité, tandis que le néant n’est pas autre chose que l’impossible. Je ne peux donc pas accorder que l’opposition être-néant soit identique à l’opposition possible-impossible : les deux derniers termes sont bien identiques, mais les deux premiers ne le sont pas ; et même on ne peut pas dire rigoureusement que ce soit à l’être, mais seulement au possible, que s’oppose le néant, ou plutôt qu’il s’opposerait s’il pouvait entrer réellement comme terme dans une opposition quelconque.
En écartant toute possibilité de confusion entre “non-être” et “néant”, je ne vois pas trop quelles sont les raisons qui peuvent encore empêcher d’accepter ce terme de “non-être”, ou plutôt je n’en vois guère qu’une : son emploi par Hegel ; mais n’est-ce pas accorder beaucoup trop d’importance à Hegel et à son système que de s’y arrêter ? Par contre, ce terme a pour lui son emploi métaphysique chez les Orientaux, et surtout l’usage traditionnel extrêmement important qui en est fait dans le Taoïsme. C’est peut-être là une raison qui n’aurait pas une égale valeur pour tout le monde, mais elle en a beaucoup pour moi ; en tout cas, il serait tout à fait dérisoire de mettre en parallèle, à ce point de vue comme à tout autre, avec l’autorité d’une Tradition purement métaphysique et impersonnelle, les inventions pseudo-métaphysiques d’un Hegel ou de n’importe quelle autre individualité ».

Guénon a précisé encore bien des points dont peu de « spécialistes universitaires du soufisme » tiennent compte, comme par exemple, l’ « Unité de l’être » et l’« Unicité de l’existence » qui sont deux expressions jamais bien distinguées pour traduire la Wahdah al-wujûd. Dans cette même lettre, il est précisé encore certaines choses au sujet de «  l’identité » qu’il n’est certainement pas inutile de rappeler :
« Je trouve que, en employant le mot “être” comme vous le faites, vous semblez limiter votre pensée plus qu’elle ne l’est en réalité ; c’est là une conséquence des inconvénients que je trouve à ce mot, et que je vous signalais plus haut. La définition de la métaphysique comme étant exclusivement la “connaissance de l’être” caractérise un certain mode de pensée, qui se distingue essentiellement de celui pour lequel l’ontologie n’est au contraire qu’une branche de la métaphysique, et non la plus importante ; il y a même là l’expression d’une des différences les plus profondes entre l’esprit occidental et l’esprit oriental. C’est pourquoi je ne peux pas dire qu’il n’y a là qu’une simple question de mots ; c’est quelque chose de beaucoup plus grave en réalité […]. Même si on détourne le mot “être” de son sens propre pour l’universaliser davantage, il n’en reste pas moins comme la marque d’une influence grecque s’exerçant, ou s’étant exercée tout au moins à l’origine, sur la pensée de ceux qui l’emploient ainsi ; et c’est peut-être cette influence qui a empêché la scolastique d’être une expression de la métaphysique intégrale.
Quant à remplacer “être” par “existence” cela ne m’est pas possible, car d’une part, j’ai aussi besoin du mot “existence” en lui conservant son sens propre, bien moins universel encore que celui d’“être”, et, d’autre part, si l’être est le principe de l’existence, il ne peut être identifié à l’existence elle-même. Il est vrai que j’ai écrit que “tout possible a son existence propre comme telˮ, mais ce n’est là, comme vous le dites, qu’une simple façon de parler, et même c’est une façon de parler que je trouve, à la réflexion, par trop défectueuse, et que j’avais déjà songé à changer. On pourrait, par exemple, mettre “réalité” au lieu “d’existence”, ce qui aurait l’avantage de faire ressortir la non-valeur métaphysique d’une distinction quelconque entre le possible et le réel. Seulement, vous me reprocheriez alors de distinguer “être” et “réel”, ou plutôt d’étendre le réel au-delà de l’être ; mais ceci a peu d’importance au fond, parce que je ne fais intervenir ce mot “réel” qu’en raison de cette prétendue distinction faite communément entre le possible et le réel, et pour affirmer qu’une telle distinction n’a métaphysiquement aucune raison d’être ; sans cela, je me dispenserais très volontiers d’employer ce mot, auquel je ne crois pas qu’on puisse attacher un sens bien net et bien précis, contrairement à ce qui a lieu pour des mots tels que “être” et “existence”.
Ce que je trouve plus important, c’est le danger que vous voyez à se priver en métaphysique d’employer le principe d’identité et jusqu’au verbe être. D’abord, pour le verbe être, je crois qu’on peut parfaitement l’employer, et même qu’il n’est pas possible de faire autrement, étant donnée la constitution même du langage ; seulement, il faut avoir bien soin de remarquer que, pour tout ce qui dépasse l’être, ce verbe ne peut avoir d’autre rôle que celui d’une simple copule purement symbolique. Pour le principe d’identité, la question est un peu plus compliquée, et voici comment on peut l’envisager : au point de vue logique, il y a lieu de considérer les principes d’identité et de contradiction (je ne dis pas, comme on le fait souvent, le principe d’identité ou de contradiction) comme application, aux conditions de l’entendement humain, des principes ontologiques correspondants ; mais, au point de vue métaphysique pur, la considération de ces derniers est insuffisante, précisément parce que ce sont des principes exclusivement ontologiques. Le principe de contradiction, sous sa forme ordinaire, est en quelque sorte l’aspect négatif ou inverse du principe d’identité, et, comme tel, il est dérivé de celui-ci, qui n’est applicable qu’à l’être (la vraie forme ontologique du principe d’identité étant : “l’être est l’être”, forme sous laquelle il donne lieu à des développements intéressants dont je pourrai vous parler une autre fois). Mais l’absence de contradictions internes (l’adjonction de ce mot est nécessaire pour écarter la distinction antimétaphysique des possibles et des compossibles) ne définit pas seulement la possibilité logique, ni même la possibilité ontologique, mais aussi la possibilité métaphysique dans toute son universalité. On pense donc que “possibles” = “non-contradictoire”, et on peut parler en ce sens d’un “principe de non-contradiction”, d’une portée tout à fait universelle, et à forme négative comme toute expression de ce qui s’étend au-delà de l’être ; dans le domaine de l’être, ce principe, prenant une forme positive, deviendra le principe d’identité. L’aspect inverse du même principe universel sera “contradictoire” = “impossible” ; c’est celui-ci qui, dans le domaine de l’être, deviendra le principe ordinaire de contradiction. Je viens d’employer ici le signe égal comme copule symbolique, bien qu’il ne s’agisse aucunement d’une égalité quantitative comme dans son usage habituel ; j’aurais pu tout aussi bien, et de la même façon, employer le verbe “être” ; en tout cas, j’espère que vous trouverez ce point suffisamment éclairci par ces quelques explications.
J’ajouterai encore ceci : il ne serait pas suffisant, comme vous le dites, de “distinguer les différentes manières d’être (ou formes de la réalité) de l’existence telle que nous l’expérimentonsˮ parce que celle-ci ne constitue qu’un mode de l’existence universelle, laquelle comprend également une indéfinité d’autres modes, qui sont justement toutes ces manières d’être dont vous parlez. Il reste donc à envisager tout ce qui dépasse l’existence, à commencer par le principe même de cette existence, qui est l’Être tel que je l’entends, et ensuite tout le reste, c’est-à-dire toutes les possibilités que cet Être ne comprend pas. Remarquez bien, d’ailleurs, que l’idée de l’être n’est pas moins analogique pour moi que pour vous : l’Être dépasse tous les genres, car il est d’ordre universel, sans être pour cela ce qu’il y a de plus universel ; il est le fondement de l’existence et de tout ce qui appartient au domaine de l’existence dans tous ses états, mais il n’est vraiment pas possible d’aller plus loin sans détourner l’idée de l’être de sa signification légitime. Nous avons d’ailleurs, trop peu de termes métaphysiques à notre disposition pour nous priver volontairement, en lui attribuant un autre sens, de celui qui désigne le plus proprement le principe de l’existence ».




Extrait de la lettre (St Germain-en-Laye du 3 août 1917) de Denis Boulet concernée par la réponse de Guénon.

« Après avoir donné, par une méthode négative, votre conception du Tout universel, vous ajoutez en parlant de la Possibilité que cette notion constitue “le minimum de détermination qui soit requis pour nous le rendre concevable” (p. 3 3)*. Je suppose qu’en requérant, pour rendre l’Infini concevable, un minimum de détermination, vous vous placez au point de vue de notre conception déterminée, de notre intelligence finie et n’entendez pas que le pur indéterminé soit inconcevable de soi. N’ai-je pas raison de croire que, pour vous comme pour nous, l’intelligence ou connaissance en soi est universelle, indéterminée et identique à l’Infini même ? Ou bien l’Intelligence serait-elle pour vous, comme pour Plotin, une émanation limitée de l’Infini, une véritable détermination partielle ? Au fait, je pense que vous me répondez à la page 4, quand vous distinguez un aspect actif et un aspect passif de l’Infini. Je ne vois pas en quel sens on pourrait appeler la Possibilité passive, sinon en ce sens qu’elle représente l’aspect chose-connue, l’aspect idée-objet par opposition à un aspect chose-connaissante, sans que cette distinction signifie dans l’Infini aucune véritable multiplicité.
Si la Possibilité elle-même n’est qu’un aspect inadéquat de l’Infini, je vais avoir sans doute bien mauvaise grâce à contester une fois de plus le sens que vous attribuez au mot “être” : principe de l’existence. À vrai dire le rapprochement toutefois m’encourage. Car si le mot “être”, historiquement, semble avoir désigné d’abord l’existence, ce qui explique votre répugnance à lui donner une valeur tout à fait universelle, il semble aussi, du même point de vue, que “possibilité” se soit dit d’abord relativement à “existence”, au point que tout non-initié serait surpris d’une expression comme “possibilités de non-manifestation” ou “possibles non-réalisables dans l’existence”. Mais à ce point de vue étymologique, “possible” et “être” sont sur le même plan d’universalité, et l’histoire de leur élévation à des significations transcendantes et analogiques semble parallèle. Pourquoi donc l’idée d’être n’aurait-elle pas une valeur aussi métaphysique que celle du possible ? Pour moi, si j’avais à nommer l’aspect actif de l’Infini c’est “être” que je l’appellerais. Être infini, être indéterminé, cela ne me choque pas davantage que possibilité infinie ou indéterminée. Notez que le raisonnement par lequel vous prouvez que la Possibilité est sans bornes est tout à fait analogue à celui par lequel “le grand Parménide” prouvait que l’Être est infini, et qu’il n’y a rien en dehors de cet Être infini, à cause de quoi on l’accuse sottement de panthéisme. Si l’Être, disait-il, est limité par quelque chose, il faut que ce soit par autre chose que l’Être, mais alors il serait limité par le Néant, c’est-à-dire par rien, car le néant n’est pas. Donc l’Être est infini. De même vous dites : si la possibilité est limitée par autre chose qu’elle-même, c’est par une chose impossible, mais l’impossible, ou le contradictoire, ce n’est rien, car c’est ce qui se nie soi-même. Donc la Possibilité est infinie. Vous pourriez dire que ces deux raisonnements sont des formes inférieures de celui que vous faites p. 2 au sujet du Tout. Peut-être, mais quel que soit le raisonnement que vous fassiez pour démontrer l’Infini, ou mieux pour exprimer discursivement cette idée irréductible, vous vous servez toujours du principe qui constitue notre intelligence, principe d’identité ou de non-contradiction. Mais ce principe, qui justement revient à poser que l’impossible n’est rien du tout, ou que le néant est impossible, repose nécessairement sur l’opposition d’Être et de Néant, conçue comme foncièrement identique à l’opposition Possible-Impossible. S’il en est ainsi, je ne vois pas l’intérêt qu’il y a à limiter l’Être, ou plutôt je trouve que cet intérêt est secondaire à côté de la source de confusion dans l’emploi des symboles logiques qu’ouvre cette limitation. Vous semblez admettre mon point de vue p. 7, à moins que vous ne distinguiez “être” et “réel” ce qui me paraîtrait encore plus confus. C’est uniquement dans le but d’obtenir une parfaite clarté que j’insiste sur ce point, comme je l’ai fait dans notre première conversation écrite, au sujet de l’analogie de l’être. Je vois un immense danger à se priver en métaphysique d’employer le principe d’identité et jusqu’au verbe être, qui est le fondement non seulement de la logique et du langage, mais de tout symbolisme précis dans le même genre. Pour moi, je voudrais que vous m’accordiez qu’en dépit de mon entêtement sur ce point, j’ai compris votre pensée si séduisante et si [mot manquant] de ne pas vous enfermer dans l’Être, comme Spinoza dans la Substance, et donc qu’il n’y a là entre nous qu’une question de vocabulaire. Et peut-être cette question qui se pose en français ne se pose-t-elle pas en sanscrit, l’usage et la richesse des mots étant autre. Mais nous avons le mot “existence” qui, malgré son usage exotérique que je vous abandonne (preuves de l’existence de Dieu), a gardé traditionnellement son sens étymologique de “sortir des causes” et s’oppose facilement à des termes plus universels. P. 5, vous allez jusqu’à dire : “tout possible a son existence propre comme tel », ce qui est une simple manière de parler ; mais si vous l’employez, pourquoi ne pas vouloir dire que l’idée d’être, analogiquement entendue, est le fondement de toutes les autres ? Si possible et réel sont au fond identiques, il ne reste plus qu’à distinguer les différentes manières d’être (ou formes de réalité) de l’existence telle que nous l’expérimentons.
Au point de vue de ce que vous dites p. 5, distinguant deux sortes de possibilités, j’ai à vous poser une question très importante, pour moi du moins, et que je vous ai déjà vaguement posée chez Y. Catillon. “Toute possibilité qui est une possibilité de manifestation, dites-vous, doit se manifester par là-même, et, inversement, toute possibilité qui ne doit pas se manifester est une possibilité de non-manifestation”. Comment entendez-vous cette nécessité foncière de manifestation affectant certains possibles ? Voulez-vous dire que la manifestation, ou l’existence, est comme un caractère essentiel de ces possibilités ? Mais alors ces possibilités ne ressembleraient-elles pas à celles de Leibniz qui “commencent d’exister” toujours ? Mais surtout n’en résulterait-il pas que la manifestation est un résultat nécessaire de l’Infini, comme pour Spinoza, que par suite elle nécessite l’Infini, et le limite d’autant, le constituant par addition avec les possibilités de non-manifestation, comme dans les vulgaires panthéismes créationnistes (car ces deux notions ne se contredisent pas) ? Je vous entends me répondre que la manifestation doit être contingente en tant que telle, et nécessaire dans son principe. Mais je voudrais que vous m’expliquiez cette réponse. Car, en me la faisant, je ne suis pas sûre de comprendre comment, par suite, elle ne nécessite pas son principe comme une cause finale nécessite un agent. Et je ne vous demande que de la clarté, sentant toute la difficulté de s’exprimer dans cette question que je viens d’étudier dans Cajetan sous une tout autre forme. Notre théologie aussi sait qu’envisageant la question de la création (bien que ce terme déplaise aux Orientaux, l’idée est toute voisine) il faut s’élever au-dessus des concepts de nécessité et de contingence tels que nous en usons pour les causalités expérimentables. En ce sens, tout ce qui est, est nécessaire, en tant qu’il est, c’est-à-dire toujours “dans la vision divine” et on ne voit pas comment il ne pourrait être autrement. Mais il n’y a pas de réciproque, car aucune chose limitée ne nécessite l’Infini. D’où la difficulté de s’exprimer, et l’obligation de parler, anthropomorphiquement, de liberté et d’amour en Dieu. Je suppose que la difficulté de concevoir une relation parfaitement unilatérale, comme une action parfaitement pure de réaction (création), fait toute la difficulté apparente du problème. (…) »

* Les États multiples de l’Être, ch. I : l’Infini et la Possibilités (p. 13 à 18 des Éditions Véga 1957). 










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