IBN ‘ARABÎ
LA
STATION DE LA MÉDITATION
Le
chapitre cent vingt six de la Connaissance du maqâm al-murâqabah* (extrait).
Sois
vigilant sur Lui en toutes choses
Car
Lui – subhânahu – est attentif à ton
égard
Dans
tes veilles (hudûr) et tes
« sommeils profonds » (ghaîbah).
C’est
pourquoi, pour ce qui me concerne, en tout état
(hal), me revient une part (de mon
attitude)
Et,
lorsque surviennent des moments vacants,
Aucune
inquiétude ne m’atteint et ceci est merveille.
L’observation (murâqaba) est une attribution divine et,
pour nous, un abreuvoir ; le Suprême – ta‘âlâ – a dit : « Et Allâh est Vigilant sur toutes choses »
(1)
et : « La préservation (des Cieux et de la Terre) ne Lui demande
rien » (2) ;
les Cieux constituent le monde le plus élevé (al-a‘lâ), et la Terre, le monde le plus bas (al-asfal), et [finalement] il n’y a que le plus élevé et le plus
bas. Ensuite, le plus élevé et le plus bas se divisent en deux : un Monde
qui se manifeste de lui-même et un Monde qui ne se manifeste pas par
lui-même ; celui qui se manifeste de lui-même est constitué des substances
(jawâhir) et des corps (ajsâm), et celui qui ne se manifeste pas
par lui-même est constitué des êtres crées (akwân)
et des couleurs (alwân) ; celles-ci
sont les qualités (al-çifât) et les
accidents (al-a‘râd). Or, le Monde
des corps et des substances doit sa durée à l’existence des accidents en ces
derniers, de telle sorte que, si les accidents ne se manifestent pas, ce qui
doit être existencié par l’effet de sa durée et de son existence, devient non
manifesté, et, il n’y aucun doute que les accidents ne se manifestent plus dans
le temps suivant (dans « un temps second » –al-zamân al-thânî–). Mais la Réalité métaphysique (al-haqq) observe [simultanément] de
façon permanente (marâqabân) le Monde
des corps et des substances les plus élevées et les plus abaissées ; lorsqu’un
accident, par lequel (les corps et les substances) ont leur existence, devient
non-manifesté, Il crée, dans ce temps même, un accident semblable ou différent
par lequel Il le maintient hors du non-être (al-‘adam) pour tout temps, car Il (Allâh) est Créateur permanent, et ainsi le Monde est dépendant perpétuellement
de Lui – ta‘âlâ – selon une
dépendance essentielle (dâtyân) du
Monde des accidents et des substances. Ceci est la contemplation de la Réalité
métaphysique (al-haqq) sur Ses créatures
pour en sauvegarder l’existenciation. Il s’agit là des « états
conditionnels » (shu’ûn) dont
nous informe Son Livre en ces termes : « Chaque jour, Il a (pour
objet) un état conditionné » (3).
Une
autre contemplation métaphysique (murâqabah
akhirâ li-l-haqq) concerne Ses adorateurs (‘ibâdihi) et consiste dans Son Regard porté sur eux, et sur leurs
responsabilités (kalifuhum) à l’égard
de Ses commandements, Ses interdits, et ce qu’Il a défini comme limite ;
ceci est la Conscience (murâqabah) de
la Grandeur (d’une part) et (d’autre part) de la Promesse et de l’Avertissement
(wa‘îd) (4) : et, parmi eux
(Ses adorateurs), qui ont reçu la fonction d’observer tout ce qu’ils font, par
Lui, conformément au verset : « On ne prononce aucune parole sans
qu’il y ait auprès de Lui un observateur averti » (5) et comme celui-ci : « [Allâh a des] Nobles scribes qui savent
ce que vous faites » (6)
et : « Nous écrivons ce qu’ils disent » (7)
et
cet autre : « Toute chose, Nous l'avons
consignée dans un “Guide” évident (imâm
mubîn) » (8) et encore : « Et Allâh
n'est pas inattentif à ce que vous faites »
(9). Tels sont (les exemples de) la contemplation métaphysique (murâqabah-l-haqq).
Quant
à la méditation de l’adorateur (murâqibah-l-‘abd),
elle est de trois sortes : la première n’est pas réalisable (lâ yaçihh) tandis que les deux autres
lui sont rendues possibles et il peut les trouver à partir (de son statut) d’adorateur
(min al-‘abd ). Pour celle qui n’est pas
réalisable, c’est-à-dire la méditation de l’adorateur sur son Seigneur (qui
concernerait) la connaissance de Son Essence (dhâtihi), elle est impossible de même que (la connaissance) du lien
(nisbah) qu’Il entretient avec le monde ; on ne peut imaginer (lâ yataçûr) cette méditation du fait qu’elle ne peut s’établir sur
la science constituée par l’essence de ce qui est observé (bi-dhâti-l-murâqab).
Cependant,
d’autres disent que cette méditation est possible car la shari‘ah a défini les choses conformément à Sa Majesté :
« (Allâh est) où que nous soyons » ;
« Il est établi sur le Trône (al-arsh) »
(10) ;
« Il est sur la Terre » ; « (Il) connait notre Secret et
notre apparence » ; « (Il est) dans le Ciel » et « Il
descend sur lui (le Ciel) » et « Il est l’Apparent (al-zâhir) » dans le Principe de la
manifestation de tous les Possibles. Sachant ces
déterminations Le concernant, nous méditons sur Lui selon ces limites (hadd) et notre observation des choses
est identique à l’Essence même de notre méditation (c’est-à-dire la Réalité
divine) apparaissant ponctuellement en tout objet. Ainsi, il y a des gens qui
ont dit « je n’ai pas vu de chose, si ce n’est Allâh, avant d’avoir observé (la chose) » ; d’autres ont
dit : « (si ce n’est), après (la chose observée) » et
d’autres : « (si ce n’est), avec (la chose observée) ; d’autres
enfin : « (si ce n’est), dans (la chose observée) » (11). De telles
personnes valident par là même leur contemplation.
La
deuxième méditation est celle de la Pudeur (al-hayâ’),
conformément à Sa Parole : « Ne sait-il pas qu’Allâh voit (ruyâhu) ? »
(12) ;
celui qui la pratique est attentif à la Vision d’Allâh et Celle-ci l’observe ; ainsi, il médite sur la pure
Contemplation (murâqabah-l-haqq).
Cette (méditation a pour but) la contemplation de la Contemplation et elle s’intègre
à la shari‘ah.
La
troisième méditation consiste à observer son cœur ainsi que son moi externe et
interne afin de voir (directement) les « traces (âthâr) de son Seigneur » (13) et de se comporter
en conséquence (14) ; de même, dans
les manifestations extérieures provenant de Lui, (la méditation consiste à) percevoir
les « traces de son Seigneur » conformément à Sa parole :
« Nous leur ferons voir Nos signes dans les horizons et en
eux-mêmes ». Cette observation est liée à la Réalité métaphysique (bi-l-haqq) car il n’y a d’agent
(méditant) que cette Réalité.
La
méditation est une activité spirituelle
qui exige du serviteur (‘abd) qu’il
n’en soit distrait à aucun moment (waqt).
Sache cela et réalise-le ! Tu connaîtras la dignité de ton Seigneur en
toi-même et tu comprendras ce qui t’est adressé dans les choses qui se manifestent
par ta pensée et ton intellect et par ce dont tu seras témoin (mushâhadatika) et qui émergera de ce qui
est caché dans ton état humain (kawnika)
et partout où tu seras (dans la capacité) de connaître directement les
mouvements de ta pensée.
NOTES
* « De la Connaissance de la Station
de la Contemplation » (Futûhât al-mekkiyyah) :
cette traduction représente environ un cinquième du chapitre 126. Murâqabah est un terme que l’on traduit
généralement par observation, surveillance (dans la crainte d’Allâh) mais il peut définir
également l’activité purement spirituelle et l’abandon de tout ce qui est autre
qu’Allâh ; il s’agit alors de la
méditation par excellence, ou de la contemplation, c’est-à-dire la plus haute « activité
intellectuelle ».
(1) Cor. :
Al-Nisâ’, 1. Nous avons utilisé la
version warsh pour toutes les
références coraniques (al-Azhar, Dar al-Ma‘rifah
2003).
(2) Cor.
: Al-Baqarah, 254 (extrait de
l’ayyât al-Kursî).
(3) Cor. :
Al-Rahmân, 29 ; « Chaque
jour, Il est à un état conditionné » (kulla
yaûmin huwa fî shâni).
(4) Le
terme wa‘îd
comporte le double sens de promesse et de menace (ou d’avertissement qui
est plus approprié ici).
(5) Cor.
: Qâf, 18 : « On
n’exprime aucune Parole sans qu’il y ait auprès de Lui un observateur averti. »
(6)
Cor. : Al-Infitâr, 11 : « [Allâh a des] Nobles scribes qui savent
ce que vous faites » (kiramân kâtibîna ya‘lamûna mâ taf‘alûn).
(7) Cor. : « Nous écrivons ce
qu’ils disent » ; sanaktubu mâ
qâlû semble
ne pas figurer tel que dans le Coran.
(8) Cor. :
Yâ-Sîn, 11 : « Toute chose, Nous
l'avons consignée dans un “guide” évident (imâmin mubîn-in) » ; le terme
« prototype » utilisé pour Imâm
par la plupart des traducteurs n’est
guère heureux ; en outre, l’activité d'observation directe sous-entendue dans
imâmin mubîn s'accorde avec l'idée d'« Imâm permanent »
universel résidant au-delà du monde manifesté.
(9) Cor. : Al-Baqarah, 73 : « Et Allâh n'est pas négligent à propos de tout ce que vous faites » ; wa mâ Allâhu bi ghâfilin ‘ammâ ta’malûn. L’ensemble de ces neuf citations coraniques éclaire sans ambiguïté le sens profond du commentaire du Shaykh al-Akbar sur al-murâqabah.
(9) Cor. : Al-Baqarah, 73 : « Et Allâh n'est pas négligent à propos de tout ce que vous faites » ; wa mâ Allâhu bi ghâfilin ‘ammâ ta’malûn. L’ensemble de ces neuf citations coraniques éclaire sans ambiguïté le sens profond du commentaire du Shaykh al-Akbar sur al-murâqabah.
(10) Cor. :
Al-Hadîd, 4. Les citations suivantes
sont de très courts extraits coraniques. Ce passage concerne les personnes dont
l’individualité a disparu dans la méditation ; ainsi, le
« sujet » observant un « objet » se transforme dans
l’Observation, c’est-à-dire dans « l’Essence de la murâqabah qui se manifeste en toute chose ». En d’autres termes,
il s’agit de la transformation de l’être dans la « non-dualité ».
(11) Ce
passage se réfère aux paroles des Califes « biens guidés » relatées
généralement en ces termes : « Selon Abu-Bakr : “Je n’ai pas vu
de chose sans avoir vu Allâh avant la
chose” ; selon Omar : “Je n’ai pas vu de chose sans avoir vu Allâh après la chose” ; selon
Othmân : “Je n’ai pas vu de chose sans avoir vu Allâh avec la chose” et selon ‘Alî : “Je n’ai pas vu de chose
sans avoir vu Allâh dans la chose” ».
Selon ce dernier point de vue, Seyyîdnâ ‘Alî possède effectivement la
Réalisation complète de la murâqabah à
laquelle doit s’intégrer les trois autres « visions » pour
correspondre à la plénitude de la Station mohammadienne.
(12) Cor. : Al-‘Alaq, 14 (alam ya‘lam bi-anna Allâh yarâ).
(13) Cor. :
Fuçilat, 42.
(14) Littéralement : selon le
compte des « traces » visibles qu’Il y a déposé.
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