Comptes-rendus de René Guénon
parus dans la Revue de Philosophie *
Septembre-octobre
1921
I. GOLDZIHER,
professeur à l’Université de Budapest. – Le Dogme et la Loi de
l’Islam : Histoire du développement dogmatique et juridique de la religion
musulmane. Traduction de F. Arin. Un vol. in-8° de 315 pages. P.
Geuthner, Paris, 1920.
Cet ouvrage
offre les qualités et les défauts qui sont communs à presque tous les travaux
germaniques du même genre : il est fort consciencieusement fait au point
de vue historique et documentaire, mais il ne faudrait pas y chercher une
compréhension bien profonde des idées et des doctrines. Du reste, d’une façon
tout à fait générale, ce qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui « science
des religions » repose essentiellement sur deux postulats que nous ne
pouvons, pour notre part, regarder que comme de simples préjugés. Le premier,
que l’on pourrait nommer le postulat « rationaliste », consiste à
traiter toute religion comme un fait purement humain, comme un « phénomène »
d’ordre psychologique ou sociologique ; l’importance accordée
respectivement aux éléments individuels et aux facteurs sociaux varie
d’ailleurs grandement suivant les écoles. Le second, qui s’affirme ici dès le
sous-titre du livre, est le postulat « évolutionniste » : le
« développement » dont il s’agit, en effet, n’est pas simplement le
développement logique de tout ce que la doctrine impliquait en germe dès
l’origine, mais une suite de changements radicaux provoqués par des influences
extérieures, et pouvant aller jusqu’à des contradictions. On pose en principe
que les dogmes ont « évolué », et c’est là une affirmation qui doit
être admise sans discussion : c’est une sorte de dogme négatif, destiné à renverser
tous les dogmes positifs pour leur substituer la seule croyance au
« progrès », cette grande illusion du monde moderne. Le livre de M.
Goldziher comprend six chapitres, sur chacun desquels nous allons présenter
quelques observations.
I. Mohammed et
l’Islam. – On connaît la thèse, chère à certains psychologues, et surtout
aux médecins qui se mêlent de psychologie, de la « pathologie » des
mystiques, des prophètes et des fondateurs de religions ; nous nous
souvenons d’une application particulièrement répugnante qui en fut faite au
Judaïsme et au Christianisme (1). Il y a ici quelque chose de la même
tendance, bien que l’auteur y insiste moins que d’autres ne l’ont fait ;
en tout cas, c’est l’esprit « rationaliste » qui domine dans ce
chapitre. On y rencontre même fréquemment des phrases comme celle-ci : « Mohammed
s’est fait révéler telle ou telle chose » ; cela est extrêmement déplaisant.
L’« évolutionnisme » apparaît dans la distinction, on pourrait même
dire l’opposition, que l’on veut établir entre la période de la Mekke et celle
de Médine : de l’une à l’autre, il y aurait eu un changement, dû aux
circonstances extérieures, dans le caractère prophétique de Mohammed ;
nous ne croyons pas que ceux qui examinent les textes qorâniques sans idée
préconçue puissent y trouver rien de semblable. D’autre part, la doctrine
enseignée par Mohammed n’est pas du tout un « éclectisme » ; la
vérité est qu’il s’est toujours présenté comme un continuateur de la tradition judéo-chrétienne, en se
défendant expressément de vouloir instituer une religion nouvelle et même
d’innover quoi que ce soit en fait de dogmes et de lois (et c’est pourquoi le
mot « mahométan » est absolument rejeté par ses disciples). Ajoutons
encore que le sens du mot Islam, qui est « soumission à la Volonté
divine », n’est pas interprété d’une façon parfaitement correcte, non plus
que la conception de l’« universalité » religieuse chez Mohammed ;
ces deux questions se tiennent d’ailleurs d’assez près.
II. Développement
de la loi. – Il faut louer l’auteur d’affirmer l’existence, trop souvent
méconnue par les Européens, d’un certain « esprit de tolérance »
dans l’Islam, et cela dès ses origines, et aussi de reconnaître que les
différents « rites » musulmans ne constituent nullement des « sectes ».
Par contre, bien que le côté juridique d’une doctrine soit assurément celui qui
se prête le plus à un développement nécessité par l’adaptation aux
circonstances (mais à la condition que ce développement, tant qu’il reste dans
l’orthodoxie, n’entraîne aucun changement véritable, qu’il ne fasse que rendre
explicites certaines conséquences implicitement contenues dans la doctrine),
nous ne pouvons admettre la prépondérance attribuée aux considérations sociales
et politiques, qui sont supposées avoir réagi sur le point de vue proprement religieux
lui-même. Il y a là une sorte de renversement des rapports, qui s’explique par
ce fait que les Occidentaux modernes se sont habitués, pour la plupart, à
regarder la religion comme un simple élément de la vie sociale parmi beaucoup d’autres ;
pour les Musulmans, au contraire, c’est l’ordre social tout entier qui dépend
de la religion, qui s’y intègre en quelque sorte, et l’analogue se rencontre
d’ailleurs dans toutes les civilisations qui, comme les civilisations orientales
en général, ont une base essentiellement traditionnelle (que la tradition dont
il s’agit soit religieuse ou qu’elle soit d’une autre nature). Sur des points
plus spéciaux, il y a un parti pris manifeste de traiter d’« inventions
postérieures » les hadîth, c’est-à-dire les paroles du Prophète
conservées par la tradition ; cela a pu se produire dans des cas particuliers,
reconnus du reste par la théologie musulmane, mais il ne faudra pas
généraliser. Enfin, il est vraiment trop commode de qualifier dédaigneusement
de « superstition populaire » tout ce qui peut être gênant pour le
“rationalisme”.
III. Développement
dogmatique. – Ce chapitre débute par un essai d’opposition entre ce qu’on
pourrait appeler le « prophétisme » et le « théologisme » :
les théologiens, en voulant interpréter les révélations des prophètes,
y
introduiraient, suivant les besoins, des choses auxquelles ceux-ci n’avaient
jamais songé, et c’est ainsi que l’orthodoxie arriverait à se constituer peu à
peu. Nous répondrons à cela que l’orthodoxie n’est pas quelque chose qui se
fait, qu’elle est au contraire, par définition même, le maintien constant
de la doctrine dans sa ligne traditionnelle primitive. L’exposé des discussions
concernant le déterminisme et le libre arbitre trahit une certaine erreur
d’optique, si l’on peut dire, due à la mentalité moderne : loin de voir là une
question fondamentale, les grands docteurs de l’Islam ont toujours
regardé ces discussions comme parfaitement vaines. D’un autre côté, nous nous
demandons jusqu’à quel point il est bien juste de regarder les Mutazilites comme
des « rationalistes » ; en tout cas, c’est souvent une erreur de
traduire aql par « raison ». Autre chose encore, et qui est
plus grave : l’anthropomorphisme n’a jamais été inhérent à l’orthodoxie
musulmane. L’Islam, en tant que doctrine (nous ne parlons pas des aberrations
individuelles toujours possibles) n’admet l’anthropomorphisme que comme une
façon de parler (il s’efforce même de réduire au minimum ce genre de
symbolisme), et à titre de concession à la faiblesse de l’entendement humain,
qui a le plus souvent besoin du support de certaines représentations
analogiques. Nous prenons ce mot de « représentations » dans son sens
ordinaire, et non dans l’acception très spéciale que lui donne fréquemment M.
Goldziher, et qui fait songer aux théories fantaisistes de ce qui, en France,
s’intitule l’« école sociologique ».
IV. Ascétisme
et Sûfisme. – Nous aurions beaucoup à dire sur ce chapitre, qui est loin
d’être aussi net qu’on pourrait le souhaiter, et qui renferme même bien des
confusions et des lacunes. Pour l’auteur, l’ascétisme aurait été tout d’abord
étranger à l’Islam, dans lequel il aurait été introduit ultérieurement par des
influences diverses, et ce sont ces tendances ascétiques surajoutées qui
auraient donné naissance au Sûfisme ; ces affirmations sont assez contestables,
et, surtout, le Sûfisme est en réalité tout autre chose que de l’ascétisme. Du
reste, ce terme de Sûfisme est employé ici d’une façon quelque peu abusive dans
sa généralité, et il faudrait faire des distinctions : il s’agit de
l’ésotérisme musulman, et il y a bon nombre d’écoles ésotériques qui
n’acceptent pas volontiers cette dénomination, actuellement tout au moins,
parce qu’elle en est arrivée à désigner couramment des tendances qui ne sont
nullement les leurs. En fait, il y a fort peu de rapports entre le Sûfisme
persan et la grande majorité des écoles arabes ; celles-ci sont beaucoup
moins mystiques, beaucoup plus purement métaphysiques, et aussi plus
strictement attachées à l’orthodoxie (quelle que soit d’ailleurs l’importance
qu’elles accordent aux pratiques extérieures). A ce propos, nous devons dire
que c’est une erreur complète de vouloir opposer le Sûfisme en lui-même à
l’orthodoxie : la distinction est ici entre l’ésotérisme et l’exotérisme,
qui se rapportent à des domaines différents et ne s’opposent point l’un à
l’autre ; il peut y avoir, dans l’un et dans l’autre, orthodoxie et
hétérodoxie. Il ne s’est donc pas produit, au cours de l’histoire, un « accommodement »
entre deux « systèmes » opposés ; les deux domaines sont assez
nettement délimités pour que, normalement, il ne puisse y avoir ni conflit ni
contradiction, et les ésotéristes n’ont jamais pu, comme tels, être taxés
d’hérésie. Quant aux origines de l’ésotérisme musulman, l’influence du
néo-platonisme n’est nullement prouvée par une identité de pensée à certains
égards ; il ne faudrait pas oublier que le néo-platonisme n’est qu’une
expression grecque d’idées orientales, de sorte que les Orientaux n’ont pas eu
besoin de passer par l’intermédiaire des Grecs pour retrouver ce qui, en somme,
leur appartenait en propre ; il est vrai que cette façon de voir a le tort
d’aller à l’encontre de certains préjugés. Pour l’influence hindoue (et
peut-être aussi bouddhiste) que l’auteur croit découvrir, la question est un
peu plus complexe : nous savons, pour l’avoir constaté directement, qu’il
y a effectivement, entre l’ésotérisme musulman et les doctrines de l’Inde, une
identité de fond sous une assez grande différence de forme ; mais on
pourrait faire aussi la même remarque pour la métaphysique extrême-orientale,
et cela n’autorise point à conclure à des emprunts. Des hommes appartenant à
des civilisations différentes peuvent bien, à ce qu’il nous semble, être
parvenus directement à la connaissance des mêmes vérités (c’est ce que les Arabes
eux-mêmes expriment par ces mots : et-tawhîdu wâhidun, c’est-àdire :
« la doctrine de l’Unité est unique », elle est partout et toujours
la même) ; mais nous reconnaissons que cet argument ne peut valoir que pour
ceux qui admettent une vérité extérieure à l’homme et indépendante de sa
conception, et pour qui les idées sont autre chose que de simples phénomènes
psychologiques. Pour nous, les analogies de méthodes elles mêmes ne prouvent
pas davantage : les ressemblances du dhikr musulman et du hatha-yoga
hindou sont très réelles et vont même encore plus loin que ne le pense
l’auteur, qui semble n’avoir de ces choses qu’une connaissance plutôt vague et
lointaine ; mais, s’il en est ainsi, c’est qu’il existe une certaine « science
du rythme » qui a été développée et appliquée dans toutes les
civilisations orientales, et qui, par contre, est totalement ignorée des
Occidentaux. Nous devons dire aussi que M. Goldziher ne paraît guère connaître
les doctrines de l’Inde que par les ouvrages de M. Oltramare, qui sont à peu
près les seuls qu’il cite à ce sujet (il y a même pris l’expression tout à fait
impropre de « théosophie hindoue ») ; cela est vraiment
insuffisant, d’autant plus que l’interprétation qui est présentée dans ces
ouvrages est jugée fort sévèrement par les Hindous. Il faut ajouter qu’il y a
aussi une note dans laquelle est mentionné un livre de Râma Prasâd, écrivain
théosophiste, dont l’autorité est tout à fait nulle cette note est d’ailleurs
rédigée d’une façon assez extraordinaire, mais nous ne savons si cela doit être
imputé à l’auteur ou au traducteur. Il y aurait lieu de relever en outre bien
des erreurs qui, pour porter sur des détails, ont aussi leur importance :
ainsi, et-tasawwuf n’est pas du tout « l’idée sûfie »,
mais bien l’initiation, ce qui
est tout différent (voir par exemple le traité de Mohyiddin ibn Arabi intitulé Tartîbut-tasawwuf,
c’est-à-dire « Les catégories de l’initiation »). Les quelques lignes
qui sont consacrées aux Malâmatiyah en donnent une idée complètement
erronée ; cette question, qui est fort peu connue, a pourtant une portée
considérable, et nous regrettons de ne pouvoir nous y arrêter. Beaucoup des
conceptions les plus essentielles de l’ésotérisme musulman sont entièrement
passées sous silence : telle est, pour nous borner à un seul exemple,
celle de l’« Homme universel » (El-Insânul-kâmil), qui
constitue le fondement de la théorie ésotérique de la « manifestation du
Prophète ». Ce qui manque aussi, ce sont des indications au moins
sommaires sur les principales écoles et sur l’organisation de ces Ordres
initiatiques qui ont une si grande influence dans tout l’Islam. Enfin, nous
avons rencontré quelque part l’expression fautive d’« occultisme
musulman » : l’ésotérisme métaphysique dont il s’agit et les sciences
qui s’y rattachent en tant qu’applications n’ont absolument rien de commun avec
les spéculations plus ou moins bizarres qu’on désigne sous le nom d’« occultisme »
dans le monde occidental contemporain.
V. Les sectes.
– L’auteur s’élève avec raison contre la croyance trop répandue à l’existence
d’une multitude de sectes dans l’Islam ; en somme, ce nom de sectes doit
être réservé proprement aux branches hétérodoxes et schismatiques, dont la plus
ancienne est celle des Khâridjites. La partie du chapitre qui est
consacrée au Chiisme est assez claire, et quelques-unes des idées
fausses qui ont cours à ce sujet sont bien réfutées ; mais il faut dire
aussi que, en réalité, la différence entre Sunnites et Chiites est
beaucoup moins nettement tranchée, à part les cas extrêmes, qu’on ne pourrait le
croire à la lecture de cet exposé (ce n’est que tout à fait à la fin de
l’ouvrage qu’il se trouve une légère allusion aux « nombreux degrés de
transition qui existent entre ces deux formes de l’Islam »). D’autre part,
si la conception de l’Imâm chez les Chiites est suffisamment
expliquée (et encore faut-il faire une réserve quant au sens plus profond dont
elle est susceptible, car l’auteur ne paraît pas avoir une idée très nette de
ce qu’est le symbolisme), il n’en est peut-être pas de même de celle du Mahdî
dans l’Islam orthodoxe ; parmi les théories qui ont été formulées à
cet égard, il en est qui sont d’un caractère fort élevé, et qui sont bien autre
chose que des « ornements mythologiques » ; celle de Mohyiddin
ibn Arabi, notamment, mériterait bien d’être au moins mentionnée.
VI. Formations
postérieures. – Il y a, au commencement de ce dernier chapitre, une
interprétation de la notion de Sunna comme « coutume héréditaire », qui montre une parfaite incompréhension de ce qu’une tradition est véritablement, dans son
essence et dans sa raison d’être. Ces considérations conduisent à l’étude de la
secte moderne des Wahhâbites, qui prétend s’opposer à toute innovation
contraire à la Sunna, et qui se donne ainsi pour une restauration de
l’Islam primitif ; mais c’est probablement un tort de croire ces
prétentions justifiées, car elles ne nous semblent pas l’être plus que celles
des Protestants dans le Christianisme ; il y a même plus d’une analogie
curieuse entre les deux cas (par exemple le rejet du culte des saints, que les
uns et les autres dénoncent également comme une « idolâtrie »). Il ne
faudrait pas non plus attribuer une importance excessive à certains mouvements
contemporains, comme le Bâbisme, et surtout le Béhâïsme qui en
est dérivé, M. Goldziher dit par progrès, nous dirions plutôt par
dégénérescence. L’auteur a vraiment grand tort de prendre au sérieux une
certaine adaptation « américanisée » du Béhâïsme, qui n’a absolument
plus rien de musulman ni même d’oriental, et qui, en fait, n’a pas plus de
rapports avec l’Islam que le faux Vêdânta de Vivekânanda (que nous avons
eu l’occasion de mentionner au cours de notre étude sur le théosophisme) n’en a
avec les véritables doctrines hindoues : ce n’est qu’une espèce de
« moralisme » quasi-protestant. Les autres sectes dont il est
question ensuite appartiennent à l’Inde ; la plus importante, celle des Sikhs,
n’est pas proprement musulmane, mais apparaît comme une tentative de fusion
entre le Brâhmanisme et l’Islam ; telle est du moins la position qu’elle
prit à ses débuts. Dans cette dernière partie, nous avons encore noté les
expressions défectueuses d’« Islam hindou » et de « Musulmans hindous » :
tout ce qui est indien n’est pas hindou par là même, puisque ce dernier
terme ne désigne exclusivement que ce qui se rapporte à la tradition brâhmanique ;
il y a là quelque chose de plus qu’une simple confusion de mots.
Naturellement,
nous avons surtout signalé les imperfections de l’ouvrage de M. Goldziher, qui
n’en est pas moins susceptible de rendre des services réels, mais, nous le
répétons, à la condition qu’on veuille y chercher rien de plus ni d’autre que
des renseignements d’ordre historique, et qu’on se méfie de l’influence exercée
sur tout l’exposé par les « idées directrices » que nous avons
dénoncées tout d’abord. Certaines des remarques qui précèdent montrent d’ailleurs
que, même au point de vue de l’exactitude de fait, le seul qui semble compter
pour les « historiens des religions », l’érudition pure et simple ne
suffit pas toujours ; sans doute, il peut arriver qu’on donne une
expression fidèle d’idées qu’on n’a pas comprises vraiment et dont on n’a
qu’une connaissance tout extérieure et verbale, mais c’est là une chance sur
laquelle il serait préférable de ne pas compter outre mesure.
Note
(1) L’auteur auquel
nous faisons allusion et son livre relatif au Christianisme furent, pendant la
guerre, la cause d’incidents extrêmement fâcheux pour l’influence française en
Orient (voir Mermeix, Le commandement unique : Sarrail et les armées
d’Orient, pp. 31-33).
Novembre-décembre
1923
Augustin PERIER. – Yahyâ ben Adî : un philosophe arabe chrétien duXe siècle. – Petits traités apologétiques de Yahyâ ben Adî. – Deux vol.in-8° de 228 et 136 pp., J. Gabalda et P. Geuthner, Paris, 1920.
Le plus grand
reproche que nous adresserons au travail de M. l’abbé Périer, c’est qu’il a
vraiment un peu trop l’aspect extérieur d’une « thèse » au sens
universitaire de ce mot ; c’en est une, en effet, mais est-il bien nécessaire
que la présentation s’en ressente à ce point ? Cela ne peut que nuire à un
ouvrage qui, par l’incontestable intérêt des renseignements qu’il apporte sur
un sujet fort peu connu, mériterait pourtant de ne point passer inaperçu. L’œuvre
de Yahyâ ben Adî, du moins dans ce qui en est parvenu jusqu’à nous (car ses
nombreux traités proprement philosophiques sont malheureusement perdus),
apparaît surtout comme une utilisation de la doctrine aristotélicienne à des
fins apologétiques. Ce qu’il y a de curieux, d’ailleurs, c’est que, à cette
époque, toutes les écoles musulmanes et toutes les sectes chrétiennes
(jacobites, melchites, nestoriens et autres) prétendaient s’appuyer également
sur Aristote, où chacune croyait trouver une confirmation de ses théories
particulières. M. Périer pense que « c’est sur le prolongement de
l’Ecole d’Alexandrie qu’il faut chercher le point de jonction entre
l’aristotélisme et la philosophie arabe » ; c’est là une question
qu’il pourrait être intéressant d’examiner de plus près. Après une vue
d’ensemble sur les idées philosophiques de Yahyâ ben Adî telles qu’elles se
dégagent de fragments assez peu cohérents dans leur état actuel, M. Périer
donne une analyse très développée, avec de larges extraits, de ses grands
traités théologiques : le Traité de l’Unité, le Traité de
la Trinité et le Traité de l’Incarnation ou de l’Union. Cette
partie, que nous ne pouvons songer à résumer ici, est de beaucoup la plus
importante : les procédés dialectiques mis en oeuvre par le philosophe
arabe pour répondre aux objections de ses contradicteurs sont tout à fait
dignes d’attention et souvent fort originaux. Nous nous permettons une critique
de détail : M. Périer n’a pas compris ce que les Arabes, tant musulmans
que chrétiens, entendent par « l’homme universel » (qui n’est pas du
tout « l’espèce humaine », et qui n’est pas davantage une « abstraction ») ;
et il trouve « puérile », précisément faute de la comprendre, une
conception d’une très haute portée métaphysique. Et pourquoi juge-t-il bon, à
ce propos, de professer un certain dédain pour les « subtilités
scolastiques », et de laisser transparaître un « nominalisme » qui
n’avait rien à voir avec le rôle d’historien auquel il entendait se borner ?
Le second volume
comprend le texte et la traduction de huit petits traités apologétiques de
Yahyâ ben Adî, plus la traduction seule d’un neuvième traité. Nous ne pouvons
que rendre hommage au labeur fort pénible qu’a dû s’imposer M. Périer pour
éditer un texte, pour la première fois, avec des manuscrits très défectueux.
Quant à sa traduction française, il dit « qu’il s’est efforcé de la rendre
fidèle et claire »,
et il nous paraît y avoir fort bien réussi.
Lothrop
STODDARD. – Le Nouveau Monde de l’Islam. Traduit de l’anglais par Abel
Doysié. – Un vol. in-8° de 323 pp., Payot, Paris, 1923.
Bien que cet
ouvrage traite surtout des questions d’ordre politique et social, il est
intéressant aussi à d’autres points de vue. L’auteur, disons-le tout de suite,
est loin d’être impartial : il est imbu de tous les préjugés occidentaux
en général, et de ceux du protestantisme anglo-saxon en particulier ; il
réédite tous les clichés courants sur l’« obscurantisme » et sur le
« progrès » ; il ne trouve à louer que ce qui lui paraît, à tort
ou à raison, avoir une teinte de « puritanisme » ou de
« rationalisme » ; et il a une tendance, assez naturelle dans
ces conditions, à exagérer l’importance du rôle des « réformateurs
libéraux » et surtout celle de l’influence occidentale. Il prend pour une
« élite » ces rares éléments européanisés qui, au point de vue
oriental, sont plutôt tout le contraire, et, trop souvent, des apparences tout
extérieures l’empêchent de voir la réalité profonde, qu’il est d’ailleurs très
probablement incapable de saisir. En effet, on pourra se faire une idée suffisante
de son manque absolu d’intellectualité (défaut bien américain) pas ces deux
exemples : les doctrines purement métaphysiques de certaines écoles arabes
ne sont pour lui que « superstition et mysticisme puéril », et
l’enseignement traditionnel, basé sur l’étude des textes sacrés, est « une
ineptie qui pétrifie l’intelligence » !
Cependant, ce
livre mérite d’être lu, parce qu’il est généralement bien informé ; aussi
ne peut-on que regretter que l’auteur, au lieu de s’en tenir à l’exposé des faits,
y mêle constamment des appréciations tendancieuses, aggravées par une multitude
d’épithètes injurieuses, ou tout au moins blessantes pour les Orientaux. Il y a
là, sur la politique anglaise en Orient au cours de ces dernières années, un
certain nombre de vérités qu’il serait extrêmement utile de répandre. La partie
la plus intéressante de l’ouvrage est peut-être celle qui est consacrée au
« nationalisme » ; on y voit assez bien la différence des idées
que ce même mot sert à désigner, suivant qu’il s’agit de l’Occident ou de
l’Orient ; sur les rapports de la « nationalité » et de la
« race », il y a aussi des considérations dignes d’être remarquées,
bien qu’elles manquent un peu de précision. Disons encore que le titre ne donne
pas une idée exacte de l’ouvrage dans son ensemble, car il y est question, non
seulement de la situation actuelle du monde musulman, mais aussi de celle de
l’Inde ; cette étude embrasse donc à la fois ce que l’on peut appeler le
Proche et le Moyen Orient. L’auteur est très prudent dans ses conclusions, ce
dont on ne peut que l’approuver ; il s’abstient soigneusement de formuler
la moindre prévision sur le cours ultérieur des événements. Enfin, malgré sa
partialité évidente, il ne peut s’empêcher de reconnaître que, si certains dangers
menacent l’Occident, celui-ci y a une large part de responsabilité. La
traduction est littérale au point d’en être parfois incorrecte, et elle est
déparée par des bizarreries de langage qu’il eût été bien facile d’éviter. Ainsi,
en français, on ne dit pas « bribe », mais « corruption »
ou « vénalité » ; on ne dit pas un « papier », mais un
« article » sur tel ou tel sujet ; « practically » ne
se traduit pas toujours par « pratiquement », et ainsi de suite. Il y
a aussi une confusion entre « indien » et « hindou », dont
nous ne savons si elle est imputable à l’auteur ou au traducteur. Et, puisque
nous en sommes à la forme, il est un peu ridicule en France, sinon en Amérique,
de donner à la dernière guerre la dénomination apocalyptique d’
« Armageddon ».
Baron CARRA DE VAUX. – Les
Penseurs de l’Islam. – I. Les souverains, l’histoire et la philosophie
politique. – II. Les géographes, les sciences mathématiques et
naturelles. – Deux vol. in-16° de 384 et 400.
Ces volumes sont
les deux premiers d’une série qui doit en comporter cinq et qui a pour but de
donner un aperçu d’ensemble sur l’intellectualité musulmane dans toutes les
branches où s’est exercée son activité. « Nous avons voulu, dit l’auteur,
faire ici, non un catalogue, mais un choix. Notre intention n’a pas été de tout
dire, mais de mettre en relief les figures principales, de faire connaître les œuvres
maîtresses, de donner le sentiment de quelques idées essentielles, la vue de
certains sommets ». Le besoin se faisait grandement sentir, en effet, d’un
tel ouvrage, donnant les indications nécessaires pour se reconnaître parmi la
multitude des travaux de détail auxquels se complaisent d’ordinaire les
orientalistes. Le titre général peut prêter à une critique, car il ne semble
pas parfaitement exact ; du moins le mot de « penseurs » y est
pris dans une acception très large. On peut s’en rendre compte par les
sous-titres : les personnages dont il est question jusqu’ici, sauf un petit
nombre d’exceptions, ne sont pas des penseurs au sens où on l’entend
habituellement ; sans doute l’emploi de ce mot sera-t-il plus justifié pour les
volumes qui doivent suivre. Quoi qu’il en soit, il y a là des exposés fort
intéressants, notamment dans le second volume, plus particulièrement important
en ce qui concerne l’histoire des sciences ; on ne sait pas assez, en
Europe, tout ce qu’on doit aux Arabes, par qui se sont conservées et transmises
en grande partie les connaissances de l’antiquité, sans compter tout ce qu’eux-mêmes
y ont ajouté, notamment dans l’ordre mathématique. C’est ce qui ressort très
nettement de cet ouvrage, dont l’auteur fait preuve, à cet égard, de beaucoup
d’impartialité ; malheureusement, il n’en est pas de même lorsque vient à
se poser la question des origines : il veut que la science arabe se soit
inspirée à peu près exclusivement de la science grecque, ce qui est vraiment
excessif. Que les derniers néo-platoniciens se soient réfugiés en Perse, et que
de là ils aient exercé une certaine influence sur le monde musulman, cela est
fort admissible ; mais enfin il y a eu autre chose, et, en Perse même, le
Mazdéisme n’était pas un élément négligeable (notons d’ailleurs, à ce propos,
ce fait trop généralement ignoré, que les musulmans honorent Zoroastre comme un
prophète). En astronomie, les Perses devaient sans doute beaucoup plus aux
Chaldéens qu’aux Grecs ; et, d’un autre côté, il ne nous paraît pas que la
secte arabe des Sabéens, qui fournit beaucoup de savants dans les quatre
premiers siècles de l’Islam, puisse être regardée comme se rattachant
proprement au néoplatonisme. D’ailleurs, celui-ci, au fond, n’était-il pas plus
oriental que grec sous bien des rapports, et n’est-ce pas pour cela,
précisément, que les Orientaux accueillirent volontiers parmi eux ses représentants
? Mais c’est surtout quand il s’agit de l’Inde que le parti pris devient par
trop manifeste : quand les Arabes eux-mêmes appliquent à quelque chose l’épithète
de hindi, « cela ne tire pas à conséquence », et il suffit que
l’influence indienne « ne soit pas évidente » pour qu’on l’écarte
résolument, tandis que, par contre, on fait valoir en faveur de l’influence
grecque les coïncidences les plus insignifiantes. Il y aurait beaucoup à dire
sur certains points, comme l’origine des chiffres, celle de l’algèbre, la
question des périodes astronomiques, et aussi, pour la Chine, l’invention de la
boussole ; mais nous ne pouvons y insister davantage. Ajoutons seulement une
dernière remarque : il est pour le moins singulier de présenter l’empereur
mogol Akbar comme « un des pères du théosophisme moderne » ; si
peu orthodoxe qu’ait pu être le syncrétisme religieux de ce souverain, il ne
méritait vraiment pas cette injure, car c’en est bien une, encore que l’auteur
ne semble pas du tout la considérer comme telle. Mais ces diverses réserves,
qui ne portent pas en somme sur ce qu’il y a de plus essentiel, ne doivent pas
nous faire méconnaître la réelle valeur d’un ouvrage fort consciencieusement
fait et qui peut rendre de très grands services.
(Inédit
jusqu’à sa parution dans le n° 126 de VLT) :
Baron CARRA DE VAUX. – Les
Penseurs de l’Islam. – III. L’exégèse, la tradition et la jurisprudence.
– Un vol. in-16 de 424 pp., P. Geuthner, Paris, 1923.
Nous avons déjà
parlé ici (n° de novembre-décembre 1923) des deux premiers volumes de cet
ouvrage ; nous pouvons, à propos du troisième, répéter ce que nous disions
alors : ce travail est appelé à rendre de grands services à ceux qui, sans
avoir le temps ou la possibilité de se livrer à des recherches multiples,
désirent se faire une idée d’ensemble de l’intellectualité musulmane. En dépit
du sous-titre, la plus grande partie du troisième volume est en réalité
consacrée à un résumé historique des origines de l’Islam, où apparaissent malheureusement
les défauts et les préjugés inhérents à la mentalité de notre époque. La
lecture de certaines pages, comme celles où est discutée la question de savoir
si le Coran a toujours constitué un « livre » (pp. 156-163), serait à
conseiller à ceux qui sont tentés de prendre trop au sérieux les résultats de
la « critique » moderne. Il est bon aussi d’enregistrer cet aveu,
qu’une interprétation religieuse « n’a point de sens pour la critique »
(p. 158) ; ne pourrait-on pas renverser la proposition, et dire tout aussi
bien que les arguments « critiques » n’ont point de sens pour
quiconque se place au point de vue religieux ou, plus généralement,
traditionnel ? En effet, la « critique », ainsi entendue, n’a jamais
été au fond autre chose qu’une arme de guerre antireligieuse ; ceux qui
croient devoir prendre à son égard une attitude plus ou moins conciliante et « opportuniste »
sont victimes d’une bien dangereuse illusion. Passons à quelques observations
de détail ; et, tout d’abord, regrettons que l’auteur écrive assez souvent
« mahométan » au lieu de « musulman » ; le mot est
d’usage courant, sans doute, chez les Européens, mais il n’en est pas moins
fautif pour bien des raisons. Une autre inexactitude, et qui est plus grave,
est celle qui consiste à parler de l’Islam, ou encore du monde arabe, comme
d’une « nationalité ». – Conserver une phrase qu’on reconnaît
soi-même erronée, sous le prétexte qu’elle « fait bien
littérairement » (p. 100), cela semble peu sérieux et risque de
déconsidérer un ouvrage qui, pourtant, vaut mieux que cela dans son ensemble. –
Il y a aussi quelques affirmations plus ou moins contestables, comme celle qui attribue
au blason une origine exclusivement persane (p. 10) ; ne sait-on pas que,
dès l’antiquité, il existait aussi ailleurs qu’en Orient, et notamment chez les
peuples celtiques ? – Avant de se moquer d’une tradition dans laquelle il est
question de « géants » (p. 78), il serait bon de savoir que ce mot et
ses équivalents étaient employés très généralement pour désigner des hommes
puissants, des peuples guerriers et conquérants, sans aucun égard à leur
stature réelle. – Notons encore une erreur sur les termes nabî (prophète)
et rasûl (législateur), dont le rapport hiérarchique est renversé (p.
153), et une opinion peu justifiée, pour ne pas dire plus, sur la signification
des lettres qui sont placées au début de quelques sourates du Coran (p. 176). Les
derniers chapitres contiennent de bons exposés sur la tradition (hadîth),
sur la jurisprudence, et enfin sur les commentaires du Coran.
RENÉ GUÉNON
* Monsieur Brecq
et moi-même avions fait paraître ces cinq comptes-rendus dans le numéro 126 de
la revue Vers La Tradition consacré
à l’Islâm ; « René Guénon publia dans la Revue de
Philosophie une version abrégée, en 15 chapitres, du Théosophisme,
de janvier à août 1921 » (P. B.).
*
*
*
Seul texte à retenir d’un numéro de la revue France-Asie, en hommage à Guénon, paru en janvier 1953 deux ans après sa mort.
Sens
d’un hommage
Jusqu’à sa mort René
Guénon n’était pour nous qu’une voix sans visage. Sûre d’affirmer la vérité, si
claire qu’elle a condamné au ridicule tous les idiomes philosophiques, cette
voix refusait les injonctions subjectives qui révèlent l’homme sous l’auteur.
La signature elle-même ne venait pas affirmer orgueilleusement une
individualité, mais elle estampillait l’ouvrage, permettait à ses amis de le
distinguer dans le maelström des publications. Aussi n’insisterons nous pas ici
sur la floraison nécrologique de biographies et de portraits. Elle aurait été
trahison si, en notre époque de réclame, la diffusion même limitée d’une œuvre
n’avait exigé une assez nette manifestation de sympathie. C’est dans ce sens et
dans ce sens seulement qu’un témoignage sur Guénon peut avoir une
signification. Autant il serait vain de paraphraser et dangereux de
« vulgariser » en la simplifiant une œuvre où rien n’est inutile,
autant il serait imprudent de prétendre discerner dès aujourd’hui une influence
qui doit se manifester en profondeur. Les vrais « guénoniens » ont
renoncé à tout le côté spectaculaire de la vie moderne pour suivre en silence
une voie de spiritualité traditionnelle. Comment en espérer des confidences
alors que l’exhibitionnisme contemporain en a trop répandu le principe pour ne
pas le rendre suspect ? Ce qu’ils affirmeront sans doute, c’est la nécessité de
l’œuvre de Guénon, son implacable logique débarrassée de tout poncif
sentimental, surtout son attitude transcendante qui lui assure une permanente
actualité.
Par la méditation des
principes traditionnels et de la place qu’ils tiendront dans notre vie, nous
rendrons à René Guénon le seul hommage qui lui soit dû : l’hommage du
silence — un silence fécond au fond duquel l’homme doit retrouver son vrai
visage.
Le reste est
littérature.
Pierre
Michel
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