D.
Tournepiche, collaborateur à VLT depuis quelques années, vient de faire
paraître aux éditions Albouraq une traduction de la dernière partie d’un
ouvrage en vers du Sheikh A. Ibn-Mustaphâ al-‘Alawî ; Al-risâla
al-‘alawiyya fî ba’d min al-masâ’il al-shar‘iyya, (Épître sur la voie
soufie). Ce texte, ainsi que l’explique le traducteur dans sa présentation,
est une synthèse des vérités doctrinales, des règles rituelles, des méthodes et
de l’adab qui se doivent d’être comprises et mises en œuvre par
le murîd (disciple) ayant reçu l’initiation (pacte
initiatique). Nous saluons l’initiative de Tournepiche d’avoir fait publier le
texte original en regard de sa traduction, qui ne présente aucune difficulté particulière
pour un lecteur francophone ayant les connaissances de base de la grammaire
arabe. Afin de bien préciser les intentions du Sheikh ‘Alâwî, le traducteur a
reproduit un
extrait de la préface que celui-ci rédigea pour son traité al-manh
al-quddûssiyya (le don sanctifié) :
« (…) Le
sage parmi les soufis a dit : ‟Il y a une grande
différence entre celui qui est conduit par [cette
vision directe] et celui qui s’en
enquiert à son sujet”. Les tenants de toute
science particulière s’affrontent et disputent entre eux tandis que leurs
représentants attitrés s’opposent et se contredisent. Ce n’est pas le cas de
cette noble science, pure de divisions et d’altérations ».
En effet, C’est en principe toute la différence entre
le point de vue de la théologie et celui de la réalisation spirituelle par le
dévoilement et la connaissance directe ; l’un dépend de l’activité limitée et
discursive de la raison, l’autre s’est définitivement affranchi des
conditionnements de la conscience ordinaire. C’est ainsi que la foi en la
Révélation de l’Islâm et en son Envoyé, par la ferveur du
« Grand Jihad », se
transforme en Connaissance. Le texte lui-même se compose de 132 distiques (qui
perdent hélas la sonorité de leurs rimes une fois traduits) annotés par de
longs et nombreux commentaires que certain jugeront sans doute un peu denses.
Cependant, comme il s’agit d’une traduction et par conséquent d’une
interprétation, Tournepiche a choisi, en se référant à différentes sources,
d’expliciter intellectuellement l’enseignement du Sheikh par des développements
surtout profitables aux familiers des œuvres de R. Guénon et M. Vâlsan. Le
sheikh ‘Alâwî aborde les aspects essentiels de l’intention spirituelle et de la
pratique au sein de la tariquah. Dés les premiers vers, la voie (tarîq)
est définie comme « la réalisation effective du lien fondamental qui l’unit à
l’Elu », c’est à dire du Prophète Mohammad (‘a s) lui-même. C’est par le sheikh-murshîd que s’établit le rapport
vivant à la Loi sacrée et sa Fin ultime qui est Vérité absolue. « Les
gens du banc » (ahl al-sâfâ) sont mentionnés, et,
ainsi que le commente le traducteur, le Sheikh fait allusion à l’homonymie
entre les termes arabes çuffa (banc) et çafâ (être pur) ; le
terme taçawwuf (que l’on traduit en général de façon fautive, par mystique) se compose en effet des mêmes lettres çad,
fâ et waw. Donc, « La compagnie du sheikh est obligatoire »,
« L’intention droite » et « l’orientation permanente », « l’accomplissement
des rites obligatoires », « l’effort (ijtihâd) » sont
envisagés comme la définition même du murîd (le disciple initié) ainsi
que la considération de ce dernier à l’égard de son frère dans la voie, que
l’on retrouve d’ailleurs dans toute la
spiritualité islamique. La place centrale revient sans aucun doute au murshîd
et à l’éducation (adab)
dont il est le support incontournable.
Cependant,
si l’adab du disciple envers le maître est généralement assez bien
compris, il en va différemment des qualités du maître spirituel car celles-ci
demeurent inexplicables sinon par cette éducation (adab) reçue de l’irshâd. En effet, ce sont les ressources spirituelles maintenues par l’organisation
traditionnelle de la vie sociale qui garantissent l’état d’esprit et le
désintéressement dans la préparation et l’approche du disciple et, pour le
Sheikh, « L’adab du Maître envers le disciple ». Ce dernier
point a son importance car lors de l’initiation, le pacte contracté
par le disciple le lie en retour à l’accomplissement spirituel de ce dernier.
Le
Sheikh ‘Alâwî écrit que le murshîd
« (…) Excelle
dans les relations sociales et domestiques. Clément pour les grands comme pour
les petits, / S’occupant du riche comme du pauvre. Il donne à tout ce qui
possède un droit (dhî haqq) les conseils qui lui reviennent,
/avec sévérité comme avec douceur. Il contrôle la purification des cœurs / en
leur commandant le dhikr et la discipline spirituelle (al-riyâda).
Il les préserve dans leur parcours autant qu’il le peut / jusqu’à ce que son
disciple arrive à son seigneur et maître (mawlâhu) ».
Le
contenu de ce traité nous conduit vers les difficultés posées par la tendance
accélérée vers la dissolution de toutes les formes traditionnelles. Dors et
déjà, étant donné que pratiquement plus personne n’est en mesure de souscrire
aux qualifications requises qui fondent le point d’appui nécessaire du disciple
né en Occident moderne et susceptible de recevoir ‟régulièrement” la
guidance, comment pourrait-il y avoir une présence opérative des Maîtres qui
soit, à l’instar du Sheikh ‘Alâwî, plus qu’une simple « activité de
présence » ?