« Celui dont la sincérité
envers Dieu est totalement
pure n’aime pas que l’on
voit sa personne ni que
l’on répète ses paroles . »
Yahiâ Ibn Mu’âdh
Il y avait, dans la mosquée Sheykh Muhyid-din à Damas,
un majdhoub. On pouvait l’entendre pousser des cris pendant les salâwât mais personne ne disait rien.
Tous les muslîmûn s’accordaient à ne
lui prêter aucune attention et faire comme s’il n’existait pas ou plutôt comme
s’il agissait normalement. Un soir, peu avant la Salâtul-maghreb,
il lança des petits billets de un dirham dans toutes le directions et se
prosterna de même, hors de la qiblah,
puis soudain déchirant le calme sourd de la mosquée à moitié remplie, il poussa
plusieurs cris irrégulièrement espacés. Aucune réaction ; on se comportait
selon cette recommandation avisée : si tu n’as aucune emprise sur les choses,
fais en sorte que les choses n’en n’aient aucune sur toi.
Cette sentence peut s’appliquer aussi aux éléments
incontrôlables qui constituent la vie sociale actuelle : il n’y a pas que les
majdhoub qui poussent des cris, il y a aussi ceux qui écrivent des livres, ceux
qui se prennent pour des maîtres ou pour de grands penseurs et puis il y a ceux
d’un autre genre, victimes d’une ignorance profonde et irréversible ; nous
voulons dire parler de ceux qui œuvrent avec frénésie contre toute réalité métaphysique
et qui, aujourd’hui, s’entendent à diriger des entreprises mortifères ou ceux
qui, soumis à l’empire de l’argent et du pouvoir, n’ont pour seul but que
d’occuper des postes à haute responsabilité politique voire même « la fonction
suprême ». Dans tous ces cas plus ou moins particuliers, on retrouve la perte
du contrôle sur l’idée de soi, conséquence de la rupture avec la cosmologie et
la vie traditionnelle. Les effets qui résultant de cette attitude finissent par réduire l’individualité à la non-relation et à la désarticulation, d’où, à son égard, cette recommandation salutaire : Nescio vos .
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Vers la Tradition en est à son troisième numéro depuis que nous en
avons repris la direction. Les textes arrivent lentement et nous sommes résolus
à ne plus laisser passer aucune remarque désobligeante à l’égard des « auteurs
traditionnels » affiliés à des courants spécifiques, qu’ils soient schuoniens,
vâlsaniens, borelliens ou autres. Certains peinent à comprendre cette « censure
» qui pourtant dans le contexte actuel ne devrait avoir nul besoin de justification
: Nous pensons qu’il convient surtout de ne pas augmenter la multiplication de
ces polémiques qui sévissent depuis quelque temps et de façon encore plus
vulgaire maintenant sur de nombreux forums du web, notamment au sujet de C. A.
Gilis et M. Vâlsan, mais pas seulement. Le climat produit par ce laisser-aller
pathologique cristallise l’attention sur des aspects individuels et fausse les
règles de la réfutation. Il ressort d’ailleurs à la lecture de ces différentes
interventions une impression désagréable due en partie à l’incompétence des
contradicteurs réagissant dans la hâte avec une syntaxe médiocre, sans parler
des nombreuses fautes de français qui émaillent cette « littérature clavier »
de seconde zone. S’il arrive qu’un intervenant possède quelque qualité, on se
demande alors ce qu’il espère faire ressortir en s’introduisant dans ce lieu de
la réaction incessante et de l’hyper-texte.
Concernant les polémiques entre les différents
groupements guénoniens, nous voulons dire ceci : Il n’existe, à notre
connaissance, aucune personne qui puisse revendiquer pour elle-même une
parfaite connaissance de ce qu’implique la métaphysique intégrale contenue dans
l’œuvre de R. Guénon ; toute objection, reproche ou critique, faite à un tiers
relativement à la compréhension doctrinale de cette dernière, peut très
facilement se retourner contre soi. C’est d’ailleurs ce qui ne manque jamais de
se produire car vouloir redresser les torts dans le vaste domaine de la Connaissance
exigerait une maîtrise spirituelle et une autorité doctrinale sans faille, de
sorte qu’à supposer l’existence d’une telle personne, la sagesse la garderait
bien de se laisser aller aux faiblesses du donneur de leçon.
L’océan sans rivage
Il y a par conséquent une certaine désinvolture à se
déclarer héritier à part entière de l’œuvre de R. Guénon : ceux, parmis les mutaçawwufûn, qui revendiqueraient ce
droit à l’héritage doivent méditer les conséquences initiatiques mises en
évidence par l’extrait suivant du chapitre XX des Aperçus sur l’initiation : «
Nous devons encore préciser que l’infaillibilité doctrinale, telle que nous
venons de la définir, est nécessairement limitée comme la fonction même à
laquelle elle est attachée, et cela de plusieurs façons : tout d’abord, elle ne
peut s’appliquer qu’à l’intérieur de la forme traditionnelle dont relève cette
fonction, et elle est inexistante à l’égard de tout ce qui appartient à quelque
autre forme traditionnelle que ce soit ; en d’autres termes, nul ne peut
prétendre juger d’une tradition au nom d’une autre tradition, et une telle
prétention serait fausse et illégitime, parce qu’on ne peut parler au nom d’une
tradition qu’en ce qui concerne cette tradition elle-même ; cela est en somme
évident pour quiconque n’y apporte aucune idée préconçue. Ensuite, si une
fonction appartient à un certain ordre déterminé, elle ne peut entraîner
l’infaillibilité que pour ce qui se rapporte à cet ordre seul, qui peut,
suivant les cas, être renfermé dans des bornes plus ou moins étroites : ainsi,
par exemple, sans sortir du domaine exotérique, on peut concevoir une
infaillibilité qui, en raison du caractère particulier de la fonction à
laquelle elle est attachée, concerne seulement telle ou telle branche de la
doctrine, et non la doctrine dans son ensemble ; à plus forte raison, une
fonction d’ordre exotérique, quelle qu’elle soit, ne saurait conférer aucune
infaillibilité, ni par conséquent aucune autorité, vis-à-vis de l’ordre
ésotérique ; et ici encore, toute prétention contraire, qui impliquerait
d’ailleurs un renversement des rapports hiérarchiques normaux, ne pourrait
avoir qu’une valeur rigoureusement nulle. Il est indispensable d’observer
toujours ces deux distinctions, d’une part entre les différentes formes
traditionnelles, et d’autre part entre les différents domaines exotérique et
ésotérique,[1] pour prévenir
tout abus et toute erreur d’application en ce qui concerne l’infaillibilité
traditionnelle : au delà des limites légitimes qui conviennent à chaque cas, il
n’y a plus d’infaillibilité, parce qu’il ne s’y trouve rien à quoi elle puisse
s’appliquer valablement. Si nous avons cru devoir y insister quelque peu, c’est
que nous savons que trop de gens ont tendance à méconnaître ces vérités
essentielles, soit parce que leur horizon est borné en fait à une seule forme
traditionnelle, soit parce que, dans cette forme même, ils ne connaissent que
le seul point de vue exotérique ; tout ce qu’on peut leur demander, pour qu’il
soit possible de s’entendre avec eux, c’est qu’ils sachent et veuillent bien
reconnaître jusqu’où va réellement leur compétence, afin de ne jamais risquer
d’empiéter sur le terrain d’autrui, ce qui d’ailleurs serait surtout regrettable
pour eux-mêmes, car ils ne feraient en somme par là que donner la preuve d’une
incompréhension probablement irrémédiable ».
Il est important d’avoir bien conscience de ce qui est
impliqué par ce point de vue exceptionnel. Faute d’avoir dépassé diverses
questions d’ordre formel voilant la question essentielle de l’ésotérisme
traditionnel et obturant l’accès à sa dimension universelle, on se retrouve
avec des limitations, certainement légitimes dés lors qu’elles se manifestent,
mais qui, néanmoins, retranchent la personne du cercle de l’héritage guénonien
au plein sens du terme. Si l’Islam est considéré unanimement comme une religion
comprise selon les définitions occidentales, quelle que soit la profondeur
spirituelle que l’on puisse atteindre, il peut aussi, pour quelques rares
personnes, être beaucoup plus que cela. Echappant à tout statut extérieur et
voyant au-delà de l’ensemble des fonctions particulières propres à une forme,
les initiés véritables formant l’élite appelée à jouer le rôle d’intermédiaire
entre l’Orient et l’Occident, se situent au-delà de toute considération sur les
qualités inhérentes à l’excellence supposée supérieure d’une forme
traditionnelle. La réalisation de ces personnalités exceptionnelles, sur
laquelle René Guénon s’est exprimé sans aucune équivoque, remet à sa place les
intentions de ceux qui pensent en termes de « conversion », et de bien d’autres
concepts tels que, par exemple, la question de l’abrogation des révélations
antérieures à la loi islamique[2] proclamée par
ceux qui, animés du zèle excessif des convertis, s’apparentent d’avantage au
formalisme étroit des intégristes qu'aux héritiers du Sheykh al-Akbar.
Nous ajouterons que si R.Guénon a une fonction, c’est
bien celle d’avoir explicité cela dans toute l’étendue de son œuvre[3] : « D’une
façon tout à fait générale, nous pouvons dire que quiconque a conscience de
l’unité des traditions, que ce soit par une compréhension simplement théorique
ou à plus forte raison par une réalisation effective, est nécessairement, par
là même, « inconvertissable » à quoi que ce soit ; il est d’ailleurs le seul
qui le soit véritablement, les autres pouvant toujours, à cet égard, être plus
ou moins à la merci des circonstances contingentes. On ne saurait dénoncer trop
énergiquement l’équivoque qui amène certains à parler de « conversions » là où
il n’y en a pas trace, car il importe de couper court aux trop nombreuses
inepties de ce genre qui sont répandues dans le monde profane, et sous
lesquelles, bien souvent, il n’est pas difficile de deviner des intentions
nettement hostiles à tout ce qui relève de l’ésotérisme »[4]. En effet,
l’apologie et les partis pris exclusifs à l’égard de sa propre confession se
retrouvent toujours à un degré ou à un autre dans les tendances psychologiques
du « converti ». Nous ne cumulerons pas les citations, le lecteur intéressé
peut facilement se reporter aux Aperçus sur l’Initiation, particulièrement les
chapitres « Sur l’infaillibilité traditionnelle » et « Le don des langues »
dans lesquels il est fait mention de cette science pure, cette « Science Sacrée
», relevant de l’ésotérisme et de l’initiation, qui doit occuper sereinement la
place centrale dans une revue traditionnelle se recommandant de l’œuvre de R.
Guénon.
Ex nihilo, nihil.
La Rédaction de Vers la
Tradition[5] ne se préoccupe
de l’actualité sous aucun de ses aspects. Les faits humains qui modifient
continuellement cette dernière n’ont pas la réalité qui nous autoriserait à
prendre au sérieux la série indéfinie des évènements qu’elle diffuse. Leur
caractère vain et délibérément hostile à toute expression traditionnelle les
destine sans même qu’il y ait à intervenir, à un inévitable néant et ce serait,
au fond, de cette seule finalité qu’il conviendrait de parler si nous les
évoquions. L’actualité, pour nous, est essentiellement l’actualité permanente
de la vie traditionnelle dont l’une des qualités intellectuelles est de
renvoyer à elles-mêmes les catégories idéologiques de la pensée moderne.
Les économies modernes, imposant le progrès illimité
des technologies afin d’échapper perpétuellement au non-sens de leur nature
consumériste, sont la principale cause efficiente de la crise générale,
aujourd’hui ressentie et constatée par tout le monde. Dans ces conditions, elle
ne peut que s‘amplifier et condamner les protagonistes des nations mondialisées
à subir des situations absurdes, criminelles et inextricables dans un perpétuel
affrontement jusqu’à épuisement. Nous voulons simplement rappeler que, dans le
contexte de cette bouillonnante dissolution, le maintien désintéressé d’une
revue traditionnelle relève du miracle.
La Rédaction
Décider d’une orientation éditoriale, c’est d’une
certaine façon, exclure la possibilité de toutes les autres. Cela ne peut se
faire sans déclencher des réactions auxquelles il faut s’attendre, sachant
qu’il est impossible de contenter tout le monde. Mais est-ce bien de cela qu’il
s’agit ?
Puisque l’orientation de la revue revient à
l’expression de la Tradition
telle que l’a transmise René Guénon et qu’il s’agit au fond de le représenter,
le nom de la personne qui figurera la fonction directrice dans l’ « ours » n’a
qu’une importance très secondaire. La détermination éditoriale reste inchangée
dans tous les cas, et, comme il va de soi qu’une revue traditionnelle, faute
des moyens nécessaires et de l’esprit partisan répandu dans le monde
journalistique, ne peut commander d’articles à quiconque (sauf cas
exceptionnel), les contributions n’arrivent et ne peuvent arriver que selon
l’inspiration et la qualité désintéressée de leurs auteurs et en fonction aussi
des affinités traditionnelles partagées avec l’équipe de rédaction. C’est
peut-être d’ailleurs là que réside le point le plus délicat puisque les auteurs
auront naturellement tendance à se sentir motivés par celles-ci. C’est aussi le
rôle du comité de rédaction d’effacer autant qu’il est possible les caractères
restrictifs et formellement exclusif des différentes traditions et en priorité,
comme l’écrivit F. Schuon dans l’un de ses articles, cette idée du meilleur
dans l’ordre confessionnel[6], dont nous
venons de parler, qui doit être transposée, vers les degrés supérieurs propres
à l’ésotérisme.
Plus que la « responsabilité », c’est la cohérence ou
l’esprit de conséquence qu’il nous paraît essentiel de mettre en avant et
d’expliciter lorsque certaines décisions ne seront plus comprises.
Concernant la reprise de la revue, nous pouvons dire la
chose suivante : Aucun lien nettement perceptible ne semble rattacher, du moins
en apparence, l’ensemble des facteurs concourant à la survie de VLT, et nos lecteurs seraient bien
étonnés de savoir à quoi tient finalement la possibilité de sa publication
actuelle, tant certains des éléments y contribuant sont aléatoires. Quoi qu’il
en soit, c’est véritablement ces nombreux facteurs ou éléments de toutes sortes
offerts par la situation même dans laquelle évolue l’équipe rédactionnelle qui
représente la véritable possibilité actuelle d’une « Direction » de Vers la Tradition.
Un dernier point enfin : on tend généralement à penser
qu’il est bon de tenir compte du lectorat et de son appartenance majoritaire à
telle ou telle religion ou doctrine ; certes il est question de respecter le
lecteur, car enfin, c’est bien à son service que nous nous mettons ; cependant,
si ce dernier se dispose à lire VLT dans un état d’esprit véritablement
intellectuel, son attention se portera immanquablement sur tous les aspects de la Tradition Une et
Pérenne quelque soit la doctrine particulière qui l’exprimera et c’est
d’ailleurs essentiellement cette attitude qui autorise la référence expresse à
l’œuvre de René Guénon.
[1] On pourrait, en se
servant du symbolisme géométrique, dire que, par la première de ces deux
distinctions, l’infaillibilité doctrinale est délimitée dans le sens
horizontal, puisque les formes traditionnelles comme telles se situent à un
même niveau, et que, par la seconde, elle est délimitée dans le sens vertical,
puisqu’il s’agit alors de domaines hiérarchiquement superposés [note de R. G.].
[2]Les exotéristes
chrétiens, quant à eux, considèrent leur culte comme celui de la seule et vraie
religion. Du point de vue du Dharma
bouddhiste tibétain, pour prendre un exemple parmi d’autres, cette abrogation
ainsi que l’anathème des formalistes n’ont aucune réalité. A ce sujet, voici ce
que rapporte Leila Khalifa sur le point de vue d’Ibn Arabî : « (…) On pourrait
donc dire que l'abrogation naskh des
religions par la religion musulmane est en vérité l'intégration même de ces
religions et non leur caducité (annulation), le Sheikh nous fait remarquer que
" le lever du soleil dans le ciel n'annule pas la présence des
étoiles". »
[3] Cette « fonction »
telle que nous venons véritablement de ne pas la définir est proprement une «
non fonction » (nous pouvons en effet écrire une fonction mais non la fonction,
sinon pour « statuer » au-delà de tout statut. Nous reviendrons à l’occasion
sur cette question).
[4] Voir le chapitre « A
propos des conversions », Initiation et Réalisation Spirituelle, R. Guénon,
eds. Traditionnelles.
[5] Nous entendons
n’impliquer celle-ci, dans les propos qui vont suivre, qu’à partir du n°116 (
de VLT ), qui fait suite
immédiatement à la démission de M. A. Bachelet.
[6] F. Schuon : L’idée
du « meilleur » dans l’ordre confessionnel, Etudes traditionnelles n° 471 ;
472 ; 473 (année 81). Les remarques les plus intéressantes de F. Schuon
ont souvent trait à la perspective religieuse et à ses conséquences dans le
domaine des faits humains ; elles sont donc légitimes sous ce rapport, comme le
sont sous d’autres rapports, par exemple, celles de J. Borella (philosophie et
théologie chrétien).