L’INSTANT QUE NOUS
SOMMES
ENTRETIEN AVEC ALBERT
GRANDMORIN
QUESTION
Dans un article* publié à l'occasion du cinquantenaire de la disparition de René Guénon, un représentant d’une tariqah islamique en France distinguait ses écrits et les guénoniens, en donnant de ces derniers une image assez sinistre ; qu’en avez-vous pensé ?
A. GRANDMORIN
Beaucoup s’arrêtent à la forme doctrinale des écrits de R. Guénon. La majorité de ses lecteurs ne dépasse jamais le verbe et son tissage littéral. Parmi tous les connaisseurs de ses ouvrages que j'ai eu l'occasion de rencontrer, aucun n'a vraiment manifesté la connaissance effective de cet « instant que nous sommes », si ce n'est une seule personne dont je ne parlerai pas. L'actualisation de la « Connaissance » exposée par Guénon reste, sur le fond, un secret bien gardé. La raison de la persistance de ce voile protecteur relève de ce que, dans l’ésotérisme islamique, on nomme le « sirr » [secret ou mystère initiatique]. La prédisposition de l'être pour l'intuition intellectuelle demeure décisive. Celui qui est doué de l’intuition intellectuelle transperce immédiatement la sphère psychique sans même que celle-ci, en nous, soit consultée. C'est à partir de la possibilité de cet éveil que tout le travail peut commencer. Quant à l'écriture de René Guénon, son ampleur, sa profondeur dont la saveur métaphysique est omniprésente, sa percussion, restent sans précédent. Comprenez bien que tout cela fut conçu en dehors de toute fonction, en dehors de toute tradition particulière, en dehors de tout statut défini. Cela nous arrive comme « venant de soi ».
QUESTION
Pour percevoir cela il faut être capable d’entendre la voix intérieure ?
A. GRANDMORIN
La capacité d’écoute est
une condition essentielle à l’activité intellectuelle. Il est même
possible de percevoir la prédisposition à l'intuition et à l'éveil chez
un être par sa simple qualité de présence. Etre présent, c'est être libre de
l'emprise mentale et psychique. La liberté ouvrant l'accès direct à ce qui est
perçu plus particulièrement par le sens de l'ouïe. On peut dire aussi que
derrière les activités sensorielles règne paisiblement l'arrière-plan de notre
individualité qui englobe tous les sens. Ce « lieu » sans espace et hors du
temps, est celui de la véritable méditation. A cet égard, ce qui est perçu par
l'ouïe se rattache directement à la perception directe. Celui qui est incapable
d'écouter véritablement se retranche ipso facto de tout ce qui est
essentiel à la vie. L'autisme qui est la maladie développée à partir de ce
déséquilibre psychique se manifeste par une tendance plus ou moins prononcée à
s'imposer, très souvent, au moyen d'une forte activité mentale. Cette
invalidité est très répandue aujourd'hui et représente un symptôme
caractéristique de la mentalité moderne.
QUESTION
Est-ce
que tout a commencé pour vous avec la lecture de Guénon ?
A. GRANDMORIN
La première chose vers laquelle je me
tournais, après la lecture d'Orient et Occident, fut la méditation.
N'importe laquelle ; car il y eut à ce moment un caractère d'urgence. Aller au
plus vite, à l'essentiel, et avec l'Inde. R. Guénon ne parle pas de l'Inde, il
est l'Inde. Plus tard, après avoir refermé Le Symbolisme de la Croix, je
compris ce qui me séparait de la forme religieuse du christianisme romain en
même temps que je comprenais plus directement la lumière et l'enseignement du
Christ.
QUESTION
Donc
ce n’est pas l’Islam qui vous attira au départ, mais bien l’Inde, la
spiritualité hindoue, pourtant, à l’origine, vous êtes chrétien ?
A. GRANDMORIN
L'islam, c'est-à-dire l’idée que j'en
avais alors, m’apparaissait austère, lointaine. Progressivement que je
découvrais la difficulté d'une pratique formelle que l'enseignement officiel
s'était évertué durant quinze années à me rendre complètement étrangère. Il
faut reconnaitre que le christianisme ou plus précisément son clergé avait
généreusement contribué, de son côté, à me donner une sensation dénaturée de la
Tradition. Ce qui advint de la religion chrétienne après 1968 ne fit que me conforter
dans ce jugement. Sîdî ‘Abdul-Hadî-Aguéli écrivait déjà en 1911 : « Quand une
religion déclare sérieusement que son rituel et sa dogmatique n'ont aucun sens
caché ou intérieur, elle fait profession publique de superstition et ne mérite
que le transport au musée des antiquités ». Le clergé jouant un rôle
prépondérant dans le catholicisme romain, celui-ci se distingue assez mal de ses
représentants officiels. Malgré cela, derrière les apparences, je suppose que des
représentants de l’ésotérisme chrétien demeurent en lien avec des représentants
de l'ésotérisme musulman, ou des maîtres hindous. La vie du Père Dom Lesaux est
une illustration de l’aide que peut apporter l’Orient, en l’occurrence le
Vêdânta, aux chrétiens.
QUESTION
Pour René Guénon, le but de l'ésotérisme est
bien de conduire au-delà de toutes les formes ? Alors pourquoi cette
préoccupation de la forme qui semble poser tant de problèmes ?
A. GRANDMORIN
Ce serait plutôt son absence qui poserait
de vraies difficultés. Au début de ma recherche, je pensais spontanément que la
Voie qui mène la conscience vers la Conscience suprême était celle du Yoga
et du Dhyana. C'était encore assez vague mais j'étais entre de bonnes
mains puisque, pour ce qui me concerne, l’autorité de Guénon fut tout de suite
inconditionnelle. Il suffisait d’approfondir son enseignement. Il ne faut pas
se leurrer, la voie du yogî, n'est pas au-delà des formes, bien
qu’elle n'ait plus rien à voir avec tout ce qui s’apparentent à ce que l’on
conçoit ici en Occident sous l'appellation et la conception de la religion. Et
pourtant, la vérité universelle est au-delà de toutes les formes ; cette
révélation fulgurante était ignorée par tous ceux de mon entourage qui déjà, à
l'époque, s'intéressaient à l’Orient sans vraiment le comprendre. Il faut se
souvenir que c'était alors la grande crise existentielle et culturelle,
coïncidant sans doute pour quelques uns et pour une dernière fois dans l’histoire
moderne, avec un retour plutôt nostalgique vers l’Orient. La conception assez
vague que quelques personnes se faisaient alors de l’Inde devait s'opposer le
plus radicalement possible au climat matérialiste des sociétés industrielles.
Mais pour répondre complètement à votre question, on ne s'approche pas de la
métaphysique sans l’aide d'un véhicule formel et la phrase de R.
Guénon : « Le but de l’ésotérisme est bien de conduire au-delà
de toutes les formes », se poursuit par : « but qui au
contraire n’est pas et ne peut pas être celui de l'exotérisme ; mais
l'ésotérisme lui-même n'est pas au-delà des formes, car, s'il l’était, on ne
pourrait évidemment pas parler d'ésotérisme chrétien, d'ésotérisme islamique, etc. ».
Mettre en pratique l'enseignement de Guénon implique une entrée, ou une rentrée
pour les chrétiens revenant au christianisme, dans une tradition particulière.
Cette première épreuve peut prendre du temps ; celui déjà de se défaire de
toutes les influences qui se sont cristallisées en nous, à notre insu,
durant notre séjour au sein de l'éducation nationale ou privée, puisque les
conditions générales sont les mêmes,
QUESTION
Vous voulez dire que les livres de Guénon restent une préparation théorique dont le but est de se défaire de notre éducation moderne ?
A. GRANDMORIN
La connaissance théorique telle qu'elle est
exprimée dans le corpus guénonien est adaptée à notre situation
spéciale. À ma connaissance, il n’existe pas de support plus efficace,
lorsqu’on vient de la culture occidentale, pour se préparer à l’initiation,
dans la mesure évidemment où l’on peut entrer en contact avec un enseignement
authentique. Pour un oriental il est clair qu’il en va autrement. Cependant,
les orientaux, à mesure que l’on se rapprochera de la fin du cycle et que le
monde traditionnel s’amoindrira, seront de plus en plus tributaires des toutes
les difficultés qui se multiplient pour les enseignements des shuyûkh, des guru ou
des lamas de former convenablement un disciple. C’est d’ailleurs pourquoi
toutes les voies initiatiques délivrent maintenant l’initiation sans aucune
préparation. Un candidat préparé par une connaissance approfondie de l’œuvre de
Guénon saura déjà un certain nombre de choses essentielles, du moins théoriquement,
comme par exemple, l’une des conséquences immédiates de la Réalisation qui se
vérifie simplement par le constat que tout ce qui apparait clairement en termes
de faits humains, constituant les divers éléments de l’existence, se trouve par
là même à sa place, illustrant la phrase que vous connaissez : « La
somme de tous les déséquilibres concoure, bon gré mal gré, à l'équilibre
total » ; il est possible de voir cela directement, même de sentir « physiquement »
une telle vérité, après une première lecture des livres de Guénon.
QUESTION
Donc, pour vous, la lecture des ouvrages de Guénon est opérative?
A. GRANDMORIN
Cela dépend du réceptacle. Évidemment, elle est
opérative, plus exactement, la prise de conscience qu’elle peut délivrer est
opérative.
QUESTION
Pouvez-vous
précisez ce que vous disiez juste avant. Si je vous comprends bien, tout ce qui
se manifeste dans notre monde est à sa place, il n’y aurait donc plus rien à
faire ?
A. GRANDMORIN
Vouloir déplacer un élément particulier de
la manifestation peut signer plusieurs intentions dont aucune ne peut se
justifier sérieusement, à l'exception de celles qui, ne se distinguant pas du
plan divin, se manifestent chez les êtres mandatés ou les Envoyés, en vue
d'exercer une fonction supérieure. Rien ne signerait mieux l’ignorance que la
volonté d'une personne ou d'un groupe de redresser quelque chose conçue
isolément de la Totalité universelle. Je prends cet exemple
de « la somme de tous les déséquilibres » car cette
reconnaissance signe chez un être la soumission à l’Esprit universel qui est la
condition, ou mieux, l’annulation des conditionnements faisant obstacle à la
prise de conscience de « Ce qui est ». À partir de là, rien ne
vous empêche d’agir, selon vos dispositions, mais si vous avez la conscience de
ce que vous êtes, vos actions seront immédiatement désintéressées. Cela change
tout.
QUESTION
La lecture des livres de Guénon et la connaissance théorique qui peut en résulter suffisent donc pour ce qui est essentiel à la réalisation ?
A. GRANDMORIN
Le Savoir théorique n'équivaut pas à la libération. Il peut même
représenter une série d’obstacles imprévus pour l’obtenir. La Libération ou la
Réalisation, ce qui est la même chose, ne peut advenir qu’avec l’affrontement
du quêteur, du murîd, avec les obstacles qu’il va être amené à
rencontrer après l’initiation, obstacles qui tracent sa voie. A
partir de là, on n’est plus dans la théorie. La pratique, dans une tariqah, n’a
pas d’autres fonctions que d’effacer définitivement toutes les traces. La
voie qui peut-être tracée n’est pas la Voie. Là est toute la
différence avec ce que l’on peut connaitre théoriquement par l’Ecrit
Guénonien. Guénon lui-même, d’ailleurs, fait allusion indirectement à cette
question dans l’une de ses lettres ; son correspondant évoquait l’Adeptat en
parlant de lui : La réponse négative qui lui renvoya en ce qui le concernait
est à prendre au sérieux, car cela, je veux dire l’œuvre explicite de Guénon,
concerne, entre autre et à priori, la préparation en vue de réaliser
l’initiation. C’est d’ailleurs lui-même qui vise explicitement cet objectif en
n’abordant jamais dans son œuvre [publiée de son vivant] les questions
techniques d’une pratique ou d’une voie quelconque. D'ailleurs, comme il le
précise dans la suite de sa lettre, les adeptes n'écrivent pas. S'il leur
arrive parfois de consigner un enseignement, c'est en général, lorsqu'ils ont
des disciples, à seule fin de les guider.
QUESTION
Selon René
Guénon, la première phase de l’initiation a pour terme le centre de l’état
humain ; est-ce que la réalisation de cette phase revient à intégrer la forme
religieuse ?
A. GRANDMORIN
Cette phase correspond au principe même de
la Tradition primordiale, c’est à dire, si l’on peut s’exprimer ainsi : une
réalité spirituelle pure sans plus aucun concept. Dans cet état central, la
forme peut nous parvenir, mais par surcroit ; elle apparait alors comme un
reflet, un parfum de l’être au seuil de la non-dualité.
QUESTION
Comment peut-on
connaître cet état, est-il possible de le penser ?
A. GRANDMORIN
Ce n’est pas l’individualité qui peut le connaître. Dés lors que vous
pensez, vous rentrez dans l’activité mentale, vous n’êtes plus dans la
primordialité. Penser cet état reviendrait à emprunter un sentier pour se
rendre dans un lieu alors qu’il s’agit de s’établir au centre de soi-même par
l’abolissement de tout déplacement.
QUESTION
Je comprends très bien ce que vous dites mais
cela provoque en moi une grande perplexité. Comment peut-on réaliser la
connaissance s’il n’y a pas de méthode ? Guénon parle bien d’une initiation
relevant de l'ordre méthodique avec une voie, des rites et donc un ensemble
doctrinal et méthodique quand même ?
A. GRANDMORIN
L’initiation et la préparation de l’initié par un maître sont une chose et
ce dont nous parlons, c'est-à-dire la réintégration dans l’état primordial, une
autre chose. Il n’existe aucun procédé pour être ce que nous sommes. Procéder,
c’est « agir » mentalement. Il faut cesser d’agir pour accéder, non pas à la
pensée ; mais à l’idée pure. C’est l’intuition intellectuelle dont parle
Guénon, qui n’a rien à voir avec l’activité intellectuelle au sens communément
admis. L’intuition intellectuelle se rapporte plutôt à ce qui est désignée par
cette sentence taoïste : « Cette paix dans le vide c’est la "Grande
Paix" [ des adeptes de la Kabbale ] : on ne la prend, ni ne la donne,
on arrive seulement à s’y établir ».
QUESTION
L’erreur ou la contre-tradition ne peut-elle pas se transmettre
comme se transmet la Vérité de la Tradition, de la forme traditionnelle et de
l’initiation ?
A. GRANDMORIN
Il ne s’agit pas de la même transmission. Votre question laisse entendre
une différence de degré alors qu’il y a là une différence de nature. Par
définition la contre-tradition ne transmet plus rien, je veux dire : plus rien
de ce qui est essentiel à la transmission et qui définit l’essence même de la
Tradition.
QUESTION
Hier, Vous
parliez du corps et vous disiez que notre première perception est celle du
corps. Comment accéder à cette perception globale de notre corps ?
A. GRANDMORIN
Si vous êtes attentif, vous pouvez
percevoir votre corps d’une manière globale et directe. Ramana Maharshî disait
que le corps est la première perception que l’on a en se réveillant, lorsque
l’on dit : j’ai bien dormi. Toute journée et même tout cycle commence avec le
déploiement du corps dans le champ de notre conscience.
QUESTION
Vous n’avez pas précisé, dans votre réponse à ma précédente question, je veux dire, le rapport entre ce que vous appelez la réintégration et la nature des rites initiatiques, je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?
A. GRANDMORIN
Oui, j’ai bien compris votre question : métaphysiquement, il n’y a aucun
rapport.
QUESTION
Comment faut-il comprendre alors l’importance des rites ?
A. GRANDMORIN
Ce qui relève du monde informel et de
l’Absolu ne peut dépendre de ce qui est revêtu d’une forme, en l’occurrence, un
rite formel. L’influence spirituelle du rite consiste à nous mettre dans une
disposition ou, si vous préférez, dans un état de réceptivité attentive. Trop
souvent cette disposition est comprise comme un conditionnement alors que c’est
rigoureusement l’inverse et c’est bien là que réside toute la difficulté. Tant
que dure cette méprise, il ne peut y avoir de porte ouverte pour la
Réalisation. Il est essentiel de comprendre la différence entre le milieu
psychique et la réalité spirituelle ou métaphysique. La prise de conscience des
états supérieurs résulte d’un dessaisissement progressif du psychisme à l’égard
de l’Être que nous sommes véritablement. Vous n’êtes pas votre milieu
psychique, pas plus que vous n’êtes votre corps.
QUESTION
Il me semble impossible de ne pas être dans une absence de relation avec mon corps.
A. GRANDMORIN
Où se trouve votre corps dans l’état de sommeil profond ?
QUESTION
Je dois être franc avec vous, je ne sais pas ce que c’est que le sommeil profond et je ne me rappelle pas de l’avoir expérimenté une seule fois. Alors ma question est : comment se dessaisir de ce qui, au fond, est si important pour moi dans cette existence, puisque sans mon corps, rationnellement, je ne suis plus rien et je n’ai plus aucun pouvoir sur rien ?
A. GRANDMORIN
Le corps n'est qu'une partie, une fraction. Cela doit apparaitre clairement
dans votre perception. Si vous voulez vraiment approcher la Connaissance, il
faut le voir directement. La conscience du corps doit être globale, immédiate.
Comprenez bien que celui qui perçoit le corps n'est pas de l'ordre de la modalité
corporelle. Lorsque le corps disparait dans le sommeil profond, le témoin en
tant que ahamkara [le percevant], disparait avec lui. Vous
n'avez aucun souvenir d'une expérience quelconque parce qu'il n'y a plus
d'expérimentateur, et donc, plus d'expérience. Pourtant, vous dites : j'ai bien
dormi ; c'est la preuve qu'il n'y pas eu de solution de continuité. En vérité,
il ne s'est métaphysiquement rien passé, si ce n'est que votre conscience s’est
naturellement dessaisie de votre corps.
QUESTION
Après une journée de travail, la fatigue s’est emparé de moi et je ne peux même pas dire comment je suis tombé dans le sommeil, et là, je vous suis bien, parce que je n'ai fait aucun effort pour ça, mais, à l’état de veille, se dessaisir du corps, cela demande un effort, de la volonté ?
A. GRANDMORIN
C'est pourtant exactement la même chose. Après un long cycle de vie dans l’ignorance
de ce que nous sommes, la lassitude s'empare de nous et nous sommes amenés à
désirer la délivrance. L’effort vient ensuite pour la pratique de la concentration
et de la méditation ; mais aucune volonté, aucun effort, rien de ce qui
appartient à l’individualité, ne peut être cause de la liberté métaphysique.
QUESTION
Il y a un hadith du Prophète Mohammad qui
donne le conseil de ne pas méditer sur l’Essence divine mais sur les Qualités
et les supports de la Barakah. Comment accorder le sens de cette
recommandation et votre attitude ? N'y a t-il pas une contradiction ?
A. GRANDMORIN
L'approche du taçawwuf n'est pas différente de ce que nous
disons en ce moment. Le terme pour désigner ce que vous traduisez par
méditation est tafakkur qui exprime l'idée de penser ou de
réfléchir. La méditation dont nous parlons serait plutôt le dhikr .
Ce hadith déconseille de réfléchir
sur l’Essence parce qu'il est vain d’imaginer un seul instant pouvoir
s'approcher de la Réalité suprême avec nos facultés humaines ; c’est ce que je
disais à l’instant à propos du sommeil profond ; l’Essence absolue ne
permet pas qu’on l'objective. Ce que nous pouvons seulement faire avec nos
qualités humaines est lire et réciter les textes sacrés, pratiquer le dhikr à
voix haute ou dans le silence ; vous savez tout cela. Ce dont nous
entretenons n’est pas de l’ordre des facultés humaines. Puisque vous connaissez
l’œuvre de Guénon, vous pouvez bien concevoir que seule l’intuition intellectuelle
pure peut réellement nous rendre la liberté d’« être ce que nous sommes ».
QUESTION
Je ne connais pas encore la totalité des écrits de
Guénon ; pouvez-vous m'expliquez comment procéder pour pratiquer la méditation
?
A. GRANDMORIN
L'un de mes maîtres disait : soyez le témoin attentif de toutes les
fluctuations mentales qui parviennent à votre conscience et vous vous établirez
progressivement dans la méditation. Il voulait parler du Dhyana, c'est
à dire, sortir de la relation sujet-objet. Dans l'existence que l’on mène ordinairement,
l'esprit ne cesse d’être traversé par les objets que notre mental saisit un à
un inlassablement. Cet état de fait, que nous connaissons tous et que nous
considérons comme naturel, est le contraire de la méditation. Il est impossible
d’en sortir directement
pour rentrer dans le silence. La volonté doit intervenir pour élaborer
l'intention de faire cesser ces enchainements de la pensée et son premier acte,
si l’on peut dire, sera la concentration. Inutile de continuer si l'esprit est
incapable de se fixer sur un seul objet durant un temps déterminé. Ce n'est que
le premier pas ; cela ne demande aucune qualité spéciale et ne représente aucun
danger. Le silence et un seul objet fixé par le mental. Lorsque vous aurez la
capacité de tenir votre attention durant une heure sur un seul objet, vous
pourrez envisager le second pas.
QUESTION
En effet, dis comme ça, cela semble facile. Mais
il y a quand même un truc pour obtenir ce résultat ?
A. GRANDMORIN
Je vous propose justement d'abandonner tous les trucs. Ne considérez pas
qu'il y a devant vous quelqu'un qui saurait et vous instruirait en vous vendant
toutes sortes de recettes ; cessez le jugement et la représentation.
Centrez-vous simplement sur l’attention.
QUESTION
Ce matin pendant la méditation, la concentration
me semblait facile. Maintenant, vous êtes là, vous nous faites sentir le
silence et tout parait accessible, mais dans trois ou quatre jours, quand je
reviendrai à mes occupations quotidiennes l’état dans lequel je suis maintenant
va s'en aller, comme la dernière fois ; Alors, comment garder cet état ?
A. GRANDMORIN
N’essayez pas de le retenir. Ce n'est pas cet état qui s'en va, c'est vous
qui le quittez. Vous le quittez parce qu'il ne s’agit encore que d'un état. Commencer par
vous familiariser avec votre situation actuelle, notez vos réactions, vos
peurs, vos prétentions, voyez que vous n'êtes pas attentif à l’instant que vous
êtes.
QUESTION
J’aimerais
revenir à l'aspect théorique : vous disiez que l’intention de Guénon était
celui de produire un exposé théorique ; par conséquent, est-il indispensable de
continuer à lire son œuvre après l'initiation?
A. GRANDMORIN
Je vous ai déjà répondu. Cela
dépend entièrement de vos exigences spirituelles et de votre satisfaction des
enseignements reçus. Il ne peut y avoir aucune obligation sur ce point. Après
votre rattachement, la question de la Tradition primordiale au-delà des formes
particulières peut naturellement s'imposer, ce qui est un signe pour l’initié.
Dans ce cas, poursuivre la lecture des écrits de Guénon apporte beaucoup et
pour le coup, devient opérative. La constitution d’une élite à laquelle il
appelait dans Orient et Occident ne peut se faire sans une
connaissance aussi parfaite que possible de son œuvre.
QUESTION
Pourtant elle ne s'est jamais constituée cette élite ; est-ce parce que, comme vous le disiez, les connaisseurs de son œuvre n'ont pas atteint la connaissance effective de cet « instant que nous sommes » ?
A. GRANDMORIN
Je n’ai jamais voulu dire cela.
QUESTION
Mais puisque vous n’avez jamais rencontré de
personne ayant la connaissance effective de cet « instant que nous sommes », on pouvait en conclure que
l’élite ne pouvait se constituer, c'est bien ça n’est-ce pas?
A. GRANDMORIN
Non. N'essayez pas de retenir ce que vous avez
entendu hors du contexte de ce qui était envisagé alors. Je ne parlais pas de
l’élite au début de notre entretien mais de guénoniens ayant la connaissance de
cet « instant que nous sommes ». Où avez vous lu que Guénon mettait
la condition d'une réalisation spirituelle complète pour constituer une élite ?
QUESTION
Bien.
Mais, existe-t-il une élite qui se serait constituée, selon vous ?
A. GRANDMORIN
Cette élite existe mais elle n'est pas visiblement constituée.
QUESTION
J'ai là un texte écrit par Guénon, est-ce que je
peux le lire, car ma question se rapporte à ce que vous pourriez en conclure
pour notre situation actuelle en Occident : « Actuellement, il n’y a
plus en Occident aucune organisation initiatique régulière, et tout ce qui y
subsiste encore à cet égard ne représente plus que de simples vestiges d'un
état antérieur, des formes vidées de leur contenu spirituel et désormais
incomprises. Dans de telles conditions, si un contact avec le centre est encore
possible parfois, ce ne peut être que d'une façon tout à fait exceptionnelle,
par des manifestations isolées et temporaires de certains représentants de ce
centre, ou par des communications reçues individuellement à l'aide de moyens
plus ou moins extraordinaires, anormaux comme la situation même qui oblige à y
recourir. » Ma question est : sommes nous encore dans cette situation
actuellement ?
A. GRANDMORIN
Depuis la publication de ce texte, il est devenu
possible de prendre le rattachement régulier dans tous les pays occidentaux, mais
la situation de notre monde s’est nettement aggravée malgré la présence de l’Islam et du Dharma
tibétain en Occident. Quelques rares personnes isolées représentent bien
actuellement l’élite intellectuelle, au sens où l'entendait ‘Abdul-Wahîd, avec la nuance
que la distinction de l’Occident et de l’Orient, encore significative du temps où fut rédigé Orient et Occident,
tend à s'effacer au profit d’un chaos mondial diffusé aujourd’hui par les
acteurs de la mondialisation.
* Article de Dominique
Penot paru dans un numéro spécial de VLT en hommage à René
Guénon.
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