INTRODUCTION A L’ÉTUDE
DU
VÊDÂNTASÂRA
Le Vêdântasâra
est un traité post-shankarien qui fut rédigé au XVème siècle par Sadânanda
Yogîndra Sarasvati. Par sa remarquable synthèse de tous les aspects essentiels
du Vêdânta, il offre au disciple
(sadhaka) une excellente préparation théorique à la pratique de la sâdhana, c'est-à-dire, la pratique
rigoureuse de la méditation (1). Dés les premiers çloka, Sadânanda pose les conditions et les différentes
qualifications exigées par la tradition hindou que possède normalement le futur
disciple qualifié pour l’initiation à la voie non-duelle, à savoir : une
parfaite connaissance des Védas, du Samkya
et du Nyâya-Padârtha.
Ces conditions, conformes à l’esprit traditionnel
de l’Inde, sont complètement étrangères
à celles imposées par l’ordre social du monde occidental, tant sur la forme que
sur le fond ; en conséquence, nous conseillons au lecteur, dans la mesure ou il
se satisfait pleinement des bienfaits octroyés par son éducation, de renoncer à
la lecture et à l’étude qui va suivre, mentionnée dans les prochains messages sous
le titre Vêdântasâra, çloka 1-10,
etc.
***
Suite aux recommandations du pandit
qui transmit oralement l’enseignement de ce traité et de ses commentaires, nous présentons ci-dessous un résumé, extrait du Nyâya, concernant les “moyens de
connaissance” mis en pratique dans la discrimination védantique.
Nous avons pensé nécessaire d’introduire ces extraits
par quelques données du cours de psychologie rédigé par
Guénon et paru sous le titre Psychologie (qui
est une partie détachée du Cours de Philosophie). Cet apport
représente une aide appréciable pour la compréhension des termes de la logique hindoue
(2) et vient naturellement en complément des deux ouvrages ; Introduction générale à l’étude des
doctrines hindoues et l’Homme et son Devenir selon le Vêdânta.
Définition
de la conscience
Conformément à toutes les traditions orthodoxes, tant
orientales qu’occidentales, Guénon envisage la conscience de façon bien plus vaste que la psychologie officielle. Il en exclue par contre l’inconscient
qui ne peut être considéré comme relevant de la psychologie : « La conscience
est la forme commune de tous les faits psychologiques aussi bien des faits
émotifs et volitifs que des faits intellectuels (3) ». Pour ce qui
est du subconscient, que l’on peut rapprocher du prârabda-karma des
hindous, Guénon fait la remarque suivante : « Le subconscient est encore du
conscient, bien qu’il soit en dehors du domaine de la conscience claire et
distincte : il est comme une sorte de prolongement ou d’extension de la
conscience, et la démonstration de [son] existence fera évanouir tout argument
en faveur du prétendu inconscient psychologique ».
La condition essentielle du phénomène psychologique
étant d’être perçu, la thèse selon laquelle « il y aurait des phénomènes
psychologiques inconscients » est invalidée par « contradiction dans les
termes même ».
Définition
de la volonté
Contrairement à ce que l’on pense ordinairement, les
actes humains ne sont pas nécessairement motivés par la volonté. Les désirs les
plus grossiers et les sentiments de toutes sortes peuvent être à l’origine
d’une action quelconque et s’y exprimer de façon plus ou moins exclusive. Ce
qui partage le désir d’agir de l’acte motivé par la détermination tient à la
responsabilité active, toujours présente dans la volonté. L’une est passive et
réagit à la réception d’une émotion ou d’une sensation, l’autre est
foncièrement active et délibéré.
En affirmant que « l’on peut désirer l’impossible mais
que l’on ne veut que le possible, que l’on peut avoir en même temps plusieurs
désirs différents et même contradictoires tandis que l’on n’a jamais qu’une
seule volonté », l’auteur du Symbolisme de la Croix pense à la
« prédominance intellectuelle » du fait volontaire qui s’exprime par un
jugement ainsi formulé : « Telle chose sera ! ».
On peut dire également que le fait volontaire,
lorsqu’il est fortement déterminé, ordonne autant qu’il est possible, une
adhésion complète de l’être et celle-ci sera d’autant plus forte qu’elle
intègrera le sentiment et le désir. C’est la cohésion interne de cette volonté
ainsi constituée qui permet, au terme de la voie initiatique, d’accéder
spirituellement à « l’abandon de la volonté propre », selon l’expression du
Soufi Ibn’Atâ’Allâh. En effet, la volonté pure ne peut qu’être identique
à la réalité même du « Principe de la manifestation ». C’est d’ailleurs cette
intention initiale résidant au cœur de la volonté, dont Guénon a souligné
l’importance dans la perspective de l’initiation, qui doit jouer ensuite le
rôle de véhicule pour l’initié.
Croyance
et certitude
La certitude marque le point d’arrêt des degrés de la
croyance : c’est un seuil, une limite, à partir de laquelle le relatif
s’évanouit pour faire place à un état de conscience stable et permanent. R.
Guénon écrit : « on est certain d’une chose ou on ne l’est pas, on ne peut pas
être plus ou moins certain ». Dans la certitude, il ne peut plus être question
de croire au sens propre de ce mot puisque ce qui définit proprement la
croyance est la part du doute qui lui est consubstantielle et qui en fait « un
état provisoire dans lequel l’adhésion de l’esprit n’est jamais complète ».
Pour se réaliser, cette adhésion doit faire appel aux critères de la vérité qui
sont les « évidences » régulières validant en l’occurrence l’orthodoxie de
l’exotérisme, c'est à dire la théologie et la foi religieuse, mais on sort
alors du domaine de la psychologie car cette question concerne davantage le
point de vue logique comme nous allons le voir avec le développement de certains commentaires s'appuyant sur les données du Nyâya.
La
mémoire
Nous distinguerons deux sortes de mémoire : la mémoire
fonctionnelle que Guénon, dans son Cours de Philosophie, a divisé en
quatre parties et la mémoire proprement psychologique. Pour achever cette
introduction, nous retiendrons l’observation de l’auteur de L’Homme et son
Devenir selon le Vêdântâ concluant le chapitre sur la mémoire qui concerne à
la fois l’une et l’autre de ces deux catégories : « Le phénomène de la
reconnaissance, qui consiste à affirmer qu’un état de conscience présent est
comme une image d’un autre état de conscience qu’on a eu dans le passé, car une
telle affirmation est nécessaire pour que l’état présent soit reconnu comme
souvenir, c’est à dire comme autre que présent, ce phénomène, disons-nous, est
en réalité un jugement analogue par rapport à la simple réminiscence à ce
qu’est la perception par rapport à la sensation.
Il ne peut y avoir, à proprement parler, de
connaissance directe du passé, il y a seulement connaissance du présent
accompagnée de l’idée du passé, qu’on peut appeler l’idée d’un présent autre
que le présent actuel, car c’est comme présent qu’il a été connu.
Cette idée du passé répond psychologiquement à une
difficulté qui est celle-ci : une image se présente à nous avec une force et
une vivacité plus grande que celle que nous considérons comme étant simplement
l’œuvre de notre imagination et de plus, elle est accompagnée de l’idée de
cette même image encore plus forte ; mais la force d’une image est précisément
le caractère auquel nous reconnaissons en général qu’elle doit correspondre à
une réalité extérieure. Nous sommes donc amenés, pour expliquer ce fait, à
déclarer que l’image dont il s’agit a correspondu à une réalité extérieure dans
un présent autre que le présent actuel.
L’idée du “moi” est d’abord, en un sens tout au moins,
l’œuvre du jugement de reconnaissance, donc de la mémoire, mais ensuite cette idée
même s’achève et précise le jugement de reconnaissance, où l’idée d’objet
extérieur réel joue aussi un rôle dans la plupart des cas. »
La mémoire psychologique s’élabore, selon le processus
décrit à l’instant, à partir de toutes les situations comprenant la totalité
des évènements subis ou provoqués tels qu’ils furent perçus dans le cours du
déploiement existentiel jusqu’à l’état actuel d’un être. L’empreinte de ces
perceptions déposées dans la conscience individuelle se manifestera selon les
modalités définies par les émotions et les sentiments qui auront participé à l’“enregistrement”
de ce qui a été consciemment perçu. L’intensité des empreintes enregistrées
constitue le substrat même de la mémoire psychologique.
La prise de conscience de « ce que nous sommes » commence par l’observation
neutre de ces perceptions, en tant que “fluctuations mentales” propres à l’état
de veille, et cela dès qu’elles parviennent à la conscience, ainsi que les
occurrences de la mémoire telles qu’elles furent sollicitées lors des
perceptions antérieures.
C’est ainsi que l’on obtient un “état qualifié” pour
entrer dans une méditation (dhyâna) véritablement opérative : il s’agit
bien d’une voie directe et si la
Délivrance (moksha), suite à l’initiation, est
différée, c’est uniquement en raison de l’interférence des effets
psychologiques de la mémoire qui obture la Réalité non duelle de la Conscience pure. La Réalisation consistera donc à faire apparaître cette mémoire individuelle, dans
sa forme globale, comme rigoureusement nulle au regard de la Conscience pure (çudda
chaitainya).
Les
moyens de connaissance selon le Nyâya Padârtha
L’authenticité de la connaissance dépend à la fois des
conditions et de l’application des moyens de connaissance (pramânas) ; le Védânta reconnait six moyens de
connaissance : Pratyaksha, la
perception sensorielle directe ; Anumana,
l’inférence ; upamâna,
l’analogie ; shabda ou agama, le témoignage valide et les
textes sacrés ; arthâpathi, la présomption ;
anupalabdhi, la non perception.
La perception sensorielle présuppose que le
“percevant” soit en possession de sens valides (le sens de la vue, par exemple,
s’il s’agit d’une perception visuelle, etc.).
L’inférence nécessite pour sa validité, d’une part, la
présence de l’indice (hetu) et du
lieu dans lequel il est perçu, et d’autre part, “la concomitance invariable”
entre l’indice et l’objet inféré, comme dans l’exemple du feu invisible caché
par une colline et de la fumée qu’il dégage, perçue par le sens de la vue. Si
une concomitance véritable est établie entre le feu et la fumée, elle est
qualifiée d’invariable et valide par là même le moyen de connaissance par
inférence, de telle sorte que l’on peut affirmer : où il y a du feu, il y a nécessairement
de la fumée. Ce processus de l’inférence s’applique
à toutes les situations la vie ordinaire nécessitant son usage, et également, pour établir [logiquement] la Réalité métaphysique.
Le témoignage valide concerne donc aussi bien la
connaissance empirique que la connaissance métaphysique ; d’une manière
générale, c’est la parole véridique d’une personne possédant des sens valides,
ayant établi une concomitance invariable avec un mental attentif et
désintéressé, si son témoignage provient d’une inférence. C’est à ces
conditions que la connaissance transmise oralement sera considérée comme juste
ou véridique. Les écrits d’un yogî connaissant la réalité suprême dans les
conditions requises (développement des qualités spirituelles authentiques et
élimination des fluctuations mentale (vritti)
causées par l’ignorance) seront considérés comme shabda pramâna.
La perception sensorielle qui concerne le monde
sensible est considérée comme une connaissance directe car elle ne dépend nullement
des autres pramânas (inférence,
présomption, etc.) tel que dans l’exemple suivant : « si l’on perçoit une
fleur de lotus dans les conditions requises, celle-ci sera immédiatement
identifiée comme un lotus et non comme une tulipe. »
Ce mode direct de perception est appelé pratyaksha. En tant que perception, il
se limite à son domaine propre et reste impuissant pour ce qui concerne la
connaissance de nirguna
brahman.
Il est une autre “forme” de connaissance, appelée
littéralement “connaissance non indirecte” (aparokshanubhuti),
qui est samadhî, c'est-à-dire dénuée
de toute fluctuation mentale. Cette dernière est considérée comme la Connaissance directe
par excellence en raison du fait qu’elle ne nécessite aucun moyen de
connaissance intermédiaire ni aucune perception sensorielle (4). Cette Connaissance (jnâna) ne
relève plus de la dualité du connaisseur et du connu mais de l'adwaita-vâda (la voie non-duelle).
NOTES
(1) « Il
n’y a assurément aucun inconvénient, au point de vue de la méditation
proprement dite, à faire appel au Vêdânta ou à tout autre forme
traditionnelle ; il faut seulement éviter le mélange dans ce qui est en
relation directement avec les rites. » (Lettre de René Guénon, datant du
26 juin 1937, adressée du Caire à louis Caudron).
(2) Dans la
partie “Psychologie” du Cours de Philosophie, Guénon a procédé à plusieurs rectifications au sujet de certains concepts, rejetant les considération délétères, l’analyse sans fin de phénomènes mentaux, les classifications erronées telles que les différentes sortes de “mémoires” déposées, bon
gré mal gré, sous forme d’empreintes dans le subconscient etc.
(3) Par ce terme, il faut
entendre ici l’activité du milieu mental (mânas).
(4) Tous les
moyens de connaissance sont constitués à partir des fluctuations mentales (vritti).
VÊDÂNTASÂRA
DE
SADÂNANDA YOGÎNDRA SARASVATI
cliquer sur le texte pour le lire |
Çloka 1
Je
prends refuge dans le Soi,
l’Indivisible, l’Absolu, Sat Chit Ananda,
au delà du sens des mots et de la pensée ; le fondement de toute choses, à
seule fin d’atteindre le but recherché.
Çloka 2
Ayant contemplé mon guru dans son état libre de toute
illusion, de tout concept duel, advayananda,
j’entreprends d’exposer l’essence du Vêdânta à la lumière de ma connaissance.
Çloka 3
Par le terme Vêdânta, il faut comprendre les moyens de
connaissance* que sont les Upanishads ainsi que les ouvrages favorisant sa
compréhension tel que les Sariraska çûtras** etc..
*Moyen de
connaissance (pramana) :
L’authenticité de la connaissance dépend des conditions et de l’application
juste de ces moyens. Nous rappelons que le Vêdânta reconnait six moyens de
connaissance : Pratyaksha, la
perception sensorielle directe ; anumana,
l’inférence ; upamana,
l’analogie ; shabda ou agama, le
témoignage valide ou les textes sacrées ; arthâpatti, la présomption ;
anupalabdhi, la non perception.
**Sariraska çûtras, c'est-à-dire la
Bhagavad Gîtâ et
les ouvrages de métaphysique
Çloka 4
Etant donné que le Vêdântasâra est un traité du Védânta, les conditions préalables (anubandhas) exigées pour son étude sont les même que pour ces
ouvrages. C’est pourquoi, nous n’avons pas jugé utile de mentionner d’autres anubandhas.
Çloka 5
Les conditions préalables sont :
Qui est qualifié pour étudier le Védânta ? Quel est le sujet de son
étude ? Quelle est la relation entre le sujet du Védânta et cet
ouvrage ? Et, quel est le but de l’étude du Védânta ?
Çloka 6
La personne qualifiée est un aspirant (pramâtâ)* ayant étudié les Védas et les Védângas** selon les règles prescrites, détenant ainsi une connaissance
théorique des textes sacrés, dont le mental purifié est exempt d’obscurité,
s’abstenant d’actes rituels relatifs à l’obtention d’objet désiré (kâmya), d’actes proscrits par les
Ecritures (nishiddha), effectuant les
rites quotidiens obligatoires (nitya),
les rites obligatoires lors de certaines occasions (naimittika) et pratiquant la contemplation (sâdhana).
* Le pramâtâ désigne
celui qui réalise une connaissance juste, ce qui présuppose que son être est en
accord avec la non-violence (ahimsa),
la vérité et la maitrise de soi ; il est proprement la conscience
individualisée (jiva) reflétée dans
le milieu mental.
** les Védângas [textes
auxilliaires des Védas] sont au nombre de six : siksha, la science de l’articulation et de la prononciation ; kalpa, la science des rites ; vyâkarana, la grammaire ; nirukta, la science des termes védiques
et de leurs liens subtils ; chandas,
la prosodie ; jyotisha,
l’astrologie (intégrant l’astronomie).
Çloka 7
Les sacrifices tels que jyotishtoma permettant d’obtenir les fruits désirés comme le
paradis etc. sont nommés kâmya karma.
Çloka 8
Les actes tels que tuer un brahmane etc., entrainant
des conséquences néfastes comme d’aller en enfer etc. sont appelés nishiddha karma et sont proscrits.
Çloka 9
Les rites quotidiens tels que sandyâvandanâ, etc. engendrant le mal s’ils ne sont pas accomplis
sont appelés nitya karma.
Commentaire
« Les rites quotidiens (sandyâvandanâ) » : sandyâ signifie
jonction (du coucher du soleil et de l’aube) ; ils correspondent à trois
moments particuliers de la journée (trisandyâ) :
l’aube, le midi et le crépuscule. Ces rites varient selon le degré de purification
recherché ; il peuvent consister en une simple offrande à une déïté ou en
répétition de prières ou de formules sacrées (mantra) ou bien
encore en une concentration yoguique (prânâyâma). Sandyâvandanâ
signifie littéralement l’adoration d’une déïté (vandanâ).
Çloka 10
Le jâteshti, acte rituel effectué lord de la
naissance d’un enfant, etc. est appelé naimittika
karma ; il doit être pratiqué dans certaines situations occasionnelles.
Commentaire
« Jâtashti » : de jâta, né, et ishti, souhaité ;
acte rituel obligatoire venant à la suite d’un évènement considéré comme ayant
une influence provoquant un état d’impureté (comme, par exemple, lors de la naissance
d’un enfant). Les évènements occasionnant de l’émotion telle que la naissance
et la mort entraînent l’oubli des réalités spirituelles et sont considérés
comme impurs.
(à suivre)