L’ENSEIGNEMENT
DE LA PSYCHOLOGIE
DE
RENÉ
GUÉNON
En 2001, les éditions Archè
Milano ont édité sous le titre Psychologie, (Introduction, notes et choix
des illustrations par Alessandro
Grossato), une partie détachée du Cours
de Philosophie de René Guénon, en
mentionnant qu’il s’agissait d’une attribution. Le
texte qui suit est une mise à jour d’un compte rendu, rédigé pour la revue Vers la tradition (n° 89 et 90), quelques mois avant que Patrice Brecq
ne fasse paraître « Un professeur de philosophie » dans le numéro
spécial de Science sacrée consacré à Guénon. L’authenticité du cours,
remise en cause lors de sa parution, a été certifiée par cette longue étude qui
comportait notamment la reproduction d’une page manuscrite de son auteur. P.
Brecq a publié par la suite des extraits du Cours
de Philosophie dans le n° 123 et 127 de Vers
la Tradition,
puis dans l’unique n° 128 de La Revue Tradition*.
Ce compte rendu s’accorde sur l’essentiel avec l’étude
de P. Brecq, chacun mettant en évidence à sa manière le caractère traditionnel
du Cours de Philosophie. Le travail
d’édition critique, livré par ce dernier pour présenter la prépublication des
inédits, a suscité des réactions plus ou moins confuses de la part de personnes
qui s’imaginent maintenant que Guénon a écrit un simple cours universitaire
comme les autres, ou encore, qu’il s’agit là d’“écrits profanes” qu’il serait
peut-être préférable de ne pas diffuser. Nous pensons que ces affirmations sont
dues à leur ignorance de l’Awaita-vâda,
ou plus simplement, à une connaissance superficielle de l’œuvre de Guénon.
M.R.
* Cf VLT n° 123 :
« Conscience, subconscience, inconscience » ; VLT n° 127 : « Définition
et division de la logique - Les principes logiques » ; La revue Tradition (LRT) n°
128 : « La méthode mathématique ».
***
Métaphysique
et psychologie
Le premier chapitre de Psychologie s’ouvre sur la distinction entre une conception
métaphysique de la psychologie et une conception de la psychologie envisagée du
seul point de vue psychologique (1), comme c’est le cas pour ce qui concerne
l’enseignement de la psychologie moderne dans son ensemble :
« Quand on parle de
psychologie il peut s’agir de deux choses très différentes qu’il est
indispensable de bien distinguer tout d’abord : d’une part, la psychologie métaphysique,
c’est à dire la connaissance de l’âme envisagée en elle-même dans sa véritable
nature, et d’autre part, la psychologie proprement dite positive ou
expérimentale, qui est seulement l’étude des phénomènes mentaux. »
Selon le Vêdânta, sur le
point de vue duquel nous nous sommes basé pour nos commentaires, l’observation
des “phénomènes psychologiques” par le moyen de la concentration et de la “connaissance directe” (pratyaksha) fait l’objet d’une
discrimination (2)
permettant l’accès à la connaissance de l’être et des conditions de son état.
Cette connaissance peut commencer à partir de ce qui est suggéré (p. 52) :
« Nous pouvons aller plus loin, car le phénomène
psychologique est, comme nous l’avons déjà dit, plus directement perçus que les
phénomènes extérieurs, il est donné plus immédiatement que ceux- ci, qui, pour
être perçu c’est-à-dire pour entrer dans le domaine de la conscience doivent
nécessairement revêtir eux aussi un caractère psychologique, et même ce n ’est
qu’à ce titre que leur existence en tant que phénomène est concevable, le mot
même de “phénomène” signifiant
étymologiquement ce qui apparaît (φαινειυ) ».
En énumérant ultérieurement
les méthodes de l’observation des phénomènes psychologiques, Guénon souligne
immédiatement la possibilité de “l’observation objective” pouvant s’effectuer
sans référence immédiate au caractère
subjectif de la mémoire individuelle. Celle-ci,
comme cela sera développé par la suite, relevant spécifiquement du domaine de
la “conscience individuelle” (p. 56) :
« Nos idées
préconçues peuvent aussi exercer une influence sur les faits mentaux que nous
observons en nous et les modifier dans une certaine mesure, mais outre le
recours à la mémoire on peut employer alors l’observation objective au lieu de
l’observation subjective. »
Le chapitre III, « Conscience, subconscience,
inconscience », est essentiel pour comprendre la nature et les limites de
la psychologie et la situer à la place qui lui revient. Comprendre ce qu’est la
conscience est, dans ce domaine, la première chose à envisager. Guénon en a
donné en plusieurs endroits de son œuvre une définition de ses diverses modalités
qui reste à ce jour sans équivalent. Nous en retrouvons ici la formulation
complète (p.72) :
« La conscience claire et distincte, ou la
conscience normale, peut être considérée comme occupant en quelque sorte la
région centrale dans le domaine de la conscience intégrale, et elle a, comme
nous l’avons dit, des prolongements qui occupent le reste de ce domaine. Or, il
est évident que l’on peut envisager des prolongements s’étendant en divers sens
à partir du centre commun auquel ils sont rattachés ; mais le mot de
subconscience, par sa composition, semble indiquer qu’il s’agit uniquement de
prolongements inférieurs de la conscience, et ce sont bien en effet ceux-là
qu’on envisage habituellement sous ce nom. Si donc on admet la subconscience
(et, d’après tout ce que nous avons dit, il faut bien l’admettre), il semble
qu’il y ait lieu aussi d’admettre corrélativement une superconscience,
c’est-à-dire un ensemble de prolongements supérieurs de la conscience, ce que
ne font pas en général les psychologues. Cependant certains ont employé ce
terme de superconscience, mais dans un sens tout différent : ce sont les
psychologues qui admettent une pluralité de consciences, et ils appellent
superconscience la conscience centrale, par opposition aux consciences subordonnées.
Employé de cette façon, ce terme n’est en somme qu’un néologisme inutile,
puisqu’il ne désigne rien de plus que la conscience proprement dite ; il
n’en est pas de même lorsqu’on oppose la superconscience à la subconscience,
comme nous le faisons, en la distinguant en même temps de la conscience
ordinaire ; mais, comme l’étude de ce que peut être la superconscience
ainsi entendue sort entièrement de la psychologie classique, et que même il ne
peut plus y être question proprement de phénomènes psychologiques, il ne nous
est pas possible d’y insister davantage ici, et nous devons nous borner sur ce
point à ces quelques indications » (3).
A la philosophie et à la métaphysique reviennent
logiquement la connaissance, tandis que la conscience, considérée du point de
vue individuel, ressort du domaine de la psychologie et donc de l’ontologie.
Quoi qu’il en soit, ces deux termes sont susceptibles d’une transposition, dés
lors qu’on les envisage d’un point de vue supérieur, et non plus exclusivement
selon les limites de la raison, comme les philosophes le font généralement.
Dans le chapitre XVI des États multiples
de l’Être (4), Guénon distingue la
conscience (individuelle) de la connaissance. Cette conscience
«…dont le domaine est seulement coextensif à celui de
certains états d’être déterminés (…) »
Ces états déterminés sont proprement le champ de la
conscience constitué par les informations sensorielles auxquelles se superpose
la condition psychologique individuelle. Cet ensemble qui représente l’exercice
de ce que les doctrines hindoues désignent par le milieu mental (antahkarana) est l’objet direct d’ahamkâra, la conscience individualisée.
L’auteur du cours de psychologie, suivant le programme
de philosophie de son temps, met en garde l’étudiant sur la considération d’un
“fait” dit “scientifique” qui ne
prenne pas en compte la caractéristique psychologique, et se revendique même de
manière abstraite, de toute psychologie, comme la démarche
moderne a pris l’habitude de l’imposer. Dans le chapitre IV, « la nature
de la conscience », sont réfutées toutes les imprécisions et autres
erreurs qui ont cours au sujet de la conscience. Celle-ci y est en effet
définie comme une unité distincte des faits psychologiques qui se produisent en
elle. Il importe, du point de vue métaphysique, que cette unité ne soit pas
conçue dans une distinction radicale du
sujet et de l’objet, laissant ainsi la place à
«.certains modes de la
pensée qui peuvent être parfaitement conscients et qui sont même de l’ordre le
plus élevé, où une telle distinction ne peut exister. »
Il y a là une référence à la non-dualité dans laquelle
la conscience individuelle a son principe immédiat. Selon le Vêdânta, la
conscience individuelle est définie comme possédant la fonction d’exprimer la Conscience (çaitanya) délimitée (illusoirement) par
identification avec la perception sensible qui s’exprime ordinairement par : « Je suis le corps » (5).
Guénon, enfin, décrit la conscience comme centre de
l’activité de l’être auquel sont subordonnés les sensations, les activités
sensorielles, les facultés mentales, les conditions psychologiques, les états
transitoires, la mémoire etc. (6). Cette énumération
distinctive permet à l’auteur de conclure sur
le caractère radical de la conscience (p. 82) :
« En un mot la conscience, par sa nature et
par ses fonctions, est quelque chose d’irréductible et toute étude que l'on en fait la montre comme une activité d’un
genre tout spécial, qui n’est assimilable à aucun autre. »
Le chapitre V concerne les possibilités de connaissance
analytique sur le fonctionnement de notre personnalité. Leur objet consiste à
intégrer toutes les modalités actives qui lui sont afférentes dés lors qu’elle
entre en contact avec “le monde
phénoménique”. La conscience se manifeste selon trois modalités
irréductibles qui sont : le sentiment, la volonté et l’intelligence. Le
sentiment rentre dans un rapport plus étroit avec le “physiologique” tandis que la volonté est perçue comme moins
obscure que le sentiment car on peut désirer de façon contradictoire et même
désordonnée tandis que 1’on ne peut exercer la volonté que sur le
possible ; l’idée de sentiment ou de désir impossible caractérisant
l’égarement.
Il faut entendre par le titre du chapitre VI,
« Les facultés
intellectuelles », non l’activité intellectuelle au sens où
l’entend Guénon dans son œuvre doctrinale, ni même dans le chapitre 3 du Cours de Philosophie, mais selon son
acception courante, à savoir : l’activité mentale ou le raisonnement au
sens le plus général :
« Toutes les “facultés intellectuelles” sont au
fond des formes diverses d’une même activité :
celle de la conscience. »
Ce chapitre qui est le plus bref de
l’ouvrage mentionne le raisonnement en relation avec le jugement qui, en somme,
ne sont qu’analyses et synthèses. Guénon indique que
«… cependant dans la mesure où ils réclament
l’intervention d’éléments à priori, plus purement intellectuels que tout le
reste, qu’on nomme les principes directeurs de la conscience ; mais en
tant que ce sont là des principes au sens rigoureux de ce mot, leur étude
dépasse le domaine de la psychologie et appartient à la métaphysique. »
L’intellect, principe directeur de la conscience (7), est ici évoqué comme étant actif (ou “agent”) dans
son rapport à la conscience.
Il est important de relever, en
conclusion de ce chapitre (p.92), une référence à la “connaissance intégrale”
telle qu’elle sera formulée de façon plus précise encore dans Les principes du calcul infinitésimal :
« L’agent principal du développement de
l’intelligence c’est l’attention, qui, en permettant de pousser l’analyse très
loin, fournit les éléments de synthèses nouvelles, et dont il y a, peut-être,
lieu d’envisager aussi un autre mode plus élevé, conduisant directement à la
synthèse sans passer par une analyse préalable. Mais l’attention, sous toutes
ses formes, n’est au fond que la conscience portée au degré d’intensité. »
En
effet, métaphysiquement, la conscience elle-même, en tant qu’elle connaît
directement ses propres opérations, est une indication de son identité à l’omniprésence l’Être (8).
Au chapitre XXIII « La raison et
l’intellect », Guénon distinguera
nettement l’intellect pur de la raison (p.196) :
« On pourrait se demander maintenant pourquoi
nous avons dit que l’étude psychologique de l’intelligence s’arrête à la
raison, et pourquoi cette étude ne comprend pas également l’intellect. C’est
que les opérations de l’intellect, en raison du caractère transcendant de cette
faculté, ne peuvent pas être comprises dans les phénomènes mentaux, qui
constituent, par définition, l’objet de la psychologie ; elles échappent même
entièrement à l’ordre phénoménal, par suite de leur universalité ; et, d’autre
part, cette universalité, disons-le en passant, fait que l’intellect pur doit
exister en tous les êtres, au moins virtuellement, tandis que la raison est
particulière à l’homme. »
Pour Guénon, conformément au point de
vue traditionnel hindou, le souvenir s’explique par le pouvoir de synthèse
inhérente à la conscience ; l’imagination n’étant possible que par
l’activité de la mémoire qui permet, lorsque l’attention de la conscience se
concentre sur un objet, d’opérer une analyse ou des analyses, par combinaison
puis par synthèse. Les facultés d’acquisition, le sens intime, les facultés de
conservation (mémoire), l’analyse (abstraction), les facultés d’élaboration, le
jugement, le raisonnement.
Il n’est ici question que de la
conscience à laquelle se soumettent en définitive toutes les opérations
sensorielles, le milieu mental jouant le rôle de coordinateur interne.
Le chapitre VII, « Excitant extérieur et impression », rend compte de
la sensation et de la perception avec le concept général de l’impression (9) que le terme sanskrit vâsana permet de bien
identifier. L’auteur de Psychologie écrit :
« (…) [La sensation] comprend tout ce qui se passe dans l’organisme à partir du moment où il
est soumis à l’influence d’un objet extérieur jusqu’à ce que les mouvements provoqués en lui par l’action
de cet objet aient pris fin
».
Cette définition de la perception d’un phénomène rendu
sensible à la conscience mérite qu’on s’y arrête. Dans l’expérience ordinaire,
l’ensemble de nos impressions sont enregistrées par la mémoire et vont
constituer ce que l’on peut appeler un “réservoir”, dans lequel s’accumulent le
souvenir des actes individuels passés (prârabdha karma). La prise de
conscience immédiate et globale de ces impressions, qui vont ensuite aller
“sommeiller” dans la subconscience, permet de créer progressivement une
distanciation entre la conscience individuelle et le processus de la
perception. Le résultat que représente spirituellement cette opération n’est
qu’une étape préliminaire de la méthode de “dé-superposition” pratiquée dans le
jnâna-marga
du Vêdânta.
Lorsque la conscience de l’être individualisé (aham-pratyaya),
soumis aux désirs inhérents à sa nature (condition, désignés par le terme sankalpa
dont il faut étendre le
sens à la volonté individuelle de vivre et de réaliser objectivement des
expériences sensorielles sans cesse renouvelées) se conjoint à la sensation
(c'est-à-dire le concept général de l’impression), se manifeste alors (à cette
conscience ainsi délimitée), l’adhyâsa du corps grossier. Comme
cela vient d’être dit, ce phénomène ne se limite pas à l’espèce humaine, il se
produit de la même façon chez les animaux, à ceci près que, pour ces derniers,
étant dépourvu de faculté mentale, il leur est impossible d’objectiver les
différentes phases du processus.
Il est précisé dans le Vêdantâsara que le phénomène de l’adhyâsa est le résultat des opération d’attributions (dosa) « constituée par le
moyen de ses propres causes efficientes ». Celles-ci sont au nombre de
trois : le défaut relatif (visaya) concernant l’objet perçu
; le défaut attribué à une ou plusieurs facultés sensorielles (karma dosa)
et le défaut concernant directement les modalités du “sens intime”, c’est à
dire les différentes manières psychologiques par lesquelles se perçoit le
sujet. Guénon définit ainsi une des causes subtiles du processus de l’adhyâsa
:
« Dans la vie ordinaire, nous superposons par habitude
des tendances ou des caractéristiques spéciales, perçues par exemple chez
d’autres personnes, dont les causes psychologiques immédiates résident dans la
préexistence de ces mêmes tendances (ou caractéristiques spéciales) en
soi-même. »
Nous passerons sur les développements concernant la
condition physiologique exigée par la sensation et dont l’effet sensible est
produit par les mouvements cérébraux. Ces derniers sont toujours étroitement
envisagés par la psychologie moderne qui se perd dans l’analyse des
“conceptions phénoménales” et de l’ “activité du système nerveux”. Guénon les
remet en place en distinguant ce qui, au cours de l’impression sensorielle,
provient de la “périphérie” (le monde objectif) et ce qui provient des centres
cérébraux, inclusivement. Ceux-ci ne sont pas la cause, mais bien des
« …conditions immédiates de la production dans
la conscience des sensations élémentaires (…). »
Les émotions, qui viennent ensuite au chapitre VIII
« Les sensations », sont
décrites selon les catégories de la psychologie moderne, mais soigneusement
distinguées de la sensation proprement dite à laquelle se superpose l’émotion
affective. Cette dernière relève plus directement de ce que la tradition
vêdântique désigne par les dvanva, les “paires d’opposés” (J’aime, je
n‘aime pas, plaisirs douleurs, etc.) connues aussi dans la doctrine du Dharma
bouddhique. Nous ne rendrons pas compte par le détail de l’analyse faite
par l’auteur à propos des diverses sensations. La conclusion de la première
partie du chapitre resserre l’attention sur les cinq sens correspondant aux
cinq sensations principales éliminant les autres divisions de
« …certain
moderne [qui] sous prétexte de
compléter ou de perfectionner
[l’énumération en question] n’ont
introduit en somme que des complications inutiles ».
Le développement de l’analyse des sensations avec la
superposition de la mémoire, notamment dans la sensation de l’effort,
représente un intérêt particulier pour ce qui concerne la “pratique technique”,
si l’on peut dire, de la méditation. Guénon écrit (p.104) :
« Il ne faut pas confondre avec la sensation
elle-même ce que l’expérience et la science nous apprennent sur la sensation ;
d’autre part, à force d’avoir fait effort, nous finissons par nous souvenir
toujours, dés le début de l’effort que nous faisons actuellement, des
sensations musculaires que nous avons déjà éprouvées dans des conditions
analogues et alors nous croyons que ces deux faits, à savoir la volonté de
faire l’effort et l’image des sensations musculaires anciennes, ne font qu’un,
alors qu’ils sont seulement contemporain. Nous croyons sentir ce dont nous ne
faisons en réalité que nous souvenir. »
Ce passage met en lumière la complexité du procédé de
“dé superposition” dont nous venons de
parler. La méditation effectuée par le disciple dans la voie de la Connaissance (Jnâna
yoga) consiste à distinguer, de manière effective, les organes des sens des
informations que nous en recevons en ayant recours à l’observation des
“mouvements internes”. Dans le Vêdântasara de Sadânanda, cette
méditation concerne l’activité intellectuelle (buddhi) qui a pour
fonction de certifier la véracité d’une expérience sensorielle, et, c’est au
fond à cette activité que l’on se réfère pour discriminer la sensation de la
mémoire constituée à partir des expériences antérieures et analogues à celles
qui participent à la sensation actuelle. Buddhi, en effet, distingue manas (qui spécifie
l’expérience sensorielle) de citta (la fluctuation mentale, exprimant la
mémoire). Selon le Vêdânta, la fonction de buddhi n’est pas limitée à l’expérience sensorielle ; à
son plus haut degré, elle certifie toute prise de conscience (10) telle
que : « Je ne suis pas le corps,
je suis la pure conscience, le Brahman. ». Si, à ce degré,
l’activité de buddhi a la
capacité de distinguer le permanent du transitoire. seul l’“intellect pur”, qui
est une transposition métaphysique de l’intellect (Buddhi) relève de la non dualité.
La
précision sur la distinction de la connaissance libre de toute référence au
passé constitue un point décisif quant à la possibilité de réaliser l’identité
foncière de notre être réel, qui demeure, quoi que nous fassions, tel qu’il
est, libre de toute mémoire psychologique. C’est bien en effet cette référence
au passé individuel, entendue au sens large, qui représente à la fois un
“obstacle” et, en même temps, une condition limitative rendant possible
l’utilisation de l’ensemble de nos facultés individuelles (11). Dans une perspective initiatique, il convient
naturellement de délimiter le milieu psychique en le situeant rigoureusement à
la place qui lui revient dans chacune de nos expériences afin d’en être
“ontologiquement” affranchi.
Toujours dans ce chapitre VIII, est distingué la
sensation inhérente à l’opération des
sens internes, du sens vital, qui n’est que la
« résultante
générale de toutes les
sensations que nous avons à un moment donné et de tous les états affectifs qui
les accompagnent. »
La sensation ainsi définie est l’“opération des sens
externes” exclusivement, qu’il ne faut pas confondre avec le “sens interne”
(antahkarana) revenant à l’activité
de manas :
« Ce sens interne est la conscience elle-même en tant qu’elle
connaît directement ses propres opérations et en tant qu’elle centralise et
coordonne les données des sens externes et de toutes les autres facultés
particulières. »
Antahkarana en
relation avec pratyaksha correspond
au “Témoin” (shakshi) dont l’acception comprend tous les degrés de
la conscience spirituelle de l’être.
Nous
arrêterons là nos commentaires car cela nous mènerait trop loin d’examiner les
autres chapitres qui représentent encore la moitié de l’ouvrage. Dans la
tradition hindoue, le Samkya et le Nyâya (dans lequel sont envisagés certaines
données de nature psychologique) servent de substrat à la discrimination
védantique. Le Nyâya comprend
notamment l’étude minutieuse des différents moyens de connaissance (12) dont les védantins font l’“application logique”, en
l’occurrence Sadânanda Yogîndra, afin de discriminer le “Spectateur” du
“Spectacle” (13) et préparer le disciple aspirant à la Connaissance de Brahman.
***
Nous ne voudrions pas que ces quelques réflexions
soient interprétées de notre part comme exclusives de toutes autres
considérations. Nous avons choisi le point de vue oriental et spécialement
hindou pour des raisons de clarté et de rigueur. Son approche directe possède
en outre l’avantage de ne donner aucune prise aux tendances actuelles du
psychologisme. Les autres traditions, notamment l’ésotérisme des religions du
Livre possède également leurs développements appliqués à l’ordre subtil,
ceux-ci s’intégrant à leurs cosmologies respectives. La naissance de la
psychologie moderne a été facilitée par les tendances idéologiques issues des
courants de la philosophie humaniste. Il en a résulté un état d’esprit général
foncièrement anti traditionnel, état d’esprit que Guénon s’est toujours
abstenu, dans tous ses ouvrages, de combattre sur son propre terrain. Le Cours de Philosophie ne fait pas
exception. Ceux qui l’étudieront avec attention pourront évaluer pour leur
bénéfice intellectuel les conséquences inévitables de la philosophie telle
qu’elle est enseignée dans les universités et comprendront mieux encore la
“raison technique” pour laquelle Guénon la considérait comme un “obstacle” à l’initiation et la réalisation spirituelle ainsi qu’il
l’écrivait à l’un de ses correspondants (14) :
« (…) comme vous, je
regarde la pensée philosophique comme un obstacle des plus redoutables. Fort
heureusement pour moi, j’ai connu les doctrines de l’Orient à une époque où
j’ignorais à peu près complètement la philosophie, de sorte que, quand j’ai
étudié celle-ci, elle ne pouvait avoir aucune prise sur moi. J’y ai fait
allusion à la fin d’ “Orient et Occident ”, parce que je tiens à ce que l’on
comprenne bien que je ne suis pas allé de la pensée occidentale à la pensée
orientale, mais que je suis, intellectuellement, tout à fait oriental.»
l’Erreur spirite rassemble tous les exemples à l’encontre des dangers et des impasses
aberrantes d’une la puissance psychique désordonnée. L’insistance de ces mises
en garde n’est pas due, comme le pensent certains, à une tournure spéciale de
son tempérament. Elle relève d’un toute autre ordre de réalité. Pour Guénon, la
rigueur intellectuelle a toujours été une priorité, en l’occurrence, celle de
dissiper toute confusion entre l’universalité de la métaphysique et la
multiplicité des méthodes et des “psychologies” qu’elles soient relatives aux
diverses expressions confessionnelles ou à la mentalité moderne comme c’est le
cas ici. Le Cours de Philosophie qui
concerne spécialement l’enseignement de tout ce qui appartient aujourd’hui au
domaine de la pensée présuppose, pour être apprécié d’un point de vue
métaphysique, que le lecteur soit intellectuellement qualifié et en mesure de restituer
la dimension psychologique inhérente au domaine psychique, toujours présente
d’une manière ou d’une autre, dans toutes les doctrines traditionnelles.
Nous ne
pouvons nous empêcher de faire remarquer que la publication de Psychologie met en relief la vanité de
ceux qui ont pensé ou pensent encore que le rénovateur de la Tradition fut victime
d’une « aversion mathématique pour tout ce qui est concret et humain » parce
que « la personne humaine lui est (métaphysiquement) odieuse ». Sans doute
faut-il voir, en l’occurrence dans ces propos excessifs, l’un des signes de la
confusion entre le domaine psychique et le plan supérieur de la métaphysique
pure, confusion qui se manifeste très souvent chez ceux « qui n’envisagent
rien au-delà du monde formel ».
Enfin,
malgré les conditions déplorables de la présentation de ce texte diffusé par
Grossato, il restera bien parmi ses lecteurs ceux qui sauront en tirer le
meilleur parti. Il est d’ailleurs prévu que Le
Cours de Philosophie soit publié, à partir des manuscrits de son auteur,
accompagné d’un appareil critique. Nous faisons le souhait que d’autres inédits
ainsi que la correspondance, viennent de cette manière confirmer que les écrits
du “Grand soufi”, publiés ou non publiés de son vivant, ont bien tous été rédigés
avec la même intention et la même rigueur.
NOTES
(1) Dès
l’introduction, le cours de Guénon se différencie sans aucune ambiguïté de la
psychologie telle qu’elle est étudiée dans l’Enseignement officiel.
(2) Cette
discrimination correspond à la notion de dialectique qui « n’est en somme
rien d’autre que la mise en œuvre ou l’application pratique de la
logique. » Guénon ajoutait en note : « Il est bien entendu que
nous prenons le mot “dialectique” dans son sens originel, celui qu’il avait par exemple
pour Platon et Aristote, sans avoir aucunement à nous préoccuper des acceptions
spéciales qu’on lui donne souvent actuellement, et qui sont toutes dérivées
plus ou moins directement de la philosophie de Hegel. » (Chap. II, Initiation et Réalisation spirituelle, Éd.
Traditionnelle, 1952).
(3) Le texte
reproduit par Grossato étant fautif, nous avons choisi pour cet extrait celui
que P. Brecq a établi à partir des manuscrits de Guénon.
(4) Voir le chapitre
XVI ; Les états multiples de l’Etre, p. 91 et p. 94 : « (...) le mot “conscience”, peut être parfois universalisé, par une
transposition purement analogique, et nous l’avons fait nous même ailleurs pour
rendre la signification du terme sanscrit Chit mais une telle
transposition n’est possible que lorsqu’on se limite à l’Être, comme c’est le
cas pour la considération du ternaire satchidânanda ».
(5) Voir le çloka 69 du Vêdântasâra
de Sadânanda Yogîndra Sarasvati : « Ahamkâra est une fluctuation mentale (vritti) exprimant
l’identification (Abhimana)
de la Conscience
(chit) avec une
entité sensible qui s'exprime par la notion “je” (« je suis le corps », « je suis le mental »
etc.). Le traité de Sadânanda Yogîndra fut traduit en 1929 par
Hiriyanna. Il existe une traduction anglaise plus récente accompagnée de
quelques notes du Swami Nikhilananda (Éd. Advaita Ashrama, Calcutta, 1978).
Voir la traduction mise en ligne sur ce blog, retranscrit de l’enseignement
oral (à partir du sanskrit) d’un swami de l’Ordre de Shankaracharya,
accompagnée de commentaires.
(6) Il est intéressant de noter que
tous ces éléments sont précisément pris en compte dans la pratique de
“dé-superposition”.
(7) Dans le § 3 du Cours de Philosophie, les principes directeurs sont définis comme
« Les principes directeurs de la connaissance », mais ici, dans la section consacrée à la psychologie, ils sont
subordonnés à la conscience. Il en va de même dans les commentaires, en vue de
la pratique de la sadhana, du Védântâsara, où la conscience, quel que
soit le degré envisagé, est toujours considérée comme ultimement intégrée à la “Conscience suprême” (çuddha çaitanya).
(8) La Réalisation effective
présuppose, en effet, d’une manière ou d’une autre, une connaissance directe de
nos fonctionnements subtils. L’observation
des réactions psychologiques n'a évidemment rien à voir avec le processus de
l’analyse, comme certains veulent le laisser entendre. Il ne s'agit en aucun
cas de rentrer dans la “complication” analytique des “nœuds psychiques” mais de
les observer dés leurs apparition, directement, dans leur globalité, ce qui a
pour effet, avec la concentration et la pratique du mantra (japa), de
progressivement les objectiver et de soustraire la conscience de leur “zone
d’influence”. Cette question a été traitée par Guénon, dans « liens et nœuds »
(Symboles fondamentaux de la Science sacrée,
Paris, 1960, Gallimard) :
« (...) D'une façon plus générale,
l’attachement d’un être à son état, en même temps qu’il l’empêche de se libérer
des entraves qui y sont inhérentes, lui fait considérer comme un malheur de le
quitter, ou, en d’autres termes, attribuer un caractère “maléfique” à la mort à
cet état, résultant de la rupture du “nœud vital” et de la dissolution de
l’agrégat qui constitue son individualité. Seul l’être à qui un certain
développement spirituel permet d’aspirer au contraire à dépasser les conditions
de son état peut les “réaliser”comme les entraves qu’elles sont effectivement,
et le “détachement” qu’il éprouve dès lors à leur égard est déjà, au moins
virtuellement une rupture de ces entraves (...). »
(9) Le terme impression doit son origine
à l’imprimerie (du lat. imprimare, presser sur.) que l’on peut
considérer comme une technique moderne tout à fait significative de
l’accumulation quantitative des traces de la mémoire.
(10) Voir les
çloka 67 et 68, du Védântasâra où est décrite la capacité de buddhi
à certifier la
réalité d’une expérience sensorielle. Vers la fin de son traité, Sadânanda
Yogîndra lui donne sa faculté supérieure, à savoir, la connaissance du Brahman.
En tant que reflet de la lumière du Brahman, buddhi est la première
production de prakriti, mais
cependant, comme nous l’avons signalé, à moins que ce terme ne soit
transposée, l’activité intellectuelle qu’il désigne est comprise dans la
dualité du connaisseur et du connu.
(11) Ceci
nous amène à la nécessité de distinguer deux types de mémoire ; celle
relevant de la “mémoire fonctionnelle” et celle provenant de notre ignorance
“réactionnelle”. On peut d’ailleurs qualifier cette dernière de “mémoire
psychologique” puisqu’elle s’élabore à partir des diverses préoccupations de
notre individualité en s’exprimant avec plus ou moins d’intensité, selon son
degré d’attachement mondain. Cette “mémoire psychologique” est la cause de
notre manière consciente ou subconsciente de réagir au “manque” et à la
peur ; elle n’est au fond qu’une “crispation”, une vaine tentative de
sécuriser le “moi”. Il faut noter qu’il n’est guère possible à la conscience
individuelle de saisir les mouvements internes de cette mémoire dés lors
qu’elle est sous l’emprise de l’angoisse.
(12)
L’enseignement du Nyâya reste subordonné à la Connaissance des
Védas, ne perdant jamais de vue le but ultime du Sanatana dharma, à savoir : la transmission de tous les moyens
qu’il est possible de mettre en œuvre afin de parvenir à la Délivrance (moksha).
(13) Comment discriminer le Spectateur du
Spectacle ? drg-drçya-viveka
est le titre d’un traité shankarien, traduit de l’anglais par Marcel
Sauton (Éd. A. Maisonneuve, Paris 1977).
(14) Extrait d’une lettre du 17 août
1924 adressée à Guido Di Giorgio.