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mercredi 1 mai 2013

"PSYCHOLOGIE" extrait du COURS DE PHILOSOPHIE de RENÉ GUÉNON














L’ENSEIGNEMENT DE LA PSYCHOLOGIE

DE

RENÉ GUÉNON




En 2001, les éditions Archè Milano ont édité sous le titre Psychologie, (Introduction, notes et choix des illustrations par Alessandro Grossato), une partie détachée du Cours de Philosophie de René Guénon, en mentionnant qu’il s’agissait d’une attribution. Le texte qui suit est une mise à jour d’un compte rendu, rédigé pour la revue Vers la tradition (n° 89 et 90), quelques mois avant que Patrice Brecq ne fasse paraître « Un professeur de philosophie » dans le numéro spécial de Science sacrée consacré à Guénon. L’authenticité du cours, remise en cause lors de sa parution, a été certifiée par cette longue étude qui comportait notamment la reproduction d’une page manuscrite de son auteur. P. Brecq a publié par la suite des extraits du Cours de Philosophie dans le n° 123 et 127 de Vers la Tradition, puis dans l’unique n° 128 de La Revue Tradition*.
Ce compte rendu s’accorde sur l’essentiel avec l’étude de P. Brecq, chacun mettant en évidence à sa manière le caractère traditionnel du Cours de Philosophie. Le travail d’édition critique, livré par ce dernier pour présenter la prépublication des inédits, a suscité des réactions plus ou moins confuses de la part de personnes qui s’imaginent maintenant que Guénon a écrit un simple cours universitaire comme les autres, ou encore, qu’il s’agit là d’“écrits profanes” qu’il serait peut-être préférable de ne pas diffuser. Nous pensons que ces affirmations sont dues à leur ignorance de l’Awaita-vâda, ou plus simplement, à une connaissance superficielle de l’œuvre de Guénon.
M.R.


* Cf VLT n° 123 : « Conscience, subconscience, inconscience » ; VLT n° 127 : « Définition et division de la logique - Les principes logiques » ; La revue Tradition (LRT) n° 128 : « La méthode mathématique ».



***




Métaphysique et psychologie

Le premier chapitre de Psychologie s’ouvre sur la distinction entre une conception métaphysique de la psychologie et une conception de la psychologie envisagée du seul point de vue psychologique (1), comme c’est le cas pour ce qui concerne l’enseignement de la psychologie moderne dans son ensemble :
« Quand on parle de psychologie il peut s’agir de deux choses très différentes qu’il est indispensable de bien distinguer tout d’abord : d’une part, la psychologie métaphysique, c’est à dire la connaissance de l’âme envisagée en elle-même dans sa véritable nature, et d’autre part, la psychologie proprement dite positive ou expérimentale, qui est seulement l’étude des phénomènes mentaux. »

Selon le Vêdânta, sur le point de vue duquel nous nous sommes basé pour nos commentaires, l’observation des phénomènes psychologiques par le moyen de la concentration et de la “connaissance directe” (pratyaksha) fait l’objet d’une discrimination (2) permettant l’accès à la connaissance de l’être et des conditions de son état. Cette connaissance peut commencer à partir de ce qui est suggéré (p. 52) : 
« Nous pouvons aller plus loin, car le phénomène psychologique est, comme nous l’avons déjà dit, plus directement perçus que les phénomènes extérieurs, il est donné plus immédiatement que ceux- ci, qui, pour être perçu c’est-à-dire pour entrer dans le domaine de la conscience doivent nécessairement revêtir eux aussi un caractère psychologique, et même ce n ’est qu’à ce titre que leur existence en tant que phénomène est concevable, le mot même de phénomène signifiant étymologiquement ce qui apparaît (φαινειυ) ». 

En énumérant ultérieurement les méthodes de l’observation des phénomènes psychologiques, Guénon souligne immédiatement la possibilité de “l’observation objective” pouvant s’effectuer sans référence immédiate au  caractère subjectif de la mémoire individuelle. Celle-ci, comme cela sera développé par la suite, relevant spécifiquement du domaine de la “conscience individuelle (p. 56) :
 « Nos idées préconçues peuvent aussi exercer une influence sur les faits mentaux que nous observons en nous et les modifier dans une certaine mesure, mais outre le recours à la mémoire on peut employer alors l’observation objective au lieu de l’observation subjective. »

Le chapitre III, « Conscience, subconscience, inconscience », est essentiel pour comprendre la nature et les limites de la psychologie et la situer à la place qui lui revient. Comprendre ce qu’est la conscience est, dans ce domaine, la première chose à envisager. Guénon en a donné en plusieurs endroits de son œuvre une définition de ses diverses modalités qui reste à ce jour sans équivalent. Nous en retrouvons ici la formulation complète (p.72) :
« La conscience claire et distincte, ou la conscience normale, peut être considérée comme occupant en quelque sorte la région centrale dans le domaine de la conscience intégrale, et elle a, comme nous l’avons dit, des prolongements qui occupent le reste de ce domaine. Or, il est évident que l’on peut envisager des prolongements s’étendant en divers sens à partir du centre commun auquel ils sont rattachés ; mais le mot de subconscience, par sa composition, semble indiquer qu’il s’agit uniquement de prolongements inférieurs de la conscience, et ce sont bien en effet ceux-là qu’on envisage habituellement sous ce nom. Si donc on admet la subconscience (et, d’après tout ce que nous avons dit, il faut bien l’admettre), il semble qu’il y ait lieu aussi d’admettre corrélativement une superconscience, c’est-à-dire un ensemble de prolongements supérieurs de la conscience, ce que ne font pas en général les psychologues. Cependant certains ont employé ce terme de superconscience, mais dans un sens tout différent : ce sont les psychologues qui admettent une pluralité de consciences, et ils appellent superconscience la conscience centrale, par opposition aux consciences subordonnées. Employé de cette façon, ce terme n’est en somme qu’un néologisme inutile, puisqu’il ne désigne rien de plus que la conscience proprement dite ; il n’en est pas de même lorsqu’on oppose la superconscience à la subconscience, comme nous le faisons, en la distinguant en même temps de la conscience ordinaire ; mais, comme l’étude de ce que peut être la superconscience ainsi entendue sort entièrement de la psychologie classique, et que même il ne peut plus y être question proprement de phénomènes psychologiques, il ne nous est pas possible d’y insister davantage ici, et nous devons nous borner sur ce point à ces quelques indications » (3).

A la philosophie et à la métaphysique reviennent logiquement la connaissance, tandis que la conscience, considérée du point de vue individuel, ressort du domaine de la psychologie et donc de l’ontologie. Quoi qu’il en soit, ces deux termes sont susceptibles d’une transposition, dés lors qu’on les envisage d’un point de vue supérieur, et non plus exclusivement selon les limites de la raison, comme les philosophes le font généralement. Dans le chapitre XVI des États multiples de l’Être (4), Guénon distingue la conscience (individuelle) de la connaissance. Cette conscience
«…dont le domaine est seulement coextensif à celui de certains états d’être déterminés (…) »

Ces états déterminés sont proprement le champ de la conscience constitué par les informations sensorielles auxquelles se superpose la condition psychologique individuelle. Cet ensemble qui représente l’exercice de ce que les doctrines hindoues désignent par le milieu mental (antahkarana) est l’objet direct d’ahamkâra, la conscience individualisée.

L’auteur du cours de psychologie, suivant le programme de philosophie de son temps, met en garde l’étudiant sur la considération d’un “fait dit “scientifique qui ne prenne pas en compte la caractéristique psychologique, et se revendique même de manière abstraite, de toute psychologie, comme la démarche moderne a pris l’habitude de l’imposer. Dans le chapitre IV, « la nature de la conscience », sont réfutées toutes les imprécisions et autres erreurs qui ont cours au sujet de la conscience. Celle-ci y est en effet définie comme une unité distincte des faits psychologiques qui se produisent en elle. Il importe, du point de vue métaphysique, que cette unité ne soit pas conçue dans une distinction radicale du sujet et de l’objet, laissant ainsi la place à
«.certains modes de la pensée qui peuvent être parfaitement conscients et qui sont même de l’ordre le plus élevé, où une telle distinction ne peut exister. »

Il y a là une référence à la non-dualité dans laquelle la conscience individuelle a son principe immédiat. Selon le Vêdânta, la conscience individuelle est définie comme possédant la fonction d’exprimer la Conscience (çaitanya) délimitée (illusoirement) par identification avec la perception sensible qui s’exprime ordinairement par : « Je suis le corps » (5).

Guénon, enfin, décrit la conscience comme centre de l’activité de l’être auquel sont subordonnés les sensations, les activités sensorielles, les facultés mentales, les conditions psychologiques, les états transitoires, la mémoire etc. (6). Cette énumération distinctive permet à l’auteur de conclure sur le caractère radical de la conscience (p. 82) :
 « En un mot la conscience, par sa nature et par ses fonctions, est quelque chose d’irréductible et toute étude que l'on en fait la montre comme une activité d’un genre tout spécial, qui n’est assimilable à aucun autre. »

Le chapitre V concerne les possibilités de connaissance analytique sur le fonctionnement de notre personnalité. Leur objet consiste à intégrer toutes les modalités actives qui lui sont afférentes dés lors qu’elle entre en contact avec “le monde phénoménique”. La conscience se manifeste selon trois modalités irréductibles qui sont : le sentiment, la volonté et l’intelligence. Le sentiment rentre dans un rapport plus étroit avec le “physiologique” tandis que la volonté est perçue comme moins obscure que le sentiment car on peut désirer de façon contradictoire et même désordonnée tandis que 1’on ne peut exercer la volonté que sur le possible ; l’idée de sentiment ou de désir impossible caractérisant l’égarement.

Il faut entendre par le titre du chapitre VI, « Les facultés intellectuelles », non l’activité intellectuelle au sens où l’entend Guénon dans son œuvre doctrinale, ni même dans le chapitre 3 du Cours de Philosophie, mais selon son acception courante, à savoir : l’activité mentale ou le raisonnement au sens le plus général :
« Toutes les “facultés intellectuelles” sont au fond des  formes diverses d’une même activité : celle de la conscience. »

Ce chapitre qui est le plus bref de l’ouvrage mentionne le raisonnement en relation avec le jugement qui, en somme, ne sont qu’analyses et synthèses. Guénon indique que
«… cependant dans la mesure où ils réclament l’intervention d’éléments à priori, plus purement intellectuels que tout le reste, qu’on nomme les principes directeurs de la conscience ; mais en tant que ce sont là des principes au sens rigoureux de ce mot, leur étude dépasse le domaine de la psychologie et appartient à la métaphysique. »

L’intellect, principe directeur de la conscience (7), est ici évoqué comme étant actif (ou “agent”) dans son rapport à la conscience.
Il est important de relever, en conclusion de ce chapitre (p.92), une référence à la “connaissance intégrale” telle qu’elle sera formulée de façon plus précise encore dans Les principes du calcul infinitésimal :
« L’agent principal du développement de l’intelligence c’est l’attention, qui, en permettant de pousser l’analyse très loin, fournit les éléments de synthèses nouvelles, et dont il y a, peut-être, lieu d’envisager aussi un autre mode plus élevé, conduisant directement à la synthèse sans passer par une analyse préalable. Mais l’attention, sous toutes ses formes, n’est au fond que la conscience portée au degré d’intensité. »

En effet, métaphysiquement, la conscience elle-même, en tant qu’elle connaît directement ses propres opérations, est une indication de son identité à l’omniprésence l’Être (8).

Au chapitre XXIII « La raison et l’intellect », Guénon distinguera nettement l’intellect pur de la raison (p.196) :
« On pourrait se demander maintenant pourquoi nous avons dit que l’étude psychologique de l’intelligence s’arrête à la raison, et pourquoi cette étude ne comprend pas également l’intellect. C’est que les opérations de l’intellect, en raison du caractère transcendant de cette faculté, ne peuvent pas être comprises dans les phénomènes mentaux, qui constituent, par définition, l’objet de la psychologie ; elles échappent même entièrement à l’ordre phénoménal, par suite de leur universalité ; et, d’autre part, cette universalité, disons-le en passant, fait que l’intellect pur doit exister en tous les êtres, au moins virtuellement, tandis que la raison est particulière à l’homme. »


Pour Guénon, conformément au point de vue traditionnel hindou, le souvenir s’explique par le pouvoir de synthèse inhérente à la conscience ; l’imagination n’étant possible que par l’activité de la mémoire qui permet, lorsque l’attention de la conscience se concentre sur un objet, d’opérer une analyse ou des analyses, par combinaison puis par synthèse. Les facultés d’acquisition, le sens intime, les facultés de conservation (mémoire), l’analyse (abstraction), les facultés d’élaboration, le jugement, le raisonnement.
Il n’est ici question que de la conscience à laquelle se soumettent en définitive toutes les opérations sensorielles, le milieu mental jouant le rôle de coordinateur interne.

Le chapitre VII, « Excitant extérieur et impression », rend compte de la sensation et de la perception avec le concept général de l’impression (9) que le terme sanskrit vâsana permet de bien identifier. L’auteur de Psychologie écrit :
« (…) [La sensation] comprend tout ce qui se passe dans l’organisme à partir du moment où il est soumis à l’influence d’un objet extérieur jusqu’à ce que les mouvements provoqués en lui par l’action de cet objet aient pris fin ».

Cette définition de la perception d’un phénomène rendu sensible à la conscience mérite qu’on s’y arrête. Dans l’expérience ordinaire, l’ensemble de nos impressions sont enregistrées par la mémoire et vont constituer ce que l’on peut appeler un “réservoir”, dans lequel s’accumulent le souvenir des actes individuels passés (prârabdha karma). La prise de conscience immédiate et globale de ces impressions, qui vont ensuite aller “sommeiller” dans la subconscience, permet de créer progressivement une distanciation entre la conscience individuelle et le processus de la perception. Le résultat que représente spirituellement cette opération n’est qu’une étape préliminaire de la méthode de “dé-superposition” pratiquée dans le jnâna-marga du Vêdânta.
Lorsque la conscience de l’être individualisé (aham-pratyaya), soumis aux désirs inhérents à sa nature (condition, désignés par le terme sankalpa dont il faut étendre le sens à la volonté individuelle de vivre et de réaliser objectivement des expériences sensorielles sans cesse renouvelées) se conjoint à la sensation (c'est-à-dire le concept général de l’impression), se manifeste alors (à cette conscience ainsi délimitée), l’adhyâsa du corps grossier. Comme cela vient d’être dit, ce phénomène ne se limite pas à l’espèce humaine, il se produit de la même façon chez les animaux, à ceci près que, pour ces derniers, étant dépourvu de faculté mentale, il leur est impossible d’objectiver les différentes phases du processus.
Il est précisé dans le Vêdantâsara que le phénomène de ladhyâsa est le résultat des opération d’attributions (dosa) « constituée par le moyen de ses propres causes efficientes ». Celles-ci sont au nombre de trois : le défaut relatif (visaya) concernant l’objet perçu ; le défaut attribué à une ou plusieurs facultés sensorielles (karma dosa) et le défaut concernant directement les modalités du “sens intime”, c’est à dire les différentes manières psychologiques par lesquelles se perçoit le sujet. Guénon définit ainsi une des causes subtiles du processus de l’adhyâsa :
« Dans la vie ordinaire, nous superposons par habitude des tendances ou des caractéristiques spéciales, perçues par exemple chez d’autres personnes, dont les causes psychologiques immédiates résident dans la préexistence de ces mêmes tendances (ou caractéristiques spéciales) en soi-même. »

Nous passerons sur les développements concernant la condition physiologique exigée par la sensation et dont l’effet sensible est produit par les mouvements cérébraux. Ces derniers sont toujours étroitement envisagés par la psychologie moderne qui se perd dans l’analyse des “conceptions phénoménales” et de l’ “activité du système nerveux”. Guénon les remet en place en distinguant ce qui, au cours de l’impression sensorielle, provient de la “périphérie” (le monde objectif) et ce qui provient des centres cérébraux, inclusivement. Ceux-ci ne sont pas la cause, mais bien des
 « …conditions immédiates de la production dans la conscience des sensations élémentaires (…). »

Les émotions, qui viennent ensuite au chapitre VIII « Les sensations », sont décrites selon les catégories de la psychologie moderne, mais soigneusement distinguées de la sensation proprement dite à laquelle se superpose l’émotion affective. Cette dernière relève plus directement de ce que la tradition vêdântique désigne par les dvanva, les “paires d’opposés” (J’aime, je n‘aime pas, plaisirs douleurs, etc.) connues aussi dans la doctrine du Dharma bouddhique. Nous ne rendrons pas compte par le détail de l’analyse faite par l’auteur à propos des diverses sensations. La conclusion de la première partie du chapitre resserre l’attention sur les cinq sens correspondant aux cinq sensations principales éliminant les autres divisions de
« …certain moderne [qui] sous prétexte de compléter ou de perfectionner [l’énumération en question] n’ont introduit en somme que des complications inutiles ».

Le développement de l’analyse des sensations avec la superposition de la mémoire, notamment dans la sensation de l’effort, représente un intérêt particulier pour ce qui concerne la “pratique technique”, si l’on peut dire, de la méditation. Guénon écrit (p.104) :
 « Il ne faut pas confondre avec la sensation elle-même ce que l’expérience et la science nous apprennent sur la sensation ; d’autre part, à force d’avoir fait effort, nous finissons par nous souvenir toujours, dés le début de l’effort que nous faisons actuellement, des sensations musculaires que nous avons déjà éprouvées dans des conditions analogues et alors nous croyons que ces deux faits, à savoir la volonté de faire l’effort et l’image des sensations musculaires anciennes, ne font qu’un, alors qu’ils sont seulement contemporain. Nous croyons sentir ce dont nous ne faisons en réalité que nous souvenir. »

Ce passage met en lumière la complexité du procédé de “dé superposition” dont nous venons de parler. La méditation effectuée par le disciple dans la voie de la Connaissance (Jnâna yoga) consiste à distinguer, de manière effective, les organes des sens des informations que nous en recevons en ayant recours à l’observation des “mouvements internes”. Dans le dântasara de Sadânanda, cette méditation concerne l’activité intellectuelle (buddhi) qui a pour fonction de certifier la véracité d’une expérience sensorielle, et, c’est au fond à cette activité que l’on se réfère pour discriminer la sensation de la mémoire constituée à partir des expériences antérieures et analogues à celles qui participent à la sensation actuelle. Buddhi, en effet, distingue manas (qui spécifie l’expérience sensorielle) de citta (la fluctuation mentale, exprimant la mémoire). Selon le Vêdânta, la fonction de buddhi n’est pas limitée à l’expérience sensorielle ; à son plus haut degré, elle certifie toute prise de conscience (10) telle que : « Je ne suis pas le corps, je suis la pure conscience, le Brahman. ». Si, à ce degré, l’activité de buddhi  a la capacité de distinguer le permanent du transitoire. seul l’“intellect pur”, qui est une transposition métaphysique de l’intellect (Buddhi) relève de la non dualité.
La précision sur la distinction de la connaissance libre de toute référence au passé constitue un point décisif quant à la possibilité de réaliser l’identité foncière de notre être réel, qui demeure, quoi que nous fassions, tel qu’il est, libre de toute mémoire psychologique. C’est bien en effet cette référence au passé individuel, entendue au sens large, qui représente à la fois un “obstacle” et, en même temps, une condition limitative rendant possible l’utilisation de l’ensemble de nos facultés individuelles (11). Dans une perspective initiatique, il convient naturellement de délimiter le milieu psychique en le situeant rigoureusement à la place qui lui revient dans chacune de nos expériences afin d’en être “ontologiquement” affranchi.
Toujours dans ce chapitre VIII, est distingué la sensation inhérente à l’opération des sens internes, du sens vital, qui n’est que la
« résultante générale de toutes les sensations que nous avons à un moment donné et de tous les états affectifs qui les accompagnent. »

La sensation ainsi définie est l’“opération des sens externes” exclusivement, qu’il ne faut pas confondre avec le “sens interne” (antahkarana) revenant à l’activité de manas :
 « Ce sens interne est la conscience elle-même en tant qu’elle connaît directement ses propres opérations et en tant qu’elle centralise et coordonne les données des sens externes et de toutes les autres facultés particulières. »
Antahkarana en relation avec pratyaksha correspond au “Témoin (shakshi) dont l’acception comprend tous les degrés de la conscience spirituelle de l’être.
Nous arrêterons là nos commentaires car cela nous mènerait trop loin d’examiner les autres chapitres qui représentent encore la moitié de l’ouvrage. Dans la tradition hindoue, le Samkya et le Nyâya (dans lequel sont envisagés certaines données de nature psychologique) servent de substrat à la discrimination védantique. Le Nyâya comprend notamment l’étude minutieuse des différents moyens de connaissance (12) dont les védantins font l’“application logique”, en l’occurrence Sadânanda Yogîndra, afin de discriminer le “Spectateur” du “Spectacle” (13) et préparer le disciple aspirant à la Connaissance de Brahman.



***




Nous ne voudrions pas que ces quelques réflexions soient interprétées de notre part comme exclusives de toutes autres considérations. Nous avons choisi le point de vue oriental et spécialement hindou pour des raisons de clarté et de rigueur. Son approche directe possède en outre l’avantage de ne donner aucune prise aux tendances actuelles du psychologisme. Les autres traditions, notamment l’ésotérisme des religions du Livre possède également leurs développements appliqués à l’ordre subtil, ceux-ci s’intégrant à leurs cosmologies respectives. La naissance de la psychologie moderne a été facilitée par les tendances idéologiques issues des courants de la philosophie humaniste. Il en a résulté un état d’esprit général foncièrement anti traditionnel, état d’esprit que Guénon s’est toujours abstenu, dans tous ses ouvrages, de combattre sur son propre terrain. Le Cours de Philosophie ne fait pas exception. Ceux qui l’étudieront avec attention pourront évaluer pour leur bénéfice intellectuel les conséquences inévitables de la philosophie telle qu’elle est enseignée dans les universités et comprendront mieux encore la “raison technique” pour laquelle Guénon la considérait comme un obstacle à l’initiation et la réalisation spirituelle ainsi qu’il l’écrivait à l’un de ses correspondants (14) :
« (…) comme vous, je regarde la pensée philosophique comme un obstacle des plus redoutables. Fort heureusement pour moi, j’ai connu les doctrines de l’Orient à une époque où j’ignorais à peu près complètement la philosophie, de sorte que, quand j’ai étudié celle-ci, elle ne pouvait avoir aucune prise sur moi. J’y ai fait allusion à la fin d’ “Orient et Occident ”, parce que je tiens à ce que l’on comprenne bien que je ne suis pas allé de la pensée occidentale à la pensée orientale, mais que je suis, intellectuellement, tout à fait oriental.»

l’Erreur spirite rassemble tous les exemples à l’encontre des dangers et des impasses aberrantes d’une la puissance psychique désordonnée. L’insistance de ces mises en garde n’est pas due, comme le pensent certains, à une tournure spéciale de son tempérament. Elle relève d’un toute autre ordre de réalité. Pour Guénon, la rigueur intellectuelle a toujours été une priorité, en l’occurrence, celle de dissiper toute confusion entre l’universalité de la métaphysique et la multiplicité des méthodes et des “psychologies” qu’elles soient relatives aux diverses expressions confessionnelles ou à la mentalité moderne comme c’est le cas ici. Le Cours de Philosophie qui concerne spécialement l’enseignement de tout ce qui appartient aujourd’hui au domaine de la pensée présuppose, pour être apprécié d’un point de vue métaphysique, que le lecteur soit intellectuellement qualifié et en mesure de restituer la dimension psychologique inhérente au domaine psychique, toujours présente d’une manière ou d’une autre, dans toutes les doctrines traditionnelles.
Nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer que la publication de Psychologie met en relief la vanité de ceux qui ont pensé ou pensent encore que le rénovateur de la Tradition fut victime d’une « aversion mathématique pour tout ce qui est concret et humain » parce que « la personne humaine lui est (métaphysiquement) odieuse ». Sans doute faut-il voir, en l’occurrence dans ces propos excessifs, l’un des signes de la confusion entre le domaine psychique et le plan supérieur de la métaphysique pure, confusion qui se manifeste très souvent chez ceux « qui n’envisagent rien au-delà du monde formel ».
Enfin, malgré les conditions déplorables de la présentation de ce texte diffusé par Grossato, il restera bien parmi ses lecteurs ceux qui sauront en tirer le meilleur parti. Il est d’ailleurs prévu que Le Cours de Philosophie soit publié, à partir des manuscrits de son auteur, accompagné d’un appareil critique. Nous faisons le souhait que d’autres inédits ainsi que la correspondance, viennent de cette manière confirmer que les écrits du “Grand soufi”, publiés ou non publiés de son vivant, ont bien tous été rédigés avec la même intention et la même rigueur.





NOTES


(1) Dès l’introduction, le cours de Guénon se différencie sans aucune ambiguïté de la psychologie telle qu’elle est étudiée dans l’Enseignement officiel.

(2) Cette discrimination correspond à la notion de dialectique qui « n’est en somme rien d’autre que la mise en œuvre ou l’application pratique de la logique. » Guénon ajoutait en note : « Il est bien entendu que nous prenons le mot “dialectique” dans son sens originel, celui qu’il avait par exemple pour Platon et Aristote, sans avoir aucunement à nous préoccuper des acceptions spéciales qu’on lui donne souvent actuellement, et qui sont toutes dérivées plus ou moins directement de la philosophie de Hegel. » (Chap. II, Initiation et Réalisation spirituelle, Éd. Traditionnelle, 1952).

(3) Le texte reproduit par Grossato étant fautif, nous avons choisi pour cet extrait celui que P. Brecq a établi à partir des manuscrits de Guénon.

(4) Voir le chapitre XVI ; Les états multiples de l’Etre, p. 91 et p. 94 : « (...) le mot “conscience”, peut être parfois universalisé, par une transposition purement analogique, et nous l’avons fait nous même ailleurs pour rendre la signification du terme sanscrit Chit mais une telle transposition n’est possible que lorsqu’on se limite à l’Être, comme c’est le cas pour la considération du ternaire satchidânanda ».

(5) Voir le çloka 69 du Vêdântasâra de Sadânanda Yogîndra Sarasvati : « Ahamkâra est une fluctuation mentale (vritti) exprimant l’identification (Abhimana) de la Conscience (chit) avec une entité sensible qui s'exprime par la notion “je” (« je suis le corps », « je suis le mental » etc.). Le traité de Sadânanda Yogîndra fut traduit en 1929 par Hiriyanna. Il existe une traduction anglaise plus récente accompagnée de quelques notes du Swami Nikhilananda (Éd. Advaita Ashrama, Calcutta, 1978). Voir la traduction mise en ligne sur ce blog, retranscrit de l’enseignement oral (à partir du sanskrit) d’un swami de l’Ordre de Shankaracharya, accompagnée de commentaires.

(6) Il est intéressant de noter que tous ces éléments sont précisément pris en compte dans la pratique de “dé-superposition”.

 (7) Dans le § 3 du Cours de Philosophie, les principes directeurs sont définis comme « Les principes directeurs de la connaissance », mais ici, dans la section consacrée à la psychologie, ils sont subordonnés à la conscience. Il en va de même dans les commentaires, en vue de la pratique de la sadhana, du Védântâsara, où la conscience, quel que soit le degré envisagé, est toujours considérée comme ultimement intégrée à la “Conscience suprême” (çuddha çaitanya).

(8) La Réalisation effective présuppose, en effet, d’une manière ou d’une autre, une connaissance directe de nos fonctionnements subtils. L’observation des réactions psychologiques n'a évidemment rien à voir avec le processus de l’analyse, comme certains veulent le laisser entendre. Il ne s'agit en aucun cas de rentrer dans la “complication” analytique des “nœuds psychiques” mais de les observer dés leurs apparition, directement, dans leur globalité, ce qui a pour effet, avec la concentration et la pratique du mantra (japa), de progressivement les objectiver et de soustraire la conscience de leur “zone d’influence”. Cette question a été traitée par Guénon, dans « liens et nœuds » (Symboles fondamentaux de la Science sacrée, Paris, 1960, Gallimard) :
« (...) D'une façon plus générale, l’attachement d’un être à son état, en même temps qu’il l’empêche de se libérer des entraves qui y sont inhérentes, lui fait considérer comme un malheur de le quitter, ou, en d’autres termes, attribuer un caractère “maléfique” à la mort à cet état, résultant de la rupture du “nœud vital” et de la dissolution de l’agrégat qui constitue son individualité. Seul l’être à qui un certain développement spirituel permet d’aspirer au contraire à dépasser les conditions de son état peut les “réaliser”comme les entraves qu’elles sont effectivement, et le “détachement” qu’il éprouve dès lors à leur égard est déjà, au moins virtuellement une rupture de ces entraves (...). »

(9) Le terme impression doit son origine à l’imprimerie (du lat. imprimare, presser sur.) que l’on peut considérer comme une technique moderne tout à fait significative de l’accumulation quantitative des traces de la mémoire.

(10) Voir les çloka 67 et 68, du Védântasâra où est décrite la capacité de buddhi à certifier la réalité d’une expérience sensorielle. Vers la fin de son traité, Sadânanda Yogîndra lui donne sa faculté supérieure, à savoir, la connaissance du Brahman. En tant que reflet de la lumière du Brahman, buddhi est la première production de prakriti, mais cependant, comme nous l’avons signalé, à moins que ce terme ne soit transposée, l’activité intellectuelle qu’il désigne est comprise dans la dualité du connaisseur et du connu.

(11) Ceci nous amène à la nécessité de distinguer deux types de mémoire ; celle relevant de la “mémoire fonctionnelle” et celle provenant de notre ignorance “réactionnelle”. On peut d’ailleurs qualifier cette dernière de “mémoire psychologique” puisqu’elle s’élabore à partir des diverses préoccupations de notre individualité en s’exprimant avec plus ou moins d’intensité, selon son degré d’attachement mondain. Cette “mémoire psychologique” est la cause de notre manière consciente ou subconsciente de réagir au “manque” et à la peur ; elle n’est au fond qu’une “crispation”, une vaine tentative de sécuriser le “moi”. Il faut noter qu’il n’est guère possible à la conscience individuelle de saisir les mouvements internes de cette mémoire dés lors qu’elle est sous l’emprise de l’angoisse.

(12) L’enseignement du Nyâya reste subordonné à la Connaissance des Védas, ne perdant jamais de vue le but ultime du Sanatana dharma, à savoir : la transmission de tous les moyens qu’il est possible de mettre en œuvre afin de parvenir à la Délivrance (moksha).

(13) Comment discriminer le Spectateur du Spectacle ? drg-drçya-viveka est le titre d’un traité shankarien, traduit de l’anglais par Marcel Sauton (Éd. A. Maisonneuve, Paris 1977).

(14) Extrait d’une lettre du 17 août 1924 adressée à Guido Di Giorgio.











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