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LE SHAYKH
SHÂ’A BAHÂ AD-DÎN NAQSHABANDÎ
Extrait traduit de l’ouvrage :
JAILLISSEMENT DE LA SOURCE DE VIE (Rishahât
al-‘ayn al-hayât)*
du Sheykh ‘Alî bin Usîn al-Wâ’idh
al-Hurwy.
À ce moment là, le Khawâjah était occupé. Amîr le fait demander et s’adressant à lui, il dit : « Ô mon fils, Bahâ ad-Dîn, j’ai rempli mon devoir concernant l’ordre de Bâbâ as-Sammassi à ton sujet, lorsqu’il m’a dit “J’ai fait tout mon possible pour t’éduquer, de même toi, ne sois pas défaillant quant à l’éducation de mon fils Bahâ ad-Dîn. J’ai accompli ce qu’il m’a ordonné” ». Puis, pointant son doigt vers sa noble poitrine, il a dit : « J’ai vidé les seins de la connaissance pour toi et ainsi a été délivré l’oiseau de ta nature spirituelle (ruhânîya) de l’œuf de la nature humaine (basharîya). Mais le faucon de ta himmah (ferveur spirituelle), évolue dans les hauteurs et je t’autorise à présent à visiter les contrées. Si te parviens le goût des connaissances venant des turcs et des tadjiques, prends-le et n’hésite pas à le demander par le moyen de ta himmah ». Le khawâjah a dit : « Ces paroles, venant de la présence d’Amîr Kulâl, ont été la cause de mon épreuve, car si j’étais resté dans l’obéissance convenue à son égard, je me serais tenu éloigné de l’épreuve et rapproché de la sérénité ». Après cela, il fréquenta Mawlana Arifân durant sept années puis s’astreignit à la compagnie du Sheykh Qatham et de Khalîl Atâ (durant douze ans pour ce qui concerne ce dernier). Il se rendit à la Mecque deux fois, la deuxième fois en compagnie de Mohammad Parsâ. Arrivé au Khorasan, il envoya Mohammad Parsâ et ses disciples (âsahâbu hu) par la route de Bawrad vers Nishapur tandis que lui-même se rendit à Hérat afin de rencontrer Mawlânâ Zîn ad-Dîn Abu Bakr at-Tâ’îbâdî auprès duquel il resta trois jours. Il se dirigea ensuite vers le Hijaz et retrouva les disciples à Nîchâpûr. Il demeura un temps à Merv et rentra enfin à Boukhara pour y rester jusqu’à la fin de sa vie. Le détail de ses états est mentionné dans ses Mâqâmat.
Lorsqu’Amîr Kulâl, durant la maladie qui lui fut fatale, fit une allusion et indiqua aux disciples de suivre Bahâ ad-Dîn, ceux-ci dirent : « Il ne t’a pas suivi dans le dhikr à voix haute, comment pourrions-nous le suivre ? ». Amîr Kulâl leur répondit : « Tout acte venant de lui est fondé sur la Sagesse divine (5), sans aucun choix individuel de sa part ». Puis il déclara, citant un vers de poésie persane : « Ô Toi dont j’exécute toutes les actions en conformité avec ce que Tu sais ! ». Parmi les aphorismes des Khawâjagân, il y a celui-ci : « Si Il te fait paraître sur la scène publique sans ta volonté propre, ne crains rien ; mais si tu décides de te manifester selon une initiative individuelle, alors, soit dans la crainte ».
Évocation de la disparition de Bahâ ad-Dîn par notre
maître Mawlânâ Muskîn (pauvre) qui fut l’un des grands de ce temps là.
« Le sheykh Nûr ad-Dîn al-Khalwatî
mourut à Boukhara et, alors que Bahâ ad-Dîn Naqshaband assistait à la réunion
prévue pour les « condoléances », les pleurs ont augmentés et les plus faibles
se sont mis à crier d’une manière peu convenable, ce qui a provoqué en lui la
réprobation. Il leur a interdit de se lamenter (6) et chacun alors a parlé
selon son état en exprimant ses doléances.
Le sheykh Bahâ ad-Dîn a dit : «
Lorsque ma vie arrivera à son terme, informez les derviches de ma mort ». A son
tour Mawlânâ Muskîn déclara : « Ces paroles sont toujours restées
dans mon cœur jusqu’à ce que la maladie du Khawâjah l’emporte. Il était alors
parti pour Kârwân Sarây’nî. L’élite de ses compagnons resta auprès de lui
durant sa maladie. Il leur prêtait une attention particulière en se tournant
vers chacun d’eux. Lorsque l’heure arriva, il leva les mains et dans un dernier
souffle, fit une longue prière (du’â),
puis essuya son noble visage avec ses deux mains bénies. Il quitta ce monde
dans cet état ».
Notre sheykh rapporte (7) que Mawlânâ ‘Alâ ad-Dîn Ghujduwânî
a dit : « J’étais en présence de Bahâ ad-Dîn durant sa maladie et à ses
derniers moments, alors que l’âme allait sortir. Lorsqu’il m’a vu, il dit “Ô
’Alâ, mets toi à table (8) et mange
!”, il m’appelait toujours ‘Alâ. Il me convia ainsi et j’ai mangé deux ou trois
bouchés afin de lui obéir, mais je ne ressentais aucune faim dans cet état.
J’ai alors replié la nappe, mais il a rouvert les yeux. Me voyant faire, il a
réaffirmé “mets-toi à table et mange !”, j’ai avalé encore deux bouchées et
lorsque je repliais de nouveau la nappe, il me dit “Prends de la nourriture !
Il faut qu’il mange beaucoup et qu’il s’occupe beaucoup (9)”, répétant ceci quatre fois ! A ce
moment, les disciples en étaient à se demander à qui le khawâjah allait
transmettre la guidance, à qui allait-il confier cette charge et les affaires
des foqarah. Le Khawâjah perçut leurs pensées et dit “Pourquoi me
perturbez-vous ? Allâh est celui qui décrète ; ces choses là ne dépendent pas
de moi. S’il veut vous faire l’honneur de cette fonction, il vous sera
manifesté des signes”. Le Khawâjah’Alî Dâmâd, lequel faisait parti des
serviteurs du Khawâjah, a dit : « Au moment de sa dernière maladie, le Khawâjah
m’ordonna de creuser la tombe à l’endroit illuminé où il reposera. Lorsque
j’eus terminé, je revins auprès de lui et pensai intérieurement - qui sera le
murshîd après ? vers qui se déplacera l’Irshâd ? (10) - . Il leva sa tête bénie
et dit “ La parole est celle que j’ai prononcé de manière définitive durant mon
voyage dans le Hijaz ; quiconque désire me voir, qu’il regarde le Khawâjah
Mohammad Pârsâ” ». Deux jours après avoir prononcé ces paroles, il partit vers
la miséricorde de Dieu. Le khawâjah ‘Alâ ad-Dîn al-‘Attâr a dit : « J’ai récité
la sourate Yâ Sîn pendant le départ du Khawâjah, et, arrivé au milieu de la
sourate, les lumières ont commencé à se manifester. J’ai invoqué la parole du
Tawhîd (11), et le souffle du Khawâjah s’est ensuite arrêté ». Il avait atteint
sa soixante treizième années et entamé la soixante quatorzième. Il disparut le
3 Rabi’a al-awwal, dans la nuit du dimanche au lundi en l’année 791 de
l’Hégire.
Traduit et annoté par
Raouf Ghairî.
NOTES
*Litt. ; « Suintements
perlant de la source de vie ».
(1) D’après le nom du célèbre
contemporain du Prophète qui fut éduqué par ce dernier sans jamais l’avoir
rencontré dans ce monde. Ce terme désigne ceux qui bénéficient d’une éducation
spirituelle prodiguée par l’esprit d’un maître qui n’est plus dans le monde
sensible
(2) C’est à dire caché ou silencieux.
Le dhikr khafî est spécifique à la
tarîqah Naqshabandiyyah.
(3) La’azimah consiste à
ne pas choisir la facilité dans l’accomplissement des œuvres, mais à
s’astreindre au maintient du niveau demandant le plus d’exigence.
(4) Taslîm :
acceptation joyeuse et volontaire de la Volonté divine.
(5) Nous avons ici l’expression de «
sagesse divine » (al-hikmah al-ilâhiyyah) que René Guénon avait signalé comme étant
l’équivalent numérique du mot çûfî
(valeur 186). Le Sheykh indique de cette manière indirecte la réalisation de
son disciple.
(6) Il est intéressant de noter le
commentaire d’A. K. Coomaraswamy à propos d’un texte hindou sur le voyage
posthume de l’être vers l’immortalité : «...“ Partant d’ici avec le Soi
Prescient (prajnâtmanâ), il est re-né
(samabhavat) immortel ” ; en
général, il est admis qu’une pleine vie ici-bas, comprise de manière
sacramentelle, doit impliquer une pleine vie là-bas ; et pour cette raison la
mort est traditionnellement une occasion de réjouissance plutôt que de
doléance. Pour ceux qui connaissent leur Soi, il ne peut y avoir aucune peur de
la mort. La manifestation d’un chagrin lors des funérailles (crémation)
indienne est exceptionnelle ; lorsque a lieu une telle manifestation, même un
paysan dira ; “ pauvre homme, il ne connaît pas mieux” » [notes du traducteur].
(7) Il s’agit du maître de l’auteur, à
savoir Mawlânâ Naçîr ad-Dîn Khawâjâh ‘Ubaîdul-Llâh.
(8) La « table » est ici une simple
nappe sur laquelle on dispose les mets.
(9) Remarquons comment par un simple
passage du pronom personnel au pronom impersonnel, le sheykh assiste
efficacement son disciple…exemple d’un enseignement très direct.
(10) i.e.,
la fonction de guide spirituel.
(11) Al-kalimatu-tayba, Litt. : « Il n’y a pas de dieu si ce n’est Dieu ».
Quelques aspects complémentaires
concernant la vie du fondateur de la tariqah Naqshabandiyyah tels qu’ils
furent consignés dans les textes hagiographiques.
Récits
Il est généralement
admis que Bahâ ad-Dîn al-Naqshabandî naquit en Janvier 1340 à Kasri (Arifân).
Trois jours après sa naissance, le mushîd Mohammed Bâbâ as-Sammâssî
arriva à Kasri-Hindwân avec ses murid. Le père de Bahâ ad-Dîn lui
apporte son fils qu’il prit dans ses bras. Le Khawajah l’accepta comme enfant
et fit remarquer qu’un parfum spécial émanait du sol, ce qui était le signe
qu’un homme était né (1) et que cet homme était bien celui qu’il tenait dans ses bras. C’est à
l’âge de dix huit ans que Bahâ ad-Dîn fut envoyé par son père chez Mohammed
Bâbâ as-Sammâssî où il servit son maître avec une ferveur et un dévouement tel
que ce dernier dut tempérer son ardeur. Après la disparition de Bâbâ
as-Sammâssî, Bahâ ad-Dîn Naqshaband est amené à Samarkand par son grand-père en
vue de le marier. Il est présenté à plusieurs derviches qui lui donnèrent la
bénédiction. C’est alors qu’il rentre en possession du turban de khawajaki
‘Aziz ‘Alî ar-Ramatâni, le Maître d’as-Sammâssî.
Durant cette période, il vit en songe le vénérable Hakîm Atâ, un grand sheykh turc qui le recommanda à un derviche dont il perçut clairement le visage. Il se confia à l’une de ses grand-mères très fervente qui lui affirma que beaucoup de bien lui viendrait des shuyukh turc. Il se mit en quête et rencontra effectivement le derviche au bazar de Bukhâra. Il le reconnu tout de suite, son nom était Khalîl, mais il ne réussit pas à lui parler. Perplexe, il revint le soir chez lui. A ce moment, quelqu’un le visita pour lui dire que le derviche Khalîl désirait le voir. Il se rendit immédiatement à sa demeure où il fut admis. Il voulu lui raconter le songe mais Khalîl lui dit en turc ; « Ce que tu a reçu comme signe, nous le savons, point n’est besoin de nous le raconter. » Il fut étonné et éprouva spontanément une grande sympathie pour lui. Il se mit à son service et constata des choses étonnantes. Après quelques temps, le derviche s’empara du pouvoir en Transoxiane, devint le sultan Khalîl et la royauté lui revint. Ce fait fut l’occasion pour Bahâ ad-Dîn de servir et de participer à de grandes actions et son éducation qui commençait s’accompagna immédiatement d’une grande ferveur. Le profit qu’il tira de cet apprentissage fut immense pour son cheminement dans la voie. Il exécuta publiquement les ordres durant six années avec le privilège d’être le confident intime du sultan. Ce dernier avait coutume de dire que tous ceux qui le servait afin de plaire à Dieu - le très haut - deviendraient grands parmi les hommes. Bahâ ad-Dîn Naqshaband comprenait bien qu’il était vain d’exalter et de magnifier les princes pour leur pouvoir et l’éclat de leur magnificence car ceux-ci les tiennent de l’Unique et du Noble par excellence qui leur procure la manifestation de sa propre puissance et de sa propre grandeur. Lorsque l’empire du sultan s’effondra et que son royaume, ses serviteurs et ses courtisans se dissipèrent, Bahâ ad-Dîn revint s’établir à Rewartûn, un des villages de Bukhâra.
C’est durant cette période que sa détermination pour la voie initiatique prit forme et en effet, un jour, une voix en lui se fit entendre : « Le temps est arrivé de te tourner exclusivement vers Notre Majesté. » Fortement ému, il sort de sa maison, s’immerge entièrement dans une rivière qui coule à proximité et accomplit une salâh rak’ataîn. L’habitude lui était venue de se promener la nuit dans les environs de Bukhâra et de visiter les tombeaux. Durant l’une de ses visites nocturnes, à proximités de trois tombeaux (Maqâm d’un Walî), il aperçut pour chacun une lampe allumée remplie d’huile dont la mèche devait être sortie à l’aide du pouce afin qu’elle ne s’éteigne pas. Ainsi au Maqâm du Khawâjah Mohammad Wasî, il reçoit l’injonction de se rendre à celui du Khawâjah Mahmûd Anjîr Faghnawî. Une fois rendu sur les lieus, deux hommes se présentèrent, tirèrent leurs épées pour le forcer à monter sur un cheval qu’ils dirigèrent vers le mausolée de Mâzdâkhân. Arrivé peu avant l’aube au Maqâm du Khawâja, il observe qu’une lampe et sa mèche sont présentes de la même manière. Se tournant alors vers la Qiblah, Bahâ ad-Dîn quitte l’usage de ses sens ordinaires. C’est alors que s’ouvre le mur du coté de la Qiblah et qu’apparaît un grand trône sur lequel siège un homme d’une grande noblesse caché par un rideau vert. Autour du trône se répartissaient quelques hommes parmi lesquels il reconnu le Khawâjah Muhammad Bâbâ as-Sammâssî. Sachant qu’il n’était plus de ce monde, il se demanda qui était ce noble personnage ainsi que ses compagnons. L’un d’eux, s’adressant à lui, présente le grand homme sur le siège comme le vénérable Khawâjah ‘Abdul-Khâliq Ghujdawâni avec, autour de lui, ses successeurs ; Khawâjah Ahmed as-Sadiq, Khawâjah Awliyâl-Kalâm, Khawâjah ‘Arif ar-Rewagarî, Khawâjah Mahmud Angir Fahnawî et le khawâjah Mohammad Bâbâ as-Sammâssî. En arrivant à ce dernier, celui-ci lui confirma la rencontre qu’il eut avec lui durant son séjour terrestre et le don du turban qu’il lui fit à ce moment là. Bahâ ad-Dîn reconnu la rencontre et avoua ne plus rien savoir du turban étant donné tout le temps écoulé depuis. Le compagnon lui répondit que le turban était toujours chez lui et que cette faveur lui avait été accordée afin qu’un malheur puisse être réparé par l’intervention de la baraka dont il était imprégné. Les sages assemblés dirent alors que le vénérable Grand Khawâjah – que Dieu sanctifie son secret – allait l’instruire au sujet du chemin qu’il devait parcourir dans la voie de Dieu. On retira le rideau vert et Bahâ ad-Dîn salua le khawâjah qui lui enseigna les choses relatives au commencement, les choses relatives au milieu, et les choses relatives à la fin de la Voie. Parmi ses paroles, il y eut celles-ci : « Les lampes à huile que tu viens de voir se rapportent à ton état. Tu es parfaitement qualifié pour emprunter cette voie mais il convient de donner un coup de pouce à la mèche de la disposition afin qu’elle s’allume et révèle les mystères. Il est nécessaire de mettre en œuvre toutes ses capacités pour que se produise le résultat escompté ». Il dit aussi : « A toutes les stations, tu dois suivre la Shari’ah, observer les commandements et éviter les interdits. Tu dois t’en tenir fermement à la tradition, t'abstenir des licences et des erreurs et toujours suivre les Ahâdîth du Prophète (‘a s). Tu dois étudier et apprendre les récits et les œuvres du Prophète (‘a s) ». Lorsque le Khawâjah eut terminé, ses successeurs s’adressèrent à Bahâ ad-Dîn et lui demandèrent d’aller auprès de Mawlânâ Shams ad-Dîn Aibankatawî pour l’informer que c’est bien un homme turc qui est en droit au sujet d’une querelle qui l’oppose à un certain porteur d’eau et d’aller l’expliquer à ce dernier. Au cas où il ne reconnaîtrait pas ses tords, il devrait lui dire : « O porteur d’eau qui a soif ». Le porteur d’eau, ayant par ailleurs fauté avec une femme devenue enceinte, la fit avorter et enterra l’avorton dans un endroit désigné, sous une vigne. Lui expliquant tout ceci, il ajouta : « Lorsque tu auras rapporté ces propos à Mawlânâ Shams ad-Dîn, tu te rendras le lendemain à l’aube à Nasaf auprès du Maitre Sayyid Amîr Kulâl après t’être procuré trois raisins secs. Tu emprunteras le chemin qui traverse le sable mort. Une fois arrivé au désert de Farâjûn, tu croiseras un vieillard qui te donnera un pain chaud. Tu le prendras sans rien dire. Tu rejoindras ensuite une caravane et en la dépassant tu rencontreras un cavalier à qui tu parleras et qui se repentira devant toi. » Et encore : « N’oublie pas d’être en possession du turban de ‘Azizân lorsque tu paraîtras devant Amîr Kulâl ». L’assemblée congédia Bahâ ad-Dîn qui reprit l’usage ordinaire de ses sens. Dés le lever du jour, il retourna à Rewartûn et demanda aux gens de sa maison ce qu’il en était du turban. Après lui avoir indiqué l’endroit, il le prit, fut transporté, et pleura. Il se rendit sur l’heure à Aibankata et accomplit la Salat al-fajr à la mosquée de Mawlâna Shams-ad-Dîn. En se relevant, il dit ; « Je suis porteur d’un message » et il raconta tout ceci à Mawlâna. Le porteur d’eau qui était présent refusa d’admettre que le turc avait raison. Bahâ ad-Dîn lui révéla les preuves par le fait qu’il avait soif et demeurait sans situation dans le monde. Le voyant muet, Shah Naqshband ajouta que le porteur d’eau avait fauté avec une femme devenue enceinte et fait avorter cette dernière, l’avorton se trouvant à l’endroit susdit. Le porteur d’eau nia tout. Mawlâna et les gens de la mosquée se rendirent près de la vigne et trouvèrent l’avorton. Le coupable implora le pardon tandis que Mawlâna et les gens de la mosquée pleurèrent. Le lendemain a l’aube, alors que Bahâ ad-Dîn prenait trois raisins secs et se préparait à partir pour Nasaf par la route du sable mort, Mawlâna l’appela et lui déclara en lui témoignant beaucoup d’amitié : « Tu es devenu comme malade de chercher ce chemin. Nous en possédons le remède. Reste ici et nous te donnerons une éducation ». Bahâ ad-Dîn lui répondit qu’il était l’enfant d’autres que lui et qu’il ne devait pas saisir le sein de l’éducation sur son chemin. Le vénérable Maître Shams ad-Dîn se tut et lui donna la permission de partir. Plus tard, il arriva dans le désert de Farâjûn et rencontra un vieillard qui lui offrit un pain chaud. Il le prit et reprit sa route sans rien dire. Arrivant à la hauteur d’une caravane, les voyageurs lui demandèrent d’où il venait et depuis quand il était parti. Il les informa et il rencontra ensuite un cavalier qui, effrayé, le questionna sur son identité. Il répondit alors : « C’est devant moi que tu dois te repentir ». Le cavalier descendit promptement de sa monture, le supplia abondamment et fit pénitence. Il renversa dans le sable toutes les outres de vin qu’il transportait. Il arriva enfin à la frontière de Nasaf et se rendit chez le Maître Seyyid Amîr Kulâl. Bahâ ad-Dîn déposa le turban de ‘Azizan devant lui. Le Seyyid garda le silence un moment et dit ; « C’est bien le turban de ‘Azizan ». Il lui enseigna le dhikr et lui fit réciter, dans le secret du cœur, la voie cachée. Il suivit cet enseignement durant un certain temps et ne pratiqua pas le dhikr en commun (‘Alaniyah).
On rapporte que durant cette période, par une nuit d’un hiver particulièrement redoutable, revêtu uniquement d’une peau de mouton, les pieds blessés par les épines et les cailloux des chemins, Shâh Naqshband errait aux alentours et éprouva soudain le désir de parler au Seyyid Amîr Kulâl. Lorsqu’il entra dans sa maison, il aperçut le murshid assis dans un coin, entouré de ses derviches. Le regard du maître se porta sur lui et il lui demanda qui il était. On lui répondit et le Seyyid ordonna de le chasser au plus vite de la maison. Bahâ ad-Dîn sortit et son âme excédée fut sur le point de rompre la bride de la soumission et du respect, mais il comprit immédiatement que cette humiliation satisfaisait le Tout-Puissant. Il posa sa tête sur le seuil de la puissance et pensa que, quoi qu’il arrive, il demeurerait ainsi. Il neigea un peu et fit très froid. A l’aube, Seyyid Amîr Kulâl sortit de sa demeure et posa son noble pied sur la tête de Bahâ ad-Dîn. Il le releva, le prit dans ses bras, le fit rentrer chez lui, retira son propre vêtement et lui donna en disant : « Mon enfant, c’est à ta taille que l’on a cousu ce vêtement de bonheur ». Il retira de sa main bénie les épines plantées dans son pied, lava ses blessures et lui témoigna beaucoup d'amitiè (2). Un autre récit relate qu’une autre nuit d’hiver à Rewartûn ; devant accomplir le ghusl (la grande ablution) et ne voulant pas déranger, il sortit du lieu dans lequel il se trouvait et se mit à la recherche d’une réserve d’eau. Il arriva ainsi jusqu’à Kasrul ’Arifân où se trouvait un bassin recouvert de glace. Il brisa la glace, pratiqua la grande ablution puis revint à Rewartûn.
On raconte qu’au début de son parcours dans la Voie, Bahâ ad-Dîn passant un jour à proximité d’un groupe d’hommes trés occupé à jouer, en remarqua deux particulièrement absorbés. L’un, malgré qu’il ait fini par perdre tout son argent ainsi que le crédit qu’on lui avait accordé, enivré par le feu de sa passion, déclara : « Mon cher, vous avez tout gagné, et même si tout est fini, je ne bougerais pas d’ici ». Depuis ce jour, impressionné par l’intensité et la détermination passionnée de ce joueur, l’ardeur de son désir et de ses efforts dans la voie ne cessa de progresser. Au cours des états et des dévoilements qu’il subit ainsi, il rencontra un « Ami d’Allâh », un Walî, qui lui intima de suivre ses recommandations. Espérant connaître la bénédiction que représentait le regard d’un « Proche d’Allâh », il se conforma à son enseignement qui se résumait à faire apparaître sa personne comme rigoureusement nulle au regard de l’Unique. L’Ami d’Allâh lui dit : « Va dans le désert, tu marcheras durant trois jours. A l’aube du quatrième jour, lorsque tes pas t’auront amené près d’une montagne, un cavalier à l’allure royale viendra à ta rencontre sur une monture sans selle. Tu le salueras et continueras ta route. A ce moment, il te dira : « O jeune homme, j’ai du pain, prends-en. Mais tu ne l’accepteras pas ». Le Walî m’ordonna également de penser aux pauvres, aux faibles, aux démunis, à ceux dont personne ne s’occupe et de les servir ; « C’est ainsi que tu apprendras la soumission et la servitude parfaite ».
Les choses se déroulèrent comme il avait dit et Bahâ ad-Dîn s’efforça de pratiquer ses instructions jusqu’à ce qu’il lui ordonne ensuite de respecter et de servir les animaux en les considérant comme créatures d’Allâh - leTrès-Haut - Il lui intima l’ordre de soigner leurs plaies et leurs blessures et de se préoccuper de leur guérison s’ils étaient malades. Ainsi, lorsqu’il lui arrivait de rencontrer un animal sur son chemin, il s’arrêtait et le laissait passer le premier. La nuit, il frottait son visage contre le sol à l’endroit où les chevaux avaient laissé l’empreinte de leurs fers. Il lui ordonna aussi de servir les chiens d’une cour et de les surveiller car, de l’un d’entre eux, lui viendrait du bonheur. Bahâ ad-Dîn s’approcha effectivement d’un chien particulier. Soumis, accablé, il était passé au-delà de son état de conscience habituel. Il aborda l’animal tandis que les pleurs le secouaient. A ce moment, il vit le chien se coucher à terre sur le dos et tendre sa gueule vers le ciel, soulever ses quatre pattes en gémissant d’un cri triste et plaintif. Bahâd ad-Dîn dit « Amîn » et l’animal se tut. Il y eut d’autres anecdotes. Le Walî lui ordonna de se mettre au service des routes en améliorant leurs passages. Certain disent qu’il construisit des voies et qu’il fut recouvert de poussière jusqu’au turban durant sept années. Il arrivait que Bahâ ad-Dîn déclare : « Moi et l’Ami d’Allâh - le Très-Haut -, nous ressentons de l’indifférence quant à jouir d’une médiocre réputation. De quoi aurions-nous peur à présent que nous sommes devenus moins que rien ? ».
Bahâ ad-dîn Naqshaband raconte comment après sa séparation d’avec Khalil 'Atâ, lors de l’invasion et du sac de Samarkand par les Ouzbeks, l’ « Ami d’Allâh » lui demande de se consacrer à l’entretient des végétaux en s’occupant des plantes et de prendre soin des animaux. Il prit ainsi à sa charge de soulager les souffrances et lorsqu’il trouvait un cheval qui avait fait l’objet d’un mauvais traitement, il le soignait jusqu’à ce qu’il retrouve la santé. Une fois, il rencontra en plein été un sanglier qui contemplait fixement le soleil. Il dit : « Cette créature d'Allâh, à sa manière, ne peut qu’adorer le créateur » et il demanda en pensée au sanglier de faire une prière pour lui. L’animal, aussitôt, se roula à terre puis se posa sur ses pattes arrière et se prosterna face au soleil. Il partit ensuite tranquillement. De retour chez son Maître, celui-ci lui dit ; « Tu as compris désormais que toutes les créatures adorent Dieu à leur manière. A présent, tu vas prendre soin des routes ». Un jour, nous raconte Bahâd ad-Dîn, alors que j’étais assis entouré de mes disciples dans un jardin près de Boukhara, je sentis le ravissement (jazb) s’emparer de moi. Plus rien ne pouvait s’y opposer et toute force m’abandonna. Je me tournai dans la direction de la Mecque, perdis mon état de conscience ordinaire et réalisai « l’extinction en Allâh » (fanâ fîl-Llâh). Après avoir franchi la limite des régions célestes, j’atteignis un lieu dans lequel mon esprit prit la forme d’une étoile avant de se fondre dans un océan de lumière. Mon corps ne manifestant plus aucune trace de vie, ceux qui m’entouraient, mes disciples, mes proches, se lamentèrent. Peu de temps après, la conscience du corps me ramena à l’existence. Cet état avait duré six heures.
Les Maîtres
‘Abidul-Llâh Akhâr, murid de Mawlânâ Sharqî, a
étudié à Samarkand avant de s’établir dans sa ville natale en tant que murshîd.
Amîr Kulâl aurait enseigné Timur-Lang*.
Khalîl Atâ fut Yasawi.
Bahâ ad-Dîn Naqshabandî adopte les huit
paroles du Khawâja abd al-Khâliq. Il partira deux fois en pèlerinage à la
Mecque en compagnie de Mohammed Parsa.
* Selon John G.
Bennett : « Amir Timour, quant à lui, éprouvait le plus profond
respect pour son directeur spirituel, Kwaja Sayyid Baraka, lui-même disciple de
Baha ad-din. De plus, Timour croyait être guidé et inspiré par Kwaja Ahmed
Yasawi, le grand Maître turc du XII e siècle. Bayazid fut vaincu par Tamerlan à
Ankara. Nous avons déjà dit (Sir Percy Sykes, History of Persia ;
Cf. Chapitre VI, p.140 et suiv.) que, lors de la bataille, Tamerlan récita
le poème que Ahmed Yasawi lui avait donné en rêve » (Les Maîtres de
Sagesse, Le Courrier du Livre, 1978).
NOTES
(1) Avant la naissance de
Bahâ ad-Dîn, Khawâjah Mohammed Bâbâ as-Sammâssî avait prédit que le village de
Kasri-Hinduwân deviendrait rapidement Kasri ‘Arifân.
(2) Plus tard, lorsque le
vénérable Khawâjah parlait de ses
exercices ascétiques et de ses épreuves il mentionnait la paresse des
postulants et disait : « Tous les matins quand je sors de la maison, je me dis
que peut-être un murîd a posé sa tête sur le seuil. Mais
maintenant, tout le monde est murshîd, il n’y a plus de murîd.
Silsilah al-tariqah
al-Naqshabandiyyah
MOHAMMAD – ‘alayhi
al-salâm
al-Siddîq
Salmân
Qâsim
Ja‘far
Tayfûr
Abû-l-Hassan
Abû ‘Alî
Abû-l-‘Abbas
‘Abdu-l-Khâliq
Ârif
Mahmûd
’Alî
Mohammad Bâbâ al-Samâsî
Sayyid Amîr kulâl
Kwawâjakî Mohammad Bahâ’al-Dîn
Naqshaband.
Les neufs règles élémentaires de l’adâb, lorsqu’on assiste au khatm khawajagan, selon Shah Baha al-dîn Naqshaband *
1) Le murîd se doit d'etre dans le même état de crainte que s’il se
rendait chez un sultan tyrannique dont l’injustice est telle que tuer devient
licite.
2) Ne doit parler à
personne depuis le moment où il se prépare à partir vers le lieu de réunion du khatm khawajagan.
3) Pratiquer la
grande ablution rituelle, s’habiller de la manière adéquate et éviter
expressément toute pensée négative envers autrui même si cela lui pèse
terriblement.
4) Ne laisser venir à l’esprit aucune pensée qui irait
à l’encontre des devoirs de la shari‘ah,
et si ce genre de pensée lui vient à l’esprit, il doit veiller à ne pas la laisser
s’installer dans son cœur.
5) Se mettre dans la condition de ne pas savoir qui
est à sa droite et à sa gauche (pendant la séance).
6) Être persuadé qu’il est en compagnie des plus
grandes personnalités spirituelles pendant le
khatm.
7) Rendre présent en son cœur les significations de ce
qu’il récite.
8) Être convaincu, et le reconnaître ouvertement,
qu’il n’est pas capable de réaliser un tel adâb.
9) Être convaincu qu’il ne pourra jamais atteindre les réalités profondes (de l’adâb), si ce n’est par ce khatm, et ce même si son adoration et son service équivalaient à ceux des hommes et des jinn réunis.
* Extrait d’un écrit du Shaykh sayyid Sharaf al-dîn al-Dâghastânî (le shaykh de Mawlâna shaykh Nâzim Adil al-Haqqânî al-Qubrusî al-Naqshabandî).
Shaykh sayyid Sharaf al-dîn al-Dâghastânî
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