LES POITRINES DES HOMMES LIBRES SONT LES TOMBEAUX DES SECRETS صدور الأحرار قبور الأسرار

vendredi 14 octobre 2022

RENÉ GUÉNON : extrait du « Cours de Philosophie ».

 


Extrait du Cours de philosophie paru dans le numéro 123 de la revue Vers la Tradition.

 

 

 

 

 

LA CONSCIENCE

 

 

I. CONSCIENCE, SUBCONSCIENCE, INCONSCIENCE*.

 

 

 

 

Après avoir montré quel est l’objet de la psychologie et quelle est la méthode qui convient à cet objet, la première question que l’on ait à traiter est celle de la conscience, car la conscience, quelle que soit d’ailleurs la façon dont on pourra être amené à la définir, si toutefois elle donne lieu à une définition, est la forme commune de tous les faits psychologiques, aussi bien des faits émotifs et volitifs que des faits intellectuels. Avant tout, comme il est nécessaire de s’entendre sur le sens précis et la portée exacte des termes qu’on emploie, nous devons avoir soin de noter que, quand nous parlons de la conscience en psychologie, nous ne don­nons aucunement à ce mot le sens courant qu’il a dans le langage vulgaire, c’est‑à‑dire l’acception spéciale de “conscience morale” ; celle‑ci, dont nous parlerons ailleurs, peut être considérée tout au plus comme formant un domaine très particulier à l’intérieur du domaine beaucoup plus étendu de la conscience psycho­logique.

         On ne peut séparer aucune pensée, aucun sentiment, aucune volition, de cette connaissance immédiate et inhérente qui constitue proprement la conscience ; autant vaudrait parler d’une pensée qui ne serait point pensée, d’un sentiment qui ne serait point senti, d’une volition qui ne serait point voulue. Comme le disaient les scolastiques d’après Aristote, « nous ne sentons pas, à moins de sentir que nous sentons ; nous ne pensons pas, à moins de penser que nous pensons ». La thèse d’après laquelle il y aurait des faits psychologiques inconscients apparaît donc comme contradictoire dans les termes, la condition essentielle du phénomène mental étant d’“être pour soi”, sans quoi rien ne le distinguerait des autres phénomènes. Nous ne voulons pas dire, cependant, qu’en tout fait psychologique sans exception soit renfermé cet acte de réflexion qui consiste à penser expressément qu’on pense, qu’on sent, qu’on veut ; il y a toujours lieu de faire une distinction entre la conscience pure et simple et la conscience réfléchie ; mais du moins est-il certain qu’il n’y a pas de pensée, par exemple, sans que l’être qui pense sache, au moins à quelque degré, qu’il pense. Par suite, de même que le phénomène psychologique n’est pas un simple épiphénomène du phénomène physiologique, de même la conscience n’est pas un simple épiphénomène du phénomène psychologique, un élément qui viendrait s’y surajouter accidentellement ; tout fait psychologique est conscient et l’est essentiellement. Divers philosophes modernes, tels que Reid, Dugald Stewart, Royer-Collard, Jouffroy, Adolphe Garnier, ont eu le tort de vouloir faire de la conscience une faculté à part, qui serait, par rapport aux phénomènes psychologiques, ce qu’est la lumière par rapport aux objets qu’elle éclaire, ou encore comme un œil qui regarde passer des objets, comme un témoin qui, du rivage, contemple un fleuve qui coule devant lui ; ce ne sont là que des métaphores, et encore ont-elles le grave défaut de ne correspondre à rien de réel. En réalité, ni la conscience ni le phénomène psychologique ne sont intelligibles l’un sans l’autre : sans le phénomène psychologique, la conscience n’est qu’une forme vide, et, sans la conscience, le phénomène psychologique n’a plus une nature propre, une essence à part, et il devient impossible de le distinguer des phénomènes non psychologiques.

          Il nous reste cependant à établir avec quelques détails qu’il n’y a pas d’inconscient psychologique, bien que cela puisse déjà paraître évident d’après ce que nous venons de dire. La question peut être posée de la façon suivante : tout ce qui est conscient, à un degré quelconque (car nous prenons le terme de conscience dans son sens le plus étendu, et la conscience claire et distincte ne constitue pas forcément toute la conscience), pourra être dit psychologique, et c’est là un point que personne ne conteste ; mais pourra‑t-­on dire, inversement, que rien de ce qui est inconscient n’est psychologique, ou, en d’autres termes, qu’il n’y a pas d’inconscient psychologique ? Tout paraît dépendre ici du sens que l’on donne au mot psychologique ; si on le fait synonyme de conscient par définition, la question est par là même résolue, ou plutôt supprimée ; et il faut bien reconnaître qu’il y a en effet, dans presque toutes les branches de la philosophie, des questions qui n’existent que parce qu’elles sont mal posées. Cependant, comme nous l’avons dit déjà, il faut toujours se rendre compte des raisons pour les­quelles ces questions ont pu se poser en fait  ; et, d’autre part, une assimilation comme celle du psychologique et du conscient, si elle devait être purement verbale, ne présenterait pas un grand intérêt. En effet, il resterait encore à définir nettement la conscience, entendue dans son sens général ; puis il faudrait prouver qu’il y a de l’inconscient, sans quoi le domaine de la psychologie comprendrait tous les phénomènes possibles, et alors toutes les autres sciences n’auraient plus leur raison d’être, sinon comme de simples branches de cette psychologie (c’est la question que nous avons posée précédemment sous cette forme : y a‑t‑il véritablement d’autres phénomènes que les phénomènes psychologiques ?) ; ou bien, pour écarter cette difficulté, il faudrait spécifier que la psychologie étudie, non pas précisément les phénomènes conscients, ce qui suppose qu’il y en a d’inconscients, mais les phénomènes en tant qu’ils sont conscients, tandis que les autres sciences étudient les phé­nomènes (les mêmes ou d’autres) sous d’autres aspects ou sous d’autres modalités, et alors, pour dire ce que peuvent être ces modalités, nous serions ramenés en somme, sous une autre forme, à la question de la classification des sciences, du moins en ce qui concerne les sciences de faits. Si maintenant on admet que la nature d’un phénomène, en tant que phénomène (au sens d’apparence, et sans se préoccuper de ce qu’il peut y avoir derrière cette apparence), n’est au fond rien d’autre que l’aspect ou le point de vue sous lequel on l’envisage, il sera légitime de considérer les phénomènes psychologiques, c’est‑à‑dire les phénomènes envisagés sous le point de vue de la conscience, comme constituant une classe spéciale de phénomènes, ou un cas particulier des phénomènes en général, puisque la conscience n’est plus alors que le point de vue sous lequel la psychologie étudie les phé­nomènes, ou des phénomènes, et non plus quelque chose qui est supposé ap­partenir à certains phénomènes à l’exclusion des autres. Il n’y a donc pas, dans ces conditions, à présupposer qu’il existe différentes catégories de phénomènes irréductibles les unes aux autres, mais seulement à admettre (ce qui n’implique évidemment aucune hypothèse particulière) que, pour étudier les phénomènes, nous pouvons nous placer à un certain nombre de points de vue différents, et ce sont alors ces points de vue qui constituent pour nous les objets d’autant de sciences distinctes. La psychologie sera donc l’une de ces sciences, celle qui étudie les phénomènes en tant que conscients, c’est‑à‑dire au point de vue de la conscience ; seront dits psychologiques tous les phénomènes qui sont susceptibles d’être envisagés de cette façon, et en tant que nous les envisagerons effectivement ainsi.

          Sans rien préjuger quant à la nature de la conscience, ces quelques explications, en précisant la façon dont doit être compris l’objet de la psychologie, rendent encore plus évidente notre assertion qu’il ne peut pas y avoir d’inconscient psychologique. Cependant, en fait, certains psychologues ont admis cet inconscient ; nous sommes assurés que ce ne peut être qu’une illusion, mais nous devons nous deman­der ce qui a pu donner naissance à cette illusion. Nous avons déjà dit que la conscience claire et distincte n’est peut être pas toute la conscience, et, en effet, elle est loin de renfermer tout ce que les psychologues qui admettent l’inconscient se croient obligés de rejeter dans cet inconscient, lequel perdra toute raison d’être si nous montrons qu’il y a, en fait et logiquement, du subconscient. Le subconscient est encore du conscient, bien qu’il soit en dehors du domaine de la conscience claire et distincte ; il est comme une sorte de prolongement ou d’extension de la conscience ; la démonstration de l’existence de ce subconscient fera évanouir tout argument en faveur du prétendu inconscient psychologique.

Ce sont des raisons de faits qui ont donné naissance à la théorie de l’inconscient psychologique ; ensuite, les partisans de cette théorie ont voulu la fortifier en l’appuyant sur des arguments d’ordre rationnel. La réfutation que nous entreprenons devra logiquement suivre la même marche ; nous avons donc à examiner en premier lieu les faits psychologiques soi-disant inconscients, à montrer que c’est par l’effet d’une interprétation erronée qu’on les présente comme tels, et qu’ils s’expliquent beaucoup mieux lorsqu’on les considère comme subconscients.

          Tout d’abord, il y a lieu de remarquer que les phénomènes psychologiques qui durent trop peu, et qui sont trop rapidement recouverts par d’autres, ne peuvent pas être clairement conscients ; et, s’ils n’ont pas été remarqués lorsqu’ils se sont produits, à plus forte raison ne pourront-ils pas être remémorés ensuite, du moins dans les conditions de la vie psychologique ordinaire. Cela suffit déjà pour faire comprendre l’existence de phénomènes psychologiques subconscients, c’est-à-dire de phénomènes psychologiques qui sont conscients en réalité, mais qui ne le sont que faiblement, et qui, par suite, sont capables de faire croire qu’ils sont inconscients. D’autre part, il y a des phénomènes conscients, que tout le monde s’accorde à regarder comme tels, et dont pourtant le souvenir ne se retrouve pas ; il ne suffit donc pas que la mémoire ne puisse retrouver la trace d’un phénomène pour qu’on ait le droit de considérer ce phénomène comme ayant été véritablement inconscient.

Un certain nombre de psychologues contemporains ont cru avoir des raisons d’admettre l’existence en nous d’une pluralité de consciences. Si cette théorie, à laquelle on donne parfois le nom de polypsychisme, était fondée, comme il est en tout cas certain que nous n’avons pas clairement conscience des communications des consciences subordonnées avec la conscience centrale, il est évident que, pour cette dernière, ces communications ne seraient pas pleinement conscientes, et que l’activité même des consciences subordonnées ne pourrait être que subconsciente. Il est vrai que cette pluralité de cons­ciences n’est qu’une hypothèse fort contestable ; la vérité est que le moi est beaucoup plus complexe et possède une unité beaucoup plus relative qu’on ne le croit généralement ; mais il suffit, pour rendre compte de cette complexité, d’envisager des prolongements de la conscience normale, sans que ces prolongements puissent pour cela être considérés comme constituant d’autres consciences distinctes et plus ou moins indépendantes ; il n’en reste pas moins que ces mêmes prolongements, quelle que soit la façon dont on les envisage, font nécessairement partie de ce que nous appelons le subconscient.

Mais il y a encore en faveur de la subconscience d’autres arguments plus concluants, et tout d’abord celui-ci : il arrive quelquefois que la mémoire saisit pour ainsi dire sur le fait la subconscience ; c’est ce qui a lieu, par exemple, quand on se souvient nettement de paroles auxquelles on n’avait prêté aucune attention au moment où elles avaient été prononcées, ou quand, après avoir entendu distraitement sonner l’heure, on en compte les coups par le souvenir, ou encore quand on s’aperçoit d’un bruit précisément à l’instant où il cesse. On ne peut soutenir que des faits dont le souvenir est clairement conscient, aient été inconscients ; comme ils n’ont pas été clairement conscients, la dénomination de subconscients est la seule qui puisse leur convenir. Ceci s’applique aussi bien au dernier des exemples que nous venons de citer qu’aux précédents, car l’absence de bruit, étant quelque chose de purement négatif, ne peut produire une sensation ; si donc on s’aperçoit de la cessation du bruit, c’est que celui-ci était perçu antérieurement, et que son souvenir (la sensation actuelle ayant disparu) apparaît alors dans le champ de la conscience claire et distincte. D’ailleurs, tant que dure le bruit qu’on ne remarque pas habituellement, rumeur sourde ou bruit monotone et régulier, il suffit d’écouter, c’est-à-dire d’y porter  son attention, pour le saisir nettement, et cela peut être fait à volonté et à un moment quelconque. Ce dernier cas est tout à fait comparable à ceux où l’analyse intérieure témoigne de l’existence de la subconscience : ainsi, quand on éprouve une tristesse vague ou une joie vague, on s’aperçoit le plus souvent, en réfléchissant, qu’on avait des préoccupations capables d’incliner effectivement à la tristesse ou à la joie, préoccupations qu’on n’avait cependant pas remarquées jusque là. L’attention et la réflexion ne peuvent rendre conscient ce qui ne l’était pas ; étant l’une et l’autre un simple renforcement de la conscience, elles ont seulement pour effet d’augmenter la force et la netteté de ce qui est déjà dans la conscience, ou, en d’autres termes, de rendre clairement conscient ce qui n’était que subconscient. Inversement, l’attention portée exclusivement sur une chose paraît supprimer toutes les autres sensations ; mais il est peu vraisemblable qu’elle les abolisse totalement, d’autant plus que ces sensations reparaîtront dès que l’attention se sera relâchée ; il est plus naturel d’admettre qu’elle ne les a point fait sortir entièrement de la conscience, mais qu’elle les a simplement rendues subconscientes, le renforcement de la conscience sur un point entraînant d’ordinaire son affaiblissement sur les autres points.

Si l’on considère les faits dits de travail mental inconscient, il est difficile de ne pas conclure d’une façon analogue : lorsque, après avoir cherché la solution d’un problème, par exemple, on l’abandonne, il arrive parfois que, au bout d’un certain temps, ou même après une période de sommeil, cette solution se présente brusquement et d’elle-même, sans qu’il semble qu’on y ait pensé dans l’intervalle ; mais on ne peut guère admettre que le travail qui s’est effectué, et dont le résultat est parfaitement conscient, n’ait pas été lui-même conscient, bien qu’à un moindre degré. Il en est de même lorsque nos souvenirs se succèdent sans que, entre deux des anneaux de la chaîne qu’ils forment, la pensée puisse retrouver un intermédiaire conscient qui ait été susceptible de les relier l’un à l’autre ; ici encore, cependant, le fait qui a eu un résultat dans la conscience doit avoir été lui-même plus ou moins conscient. D’ailleurs, même dans des cas comme celui-là, c’est une supposition toute gratuite que celle d’un intermédiaire purement physiologique entre deux phénomènes qui ont été véritablement et évidemment psychologiques ; et, si l’on admet qu’à tout phénomène physiologique a dû correspondre un phénomène psychologique, il n’y a aucune raison pour ne pas regarder celui-ci comme ayant été conscient, au moins faiblement. En un mot, on ne voit pas comment ce qui se passerait entièrement en dehors de la conscience pourrait finalement influer sur elle.

Le phénomène de la suggestion hypnotique est également favorable à la subconscience : ce qui tend notamment à le prouver, c’est l’inquiétude bien consciente éprouvée par le sujet qui se trouve empêché d’obéir, au moment marqué d’avance, à la suggestion qui lui a été donnée à plus ou moins longue échéance, et dont pourtant, depuis son réveil, il ne paraît avoir gardé aucun souvenir. D’autre part, bien des expériences prouvent aussi qu’il y a chez les êtres vivants une connaissance profonde de leur organisation, connaissance qui n’est pas clairement consciente dans les circonstances ordinaires, mais qui le devient parfois, par exemple chez certains sujets hypnotisés ou en état de somnambulisme naturel. Il serait peu intelligible de dire que, antérieurement, la conscience ne renfermait en aucune façon ce qui s’y manifeste alors ; en réalité, les phénomènes de ce genre ne font pas apparaître autre chose que ces prolongements de la conscience dont nous avons déjà signalé l’existence, et que certains se croient obligés de regarder comme constituant des consciences distinctes.

Il convient d’interpréter d’une façon analogue les cas de ce qu’on peut appeler “mémoire ancestrale” : une personne croit reconnaître des lieux qu’elle voit cependant pour la première fois, qui ne lui ont d’ailleurs jamais été décrits, et même elle peut parfois indiquer avec précision, lorsqu’elle s’y trouve, certains détails qui sont reconnus exacts. Or, dans les faits de ce genre qui ont pu donner lieu à une vérification, on a constaté qu’un ascendant plus ou moins éloigné de cette personne avait vécu effectivement dans les lieux dont il s’agit. Il semble donc qu’il y ait une mémoire plus ou moins obscure se transmettant par hérédité, et le contenu de cette mémoire doit être subconscient, puisqu’il est capable de devenir clairement conscient sous l’action d’une circonstance favorable, comme celui de la mémoire ordinaire. Ceci nous amène, bien que nous devions y revenir plus tard à propos de la conservation du souvenir, à signaler que, si l’on n’admet pas la subconscience pour expliquer la mémoire, si l’on veut expliquer celle-ci uniquement par des phénomènes physiologiques ou par un soi-disant inconscient psychologique, on parviendra peut-être à expliquer la réminiscence, mais non la reconnaissance. En effet, outre qu’il est assez difficile de comprendre comment quelque chose pourrait rentrer dans la conscience après en être sorti complètement, aucun lien ne pourrait s’établir alors, dans cette conscience, entre le phénomène présent et le phénomène passé dont il est l’image ; ce dernier, ayant cessé d’être pour la conscience, serait pour elle comme s’il n’avait jamais été, et, par suite, l’autre apparaîtrait comme un phénomène tout nouveau, n’ayant rien qui le différencie des autres phénomènes présents, ce qui revient à dire qu’il ne pourrait être reconnu comme souvenir.

          Nous pourrions citer encore bien d’autres faits, notamment certains phénomènes du rêve : par exemple, une personne rêve qu’elle a une certaine maladie, ou une douleur affectant une région déterminée de son corps, et, quelque temps après, elle est en effet atteinte de cette maladie ou de cette douleur. L’explication la plus naturelle de ce fait est celle-ci : la maladie était déjà à l’état de germe, ou la douleur existait déjà faiblement, mais n’était pas ressentie distinctement à l’état de veille, parce que l’attention était alors portée sur d’autres objets ; mais elle devait être perçue tout au moins d’une façon subconsciente, et, dans le sommeil, les causes de distraction qui consistaient dans les relations avec les choses extérieures se trouvant supprimées, elle a pu passer dans le domaine de la conscience claire et distincte. Il doit être bien entendu qu’une semblable explication n’est d’ailleurs valable que pour des cas formant un ensemble assez restreint ; les phénomènes du rêve sont beaucoup trop complexes et divers pour être susceptibles d’une explication unique, et il en est assurément de bien plus difficiles à interpréter que ce que nous venons d’indiquer ; mais, d’une façon générale, on peut dire que la subconscience paraît y jouer un rôle considérable.

          Nous ajouterons encore que les actes qui, par l’effet d’une habitude, paraissent à la fin s’accomplir inconsciemment, ne deviennent sans doute jamais tout à fait inconscients ; il doit toujours subsister au moins certaines sensations qui, si faibles qu’elles soient, suffisent pour nous avertir si l’acte s’accomplit convenablement ou non ; l’habitude, comme nous le dirons ailleurs, a pour effet ordinaire d’amoindrir la conscience, mais non de la supprimer. Enfin, si l’on allègue les cas où l’émotion produite par un même objet diffère suivant notre propre état, et où cette émotion serait modifiée par des facteurs inconscients, nous répondrons qu’il n’en est rien, ou que du moins les facteurs qui sont réellement inconscients sont d’ordre purement physiologique, car, pour ceux qui sont d’ordre psychologique, l’analyse intérieure peut toujours parvenir à nous les faire connaître distinctement, exactement comme dans les cas de tristesse ou de joie vague dont nous avons déjà parlé.

Nous avons suffisamment examiné les faits mentaux soi-disant inconscients, ou du moins les principaux d’entre eux, et nous pouvons maintenant passer aux arguments d’ordre théorique et rationnel qu’invoquent, à l’appui de leur thèse, les partisans de l’inconscient psychologique. Avant tout, il convient de rappeler ici que, comme nous l’avons dit dès le début, cet inconscient est véritablement impensable et contradictoire ; or la logique défend de parler de choses qu’on ne peut même pas penser ou concevoir véritablement, et ce qui implique contradiction ne peut être qu’une impossibilité ; cela seul suffirait donc à prouver rigoureusement l’impossibilité du prétendu inconscient psychologique.

On s’est appuyé, à tort ou à raison, sur Leibnitz pour défendre l’inconscient psychologique au nom du principe de continuité ; nous disons à tort ou à raison, parce que, en réalité, Leibnitz n’admet rien qui soit vraiment inconscient : la perception qui, selon lui, est inhérente à toute monade et lui appartient essentiellement, est une forme élémentaire de la conscience, et la distinction qu’il établit entre perception simple et “aperception” ne peut qu’être équivalente au fond à celle de la subconscience et de la conscience claire et distincte. Quoi qu’il en soit, Leibnitz a fait un grand usage, et peut-être même un usage excessif, du principe de continuité, d’après lequel, dans la nature, rien ne commence ni ne finit brusquement et tout d’un coup, ce qu’on exprime communément en disant : « natura non facit saltus ». Si cela est vrai, tout commencement apparent n’est qu’accroissement ou développement, et toute fin apparente n’est que diminution ou renveloppement ; par suite, et pour traduire ceci en termes quantitatifs, il n’y a jamais passage de zéro à une quantité notable, ni d’une quantité notable à zéro. Voici maintenant comment on entend tirer parti de ce principe en faveur de l’inconscient psychologique : quand on cesse, par exemple, d’avoir conscience clairement et distinctement d’entendre le bruit d’une cloche qui va en s’évanouissant, il faudrait admettre qu’on cesse complètement d’en avoir conscience ; mais pourtant la sensation durerait encore, bien qu’inconsciente à partir de ce moment, car il lui serait impossible de passer brusquement à zéro, dès lors qu’il ne doit pas y avoir de discontinuité dans sa décroissance. Cet argument n’est que spécieux : d’abord, il y aurait beaucoup de réserves à faire sur la valeur du principe de continuité, qui est loin d’être aussi universellement applicable que l’aurait voulu Leibnitz, et qui, sous certaines des formes où celui-ci l’énonçait, conduit même à des conséquences tout à fait illogiques. Sans doute, il y a dans la nature des choses qui sont continues, l’espace et le temps par exemple ; mais la continuité n’est pas une propriété commune à tout ce qui existe : ainsi, le nombre est essentiellement discontinu, comme nous aurons l’occasion de l’expliquer en d’autres circonstances. Pour ce qui concerne le domaine des faits psychologiques, il y aurait lieu de contester la possibilité de leur appliquer une expression quantitative comme celle que suppose manifestement l’argument en question ; s’il y a déjà, ainsi que nous venons de le dire, du discontinu dans l’ordre de la quantité, à plus forte raison peut-il y en avoir dans ce qui échappe à la quantité. En fait, l’expérience nous montre que la variation des phénomènes psychologiques ne présente nullement un caractère de continuité : si l’on fait varier d’une façon continue l’intensité d’un excitant extérieur, ce qu’on appelle improprement l’intensité de la sensation correspondante demeure invariable pendant un certain temps, puis change brusquement ; pour exprimer ceci plus correctement, nous dirons qu’il faut une variation notable de l’excitant extérieur pour provoquer le passage d’une sensation à une autre sensation différente (qualitativement selon nous), et que ce passage s’effectue d’un seul coup. Il se peut donc fort bien que, lorsque l’excitant extérieur est trop faible, il n’y corresponde plus aucun fait psychologique ; dans ce cas, il n’y aura plus à la fois ni conscience ni sensation, et, par suite, pas de sensation inconsciente. Ces observations enlèvent à peu près toute portée à l’argument dont il s’agit ; mais on peut en outre répondre aux partisans du principe de continuité en se plaçant sur leur propre terrain, en montrant que la conclusion à laquelle ils aboutissent est illogique, et que l’application stricte de leur principe devrait même les conduire à l’opposé de la thèse qu’ils soutiennent. En effet, si le principe de continuité est applicable à tout comme ils le prétendent, il doit s’appliquer à la conscience aussi bien qu’à la sensation ; si donc il est impossible que la sensation passe brusquement à zéro, il doit en être de même de la conscience ; l’une et l’autre doivent aller simultanément en décroissant indéfiniment, sans jamais cesser tout à fait, et alors, au-dessous d’un certain degré à partir duquel il n’y a plus conscience claire et distincte, la sensation deviendra, non point inconsciente, mais bien subconsciente.

On invoque aussi, toujours en se recommandant de l’autorité de Leibnitz, le principe de causalité, qu’on énonce alors sous une forme très particulière qui est la suivante : « toute partie d’une cause doit produire une partie proportionnelle de l’effet que produit la cause totale ». Par exemple, lorsque nous entendons le bruit de la mer, nous devons entendre le bruit de chaque vague, et même de chaque gouttelette d’eau, puisque c’est l’ensemble de tous ces bruits qui forme le bruit de la mer ; mais, dit-on, comme nous ne remarquons point ces sensations partielles, c’est que nous n’en avons point conscience ; il faut donc admettre des sensations inconscientes. À cet argument, on peut répondre d’abord que, si le principe de causalité est d’une vérité incontestable sous sa forme générale, il n’en est aucunement de même de l’application qu’on veut en faire ici ; toute partie d’une cause quelconque doit sans doute produire un certain effet, mais rien ne garantit que cet effet doive être toujours de même nature que celui de la cause totale, ou, en d’autres termes, qu’il doive nécessairement y avoir, dans l’effet, la même homogénéité entre les parties et le tout que dans la cause. Ainsi, il est possible qu’une certaine quantité minima de la cause soit nécessaire pour produire un effet analogue à celui que produit cette même cause quand elle agit dans des proportions considérables ; et nombreux sont les faits qui prouvent qu’il en est bien souvent ainsi en effet : un grain de poussière tombant sur une balance ne produit pas la moindre oscillation ; une traction trop faible exercée sur une corde ne détermine aucune rupture, même partielle ; un choc trop léger sur une matière explosible ne provoque aucun commencement d’explosion ; lorsqu’il se produit une rupture ou un déséquilibre, c’est toujours brusquement, de telle sorte qu’il y a discontinuité entre l’état précédent et l’état suivant (ce qui, notons-le en passant, va encore à l’encontre du prétendu principe de continuité). De même, il est possible qu’il faille le bruit d’un nombre de vagues bien supérieur à l’unité pour que la sensation auditive minima se produise ; il n’y a donc pas lieu de supposer de la conscience au-dessous du point où la sensation cesse de se produire, puisqu’il n’y a plus alors aucun phénomène psychologique. De même encore, lorsque Kant dit que « tout ce que découvre l’œil, armé du télescope ou du microscope, est déjà visible à l’œil nu, car ces moyens optiques ne produisent pas plus de rayons lumineux », on peut lui répondre que, si en effet il n’y a pas production de nouveaux rayons, il y a du moins une concentration des rayons existants qui est peut-être nécessaire pour leur donner la force suffisante, soit pour ébranler la rétine ou le centre nerveux, soit, s’ils produisent déjà une impression physiologique, pour que cette impression soit telle qu’elle donne naissance à une sensation correspondante. Du reste, ici comme lorsqu’il s’agissait du principe de continuité, si l’on admet le principe invoqué, celui-ci devrait logiquement conduire à une conclusion opposée à celle qu’on veut en tirer, c’est-à-dire à la théorie même du subconscient. En effet, si le principe est vrai, chaque cause partielle devra produire un effet qui soit de même nature que l’effet de la cause totale ; l’effet total étant une sensation consciente, tout effet partiel devra donc être également, non seulement une sensation, mais une sensation consciente. D’ailleurs, puisque nous n’avons pas clairement conscience de ces multiples sensations élémentaires, c’est qu’elles ne sont conscientes qu’à un très faible degré, c’est-à-dire qu’elles sont subconscientes ; et c’est certainement ainsi que l’entendait Leibnitz, lorsqu’il parlait de « perceptions dont on ne s’aperçoit pas ».

Enfin, certains psychologues prétendent que la sensation et la conscience sont inverses l’une de l’autre, d’où ils tirent volontiers cette conséquence que, là où la sensation est très intense, il n’y a plus du tout de conscience. Cet argument tombe par la simple distinction de la conscience spontanée et de la conscience réfléchie : ce que ces psychologues disent de la conscience en général n’est vrai que de cette dernière. En effet, l’intensité de l’activité psychologique, quand elle dépasse un certain degré, est un obstacle à l’attention qui se porte sur cette activité même ; par exemple, celui qui est en proie à un sentiment très violent est incapable de s’observer lui-même, mais néanmoins il sait encore ce qui se passe en lui. Si une émotion, surtout une émotion subite, est assez forte pour déterminer une syncope, la conscience paraît bien cesser, encore qu’on ne puisse, même dans ce cas, affirmer qu’elle cesse totalement ; mais avec elle cessent aussi, et au même moment, toutes les sensations et tous les sentiments, qui ne reparaîtront que quand l’évanouissement aura pris fin. Cette interruption simultanée de la conscience et de tout phénomène psychologique a lieu également dans le cas du sommeil profond, si toutefois il n’y a pas à envisager alors la possibilité d’un mode de conscience tout différent de la conscience ordinaire, question qui n’est plus du ressort de la psychologie, du moins telle que nous l’entendons ici. 


En résumé, il n’y a aucun argument en faveur de l’inconscient psychologique, que nous ne pouvons re­garder que comme une impossibilité pure et simple, tandis qu’il y en a de nombreux en faveur du subconscient.

Une remarque complémentaire s’impose : la conscience claire et distincte, ou la conscience normale, peut être considérée comme occupant en quelque sorte la région centrale dans le domaine de la conscience intégrale, et elle a, comme nous l’avons dit, des prolongements qui occupent le reste de ce domaine. Or, il est évident que l’on peut envisager des prolongements s’étendant en divers sens à partir du centre commun auquel ils sont rattachés ; mais le mot de subconscience, par sa composition, semble indiquer qu’il s’agit uniquement de prolongements inférieurs de la conscience, et ce sont bien en effet ceux-là qu’on envisage habituellement sous ce nom. Si donc on admet la subconscience (et, d’après tout ce que nous avons dit, il faut bien l’admettre), il semble qu’il y ait lieu aussi d’admettre corrélativement une superconscience, c’est-à-dire un ensemble de prolongements supérieurs de la conscience, ce que ne font pas en général les psychologues. Cependant certains ont employé ce terme de superconscience, mais dans un sens tout différent : ce sont les psychologues qui admettent une pluralité de consciences, notamment Durand de Gros, et ils appellent superconscience la conscience centrale, par opposition aux consciences subordonnées. Employé de cette façon, ce terme  n’est en somme qu’un néologisme inutile, puisqu’il ne désigne rien de plus que la conscience proprement dite ; il n’en est pas de même lorsqu’on oppose la superconscience à la subconscience, comme nous le faisons, en la distinguant en même temps de la conscience ordinaire ; mais, comme l’étude de ce que peut être la superconscience ainsi entendue sort entièrement de la psychologie classique, et que même il ne peut plus y être question proprement de phénomènes psychologiques, il ne nous est pas possible d’y insister davantage ici, et nous devons nous borner sur ce point à ces quelques indications.

 

René Guénon

 

 

 

 

 

 

 

* Suite à la parution de cet inédit dans VLT, on nous communiqua les remarques suivantes :

 

 « La plupart des thèmes développés dans ce texte inédit figurent en grande partie dans L'Erreur Spirite : une trentaine d'occurrences pour subconscient et subconscience. Voici un extrait particulièrement révélateur (p.307) :

Parmi des éléments assez divers, le ‟subconscient contient incontestablement tout ce qui, dans l’individualité humaine, constitue des traces ou des vestiges des états inférieurs de l’être, et ce avec quoi il met le plus sûrement l’homme en communication, c’est tout ce qui, dans notre monde, représente ces mêmes états inférieurs. Ainsi, prétendre que c’est là une communication avec le Divin, c’est véritablement placer Dieu dans les états inférieurs de l’être, in inferis au sens littéral de cette expression (1) ; c’est donc là une doctrine proprement infernale”, un renversement de l’ordre universel, et c’est précisément ce que nous appelons ‟satanisme” ; mais, comme il est clair que ce n’est nullement voulu et que ceux qui émettent ou qui acceptent de telles théories ne se rendent point compte de leur énormité, ce n’est que du satanisme inconscient.

 

(1) L’opposé est in excelsis, dans les états supérieurs de l’être, qui sont représentés par les cieux, de même que la terre représente l’état humain.

 

Cela présente un intérêt général puisque le ternaire ‟supra-conscience, conscience et subconscience” correspond d’une certaine manière aux ternaires ‟Ciel Terre Enfer”, ‟Esprit Âme Corps”, ‟Providence Volonté Destin” et ‟Volume Plan Ligne” qui correspond également aux trois degrés de la Maçonnerie en commençant par le troisième, ainsi qu’à la figure des ‟trois gunas”, celle du ‟point, du rayon et de la circonférence” ou encore des ‟trois cercles” dont celui du centre représente le ‟domaine animique” ».

YB






lundi 10 octobre 2022

RENÉ GUÉNON : LA MÉTHODE MATHÉMATIQUE (Suite et fin).

 




 

 

 

 

 

LA MÉTHODE MATHÉMATIQUE

 

(Suite et fin)

 

 

 

 

Nous allons étudier successivement les axiomes, les postulats, les définitions, qui sont les principes de la méthode mathématique, et la démonstration, qui est l’application de ces principes.

Les axiomes sont des propositions comme celles-ci : le tout est plus grand que la partie ; deux quantités égales à une même troisième sont égales entre elles, etc. Parmi leurs caractères essentiels, nous devons indiquer en premier lieu leur nécessité : il est impossible de penser logiquement sans en tenir compte ; ils sont d’une application constante, et c’est ce qu’Aristote appelait les principes communs. Aussi parle-t-on souvent de leur universalité ; mais il faut faire ici une restriction, car les axiomes mathématiques s’appliquent uniquement au domaine de la quantité ; ils sont une application immédiate, dans ce domaine, des principes vraiment universels, lesquels sont du ressort de la métaphysique ; il est indispensable d’éviter toute confusion sur ce point. Les axiomes sont des propositions analytiques, c’est-à-dire des propositions où l’attribut est contenu dans le sujet et peut être obtenu par l’analyse de celui-ci ; mais ce caractère n’est pas particulier aux axiomes, bien qu’il y soit peut-être plus visible que partout ailleurs ; il y aurait même lieu de se demander si, dans toute proposition vraie, quelle qu’elle soit, l’attribut ne doit pas être toujours contenu en quelque façon dans le sujet, mais c’est là une question qu’il ne nous est pas possible de traiter ici. Les axiomes ont encore pour caractère leur évidence immédiate, qui résulte d’ailleurs de ce que nous venons de dire : si on peut trouver la notion de l’attribut dans celle du sujet sans intermédiaire, il est évident que l’attribut convient au sujet ; cette évidence fait que les axiomes sont indémontrables, mais sans que ce soit là pour eux une imperfection. Leibnitz disait cependant qu’il fallait s’efforcer de démonter jusqu’aux axiomes ; mais il entendait, non pas les véritables axiomes, mais seulement certaines propositions qui sont souvent regardées comme telles, et qui, en réalité, ne sont pas des vérités immédiates et peuvent avoir besoin d’une démonstration ; il y a donc intérêt à réduire le nombre des axiomes autant que cela est possible, et à n’admettre comme axiomes que les propositions qui en ont vraiment les caractères, celles qui sont véritablement indépendantes de toutes les autres.

Les postulats sont des propositions qui ne sont pas évidentes par elles-mêmes comme les axiomes, mais qu’on demande d’admettre sans démonstration afin de pouvoir aller plus loin. Ce sont des vérités d’une portée plus restreinte que les axiomes, et, tandis que ceux-ci sont des principes communs, les postulats sont ce qu’on peut appeler des principes propres : alors que les axiomes sont applicables à tout le domaine de la quantité, il y a des postulats qui sont spéciaux à la géométrie, ou à la mécanique, etc. Si ce sont des vérités nécessaires, leur nécessité est en tout cas très différente de celle des axiomes, car, contrairement à ce qui a lieu pour ceux-ci, on peut ne pas les admettre et construire cependant des théories qui soient parfaitement logiques et exemptes de toute contradiction : nous en avons un exemple dans les géométries non-euclidiennes. Ceci prouve en même temps que les postulats sont vraiment indémontrables, car, en refusant d’admettre une proposition susceptible de démonstration, donc résultant logiquement des axiomes ou des propositions précédemment établies, on introduirait dans la théorie un élément contradictoire. Comme il n’en est pas ainsi, les postulats doivent être regardés comme indémontrables ; mais, comme ils ne sont pas d’une évidence immédiate, on peut se demander si ce n’est pas  là une imperfection. Pour rendre compte de ce caractère particulier des postulats, on dit généralement, d’après Kant, que ce sont, non des propositions analytiques, mais des propositions synthétiques à priori : à priori, parce qu’elles sont posées par l’esprit indépendamment de toute expérience, et synthétiques, parce que le sujet et l’attribut qu’elles unissent ne désignent pas une seule et même chose, de sorte qu’on ne pourrait pas faire sortir la notion de l’attribut de celle du sujet. Par exemple, quand on dit que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, on établit un rapport entre une idée de direction et une idée de distance, qui sont assurément fort différentes ; cependant, si ces idées étaient, en elles-mêmes, complètement étrangères l’une à l’autre, on ne pourrait pas dire que le rapport ainsi établi entre elles est vrai. En réalité, notre notion de la ligne droite, pour conserver le même exemple, résulte de la synthèse de plusieurs autres notions plus simples, et toute notion ainsi formée est valable logiquement à la seule condition que les notions simples qu’on y fait entrer ne présentent entre elles aucune contradiction. Ceci étant, la notion de la ligne droite contient évidemment, et en premier lieu, l’idée de direction constante ; mais elle contient aussi, d’autre part, une idée quantitative, celle de la distance entre deux quelconques de ses points ; s’il n’y a aucune contradiction entre l’idée de distance minima de deux points et celle de direction constante de la ligne sur laquelle cette distance est mesurée, on pourra unir ces deux idées dans une même notion complexe, qui sera celle de la droite euclidienne. De cette façon, nous nous trouvons amené à envisager les postulats tout autrement qu’on ne le fait d’ordinaire, car ils ne sont plus alors autre chose qu’un simple cas particulier des définitions mathématiques : ainsi, tous les postulats relatifs à la ligne droite, y compris le postulat des parallèles, pourraient et devraient même rentrer, sous une forme ou sous une autre, explicitement ou implicitement, dans une définition complète de la droite euclidienne. Dans les géométries non-euclidiennes, la notion de la droite est différente, et cela parce qu’on n’admet pas les mêmes postulats et qu’on en admet d’autres à leur place ; une droite non-euclidienne doit donc avoir une définition différente de celle de la droite euclidienne, puisqu’elle correspond à une notion différente, et, puisque la différence provient des postulats, il faut que ceux-ci rentrent dans la définition. Dans ces conditions, nous n’avons pas besoin d’introduire ici la considération, fort discutable, des propositions synthétiques à priori, si cette considération n’avait d’autre raison d’être que d’expliquer spécialement la nature des postulats ; mais ce que nous allons dire des définitions s’appliquera également aux postulats.

Les définitions sont la troisième sorte de principes des mathématiques, ou la seconde si on réduit les postulats aux définitions comme nous venons de le faire. Ce que nous avons dit des postulats considérés comme principes propres des diverses sciences mathématiques, par opposition aux principes communs qui sont les axiomes, s’applique également aux définitions ; ce sont donc des vérités plus déterminées et d’une  portée moins étendue que les axiomes. On peut dire que ce sont aussi des vérités nécessaires ; mais en l’entendant dans un tout autre sens que pour les axiomes : ceux-ci sont nécessaires parce qu’il y aurait contradiction à ne pas les admettre ; il n’y a rien de tel pour les définitions, mais elles sont nécessaires en ce qu’elles expriment l’essence même de la chose dont il s’agit. Si elles n’ont besoin d’aucune démonstration, c’est parce qu’elles sont en réalité des constructions, de sorte qu’elles comportent en elles-mêmes tout ce qu’il faut pour rendre compte de la possibilité de ce qui est défini ; elles sont génétiques, c’est-à-dire qu’elles expriment l’origine et la formation même de leur objet, comme on peut le voir dans cet exemple : la circonférence est la ligne engendrée par une extrémité d’une portion de ligne qui tourne sans se déformer autour de son autre extrémité supposée fixe. On pourrait sans doute formuler une autre définition où ce caractère serait moins visible, comme en disant ainsi qu’on le fait le plus souvent : la circonférence est le lieu des points situés à égale distance d’un même point fixe ; mais il est facile de voir que cette définition est, au fond, exactement équivalente à la précédente. D’ailleurs, comme les objets mathématiques, étant indépendants de toute expérience extérieure, ne sont pas autre chose que des conceptions ou des constructions mentales, il y a lieu de se demander seulement si la définition exprime bien ce que fait l’esprit quand il conçoit la chose qu’il définit ; la possibilité d’une opération mathématique, impliquant nécessairement l’absence de toute contradiction, est la condition suffisante de sa vérité. Si nous comparons les définitions mathématiques aux définitions empiriques, nous voyons que les premières sont complètes et définitives, tandis que les secondes sont généralement incomplètes, toujours provisoires et sujettes à révision, parce que, dans leur objet, il peut toujours y avoir autre chose que ce que nous concevons, tandis que l’objet mathématique ne fait qu’un avec notre conception même. De plus, les définitions mathématiques, parce qu’elles sont des constructions comme nous l’avons dit, ont un caractère explicatif que n’ont pas les définitions empiriques ; et celles-ci, à cet égard, passent elles-mêmes par plusieurs états : elles se présentent d’abord comme des descriptions pures et simples, puis elles tendent à devenir explicatives, au moins dans une certaine mesure ; elles ne le deviendraient tout à fait que si on pouvait les déduire de certains principes, mais les sciences de faits sont fort peu déductives, et, en raison de leur nature même, c’est toujours l’induction qui fait le fond de leur méthode, contrairement à ce qui a lieu pour les mathématiques.

Il nous reste maintenant à parler de la démonstration mathématique. Cette démonstration peut toujours se décomposer en une suite de syllogismes, le syllogisme étant le véritable type de tout raisonnement. Cependant le syllogisme mathématique présente quelques différences avec le syllogisme ordinaire qui porte sur le domaine qualitatif ; il en diffère surtout en ce que, dans les jugements dont il est composé, la copule, au lieu d’être le verbe “être”, est en général le signe =. Le rapport qui est indiqué par ce signe est toujours réversible : si a = b, b = a ; il n’en est pas toujours ainsi pour les autres sortes de rapports. Le signe = n’implique pas identité entre les deux termes qu’il unit, mais il indique que ces termes sont quantitativement équivalents, et que, par suite, l’un d’eux peut être substitué à l’autre sans aucun inconvénient, dès lors qu’on se borne à la seule considération de la quantité. Toutes les mathématiques pourraient ainsi être regardées comme n’étant que l’indication des substitutions possibles entre des termes, ce qu’on peut exprimer de la façon suivante : on cherche toujours si l’on peut substituer c à a, et on le cherche en s’assurant au préalable qu’on peut substituer b à c et c à b. Le signe = indique le rapport que l’on établit entre deux termes réciproquement substituables ; on opère ainsi une synthèse entre ces deux termes, et ceci peut d’ailleurs se faire de différentes façons. M. Liard distingue en effet plusieurs cas de substitution, et il en donne des exemples.

1° Cas où la synthèse se fait immédiatement entre deux termes : distance des centres de deux circonférences tangentes.

2° Cas où elle se fait par superposition : cas des triangles qui ont un angle égal compris entre deux côtés égaux.

3° Cas où elle se fait par la substitution au tout de la somme des parties sans déplacement des parties : deux rectangles qui ont même base sont entre eux comme leurs hauteurs.

4° Cas où elle se fait par déplacement sans déformation de la figure : la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux droits.

5° Cas où elle se fait avec déformation de la figure : surface du trapèze.

6° Mélange de ces différents cas : carré de l’hypoténuse.

Les deux procédés en lesquels consiste la démonstration mathématique sont l’analyse et la synthèse. La méthode synthétique, qui est la plus parfaite, consiste à partir des principes pour arriver aux conséquences ; nous pouvons y voir le type de la démonstration, qui a précisément pour but de faire sortir les conséquences des principes. Tandis que cette méthode est éminemment propre à la démonstration des vérités déjà connues, la méthode analytique est surtout une méthode de découverte : elle consiste à considérer provisoirement une proposition connue vraie, et à remonter de là aux principes. Le procédé le plus parfait d’analyse est la réduction, qui s’opère en sens inverse de la synthèse correspondante, mais qui est à chaque instant identique à celle-ci ; elle est souvent d’un emploi plus facile que la synthèse, parce qu’on voit d’ordinaire assez bien quelle est la proposition dont dépend immédiatement celle qu’on veut démontrer, tandis que, en partant des principes, on ne sait pas toujours de quel côté se diriger pour aboutir à la conséquence cherchée. Il y a une autre sorte d’analyse, à laquelle on donne le nom de déduction, en entendant ce mot dans un sens plus spécial  que celui qu’il a ordinairement : cette déduction consiste à démontrer par les conséquences ; une telle démonstration serait insuffisante partout ailleurs que dans les mathématiques, où les propositions sont toujours réciproques, grâce à la nature du signe =, de sorte que l’analyse déductive peut prendre la forme de l’analyse réductrice, qui est la synthèse opérée en sens inverse, et qui, par suite, est vraie comme la synthèse. La démonstration par l’absurde se fait aussi par les conséquences, mais d’une façon indirecte et en quelque sorte négative : on commence par supposer fausse la proposition que l’on veut démontrer, et on montre que de cette supposition résultent des conséquences absurdes, d’où il faut conclure que la proposition en question est vraie. Une telle démonstration est plus facile, dans certains cas, que la démonstration directe, et d’ailleurs elle est parfaitement rigoureuse ; mais on peut lui reprocher de convaincre l’esprit sans l’éclairer, car elle prouve bien que la proposition qu’il s’agit d’établir est vraie, puisque, si on ne l’admet pas, on est conduit à une contradiction, mais elle ne montre pas pour quelle raison cette proposition est vraie ; c’est seulement en faisant voir comment une proposition se déduit des principes qu’on a la raison de sa vérité.

Nous dirons enfin quelques mots du raisonnement par récurrence, dans lequel certains ont voulu voir, avec quelque exagération, le type même du raisonnement mathématique, et qu’on a parfois regardé comme irréductible au syllogisme. Ce raisonnement, dans sa forme générale, peut s’exprimer de la façon suivante : si telle propriété est vraie pour le nombre n, elle est encore vraie pour le nombre n+1 ; ceci étant démontré, on constate directement que la propriété dont il s’agit est vraie pour le nombre 1 ; par suite, elle est vraie pour le nombre 2 ; étant vraie pour le nombre 2, elle est vraie pour le nombre 3, et ainsi de suite de proche en proche, de sorte qu’elle est vraie pour n’importe quel nombre. Tout d’abord, on voit que ce genre de démonstration s’applique bien à la recherche des propriétés générales des nombres, c’est-à-dire de la quantité discontinue, mais que, par sa nature même, il n’est pas applicable à la quantité  continue ; aussi ne peut-on songer à y réduire le raisonnement géométrique. D’autre part, la forme même sous laquelle nous avons exposé ce raisonnement montre que, en réalité, il est équivalent à une indéfinité de syllogismes, qu’il n’est pas possible d’exprimer tous distinctement, parce qu’il y en a une indéfinité, mais qui y sont tous contenus de la même façon qu’une série numérique indéfinie est donnée tout entière par la formule qui, exprimant la loi de formation de cette série, permet de calculer un terme qui y occupe un rang déterminé et d’ailleurs quelconque. Il n’est donc pas vrai qu’il y ait là une sorte de raisonnement qu’il soit impossible de réduire au syllogisme, et rien ne justifie à cet égard les prétentions de certains logiciens modernes ; quant au rôle du raisonnement par récurrence, il peut être assez important, mais il ne faut pas le généraliser outre mesure et l’étendre à des modes de la quantité autres que la quantité discontinue, qui est la seule à laquelle il soit naturellement et directement applicable.

 

 

René Guénon

 

 

 

 

 

 

 

* Ce texte fait suite à celui du message précédent (publié dans le no 128 de « La Revue Tradition ») ; dans le Cours de philosophie, ils font partie d’un ensemble nommé « Méthodologie ».





jeudi 6 octobre 2022

RENÉ GUÉNON : « LA MÉTHODE MATHÉMATIQUE »

 



Texte inédit extrait du Cours de philosophie publié dans « La revue Tradition » (n° 128, août 2012) *.



 

 

 LA MÉTHODE MATHÉMATIQUE 

 

 

 

 

 

 

 

Nous allons étudier en premier lieu la méthode mathématique, car, malgré ce qu'elle a de spécial, cette méthode est encore, d'une façon plus directe et plus immédiate que les méthodes des diverses sciences de faits, l’application des lois générales de la logique. – Pour faire cette étude, nous indiquerons d'abord les principales divisions du domaine mathématique, puis nous chercherons à nous rendre compte, d'une façon plus précise, de ce qui fait l'objet propre des mathématiques en général, ainsi que de la valeur des connaissances qu'elles sont susceptibles de nous fournir ; ces recherches préliminaires nous permettront de mieux déterminer ce que doit être la méthode mathématique. La science mathématique comprend d'abord l'arithmétique, qui est la science du nombre, c'est-à-dire de la quantité discrète ou discontinue. Il y a lieu d’insister sur ce point fondamental, que le nombre pur est uniquement le nombre entier, et que la série des nombres entiers, formée à partir de l'unité, et par des additions successives de cette unité à elle-même indéfiniment répétée, est essentiellement discontinue. C’est seulement lorsqu'il s'agit d'appliquer le discontinu numérique à la mesure des grandeurs continues que, pour réduire les intervalles de la série des nombres, on a recours à l'introduction des nombres fractionnaires d’abord, et ensuite des nombres irrationnels ou, plus généralement, des nombres incommensurables (c'est-à-dire qui n'ont pas de commune mesure avec l’unité) ; c’est là une généralisation, mais aussi, en un sens, une altération de la notion du nombre pur. L’arithmétique n'atteint le continu que d'une manière indirecte et d'ailleurs imparfaite, en le remplaçant par du discontinu, car, pour y appliquer le nombre, il faut découper dans ce continu des parties qui forment une série discontinue, et, quand bien même on peut diminuer les intervalles de cette série de la façon que nous venons d'indiquer, il n'est jamais possible de les faire disparaître ; la nature même du nombre s’y oppose absolument. – On dit souvent que le nombre est applicable à tout ; il est facile de se rendre compte que c'est là une erreur, puisqu'il ne peut jamais s'appliquer parfaitement à la mesure du continu. D’ailleurs, le nombre n'est qu'un mode de la quantité, et la quantité elle même, dans toute sa généralité, ne constitue qu'une catégorie qui n'est pas universellement applicable ; mais c'est là une question qu'il ne nous est pas possible de traiter complètement ici. L’algèbre se présente comme une généralisation de l'arithmétique » : elle l'est d'abord par sa notation, qui, remplaçant les nombres par des lettres, permet de faire des raisonnements tout à fait généraux, dont on pourra ensuite appliquer les résultats à des nombres quelconques dans chaque cas particulier ; elle l’est aussi par l'introduction de la considération des nombres négatifs, que n'envisageait pas l'arithmétique ; cette considération n'est d'ailleurs pas sans offrir, au point de vue logique, certains inconvénients assez graves, mais sur lesquels nous ne pouvons pas nous étendre ici. Enfin, par la théorie des fonctions, qui se rattache à l’algèbre, on peut étudier les variations des quantités continues sans avoir besoin de les réduire à du discontinu ; c'est par là que cette théorie des fonctions forme en quelque sorte le lien entre l’algèbre proprement dite et le calcul infinitésimal, dont nous dirons quelques mots par la suite. Historiquement, l’algèbre est postérieure à l'arithmétique ; mais, logiquement, on a pu se demander si elle ne lui était pas antérieure, en raison de sa plus grande généralité, et parce qu'elle apparaît comme l'expression même de la logique au point de vue de la quantité. L'arithmétique serait alors comme une application ou un cas particulier de l'algèbre ; mais, d'un autre côté, il ne faut pas oublier que l'algèbre ne saurait se passer de la notion de nombre, et que, si le nombre entier, objet primordial de l'arithmétique, peut être regardé comme un cas particulier du nombre généralisé (entier ou fractionnaire, rationnel ou irrationnel, commensurable ou incommensurable, positif ou négatif), il n'en est pas moins vrai que c'est le nombre entier seul qui est en réalité le nombre proprement dit, et qui constitue, même au point de vue logique, l'unique point de départ de toutes les généralisations dont est susceptible la notion de nombre. Nous avons ensuite la géométrie, qui est l'étude des lois du continu spatial. Cette étude peut se faire uniquement avec des considérations de figures : c'est alors la géométrie pure. Elle peut se faire aussi en remplaçant ces considérations de figures par des équations : c'est alors la géométrie analytique, dont les créateurs furent Descartes et Fermât, et qui est une application de l'algèbre à la géométrie. Il y a lieu d'envisager aussi, corrélativement, une application de la géométrie à l'algèbre, comme le faisait également Descartes ; par exemple, la recherche de la quatrième proportionnelle peut se traduire par une construction de triangles semblables. Cette application de la géométrie à l’algèbre joue un rôle particulièrement important en ce qui concerne la représentation graphique des fonctions. Ceci pose d'ailleurs la question de savoir s'il y a toujours une parfaite correspondance entre l’algèbre et la géométrie, ou si la différence de nature du nombre et de l'espace, du discontinu et du continu, n'impose pas certaines limites à cette correspondance ; nous ne pouvons qu'indiquer cette question, qui a été étudiée notamment par Cournot. – La géométrie a reçu, depuis un siècle environ, certaines extensions : on a créé ce qu'on appelle l’hypergéométrie, où l'on suppose des espaces ayant plus de trois dimensions, et pouvant même en avoir un nombre quelconque ; on a créé aussi des géométries non-euclidiennes, comme celles de Riemann et de Lobatchevsky, où l'on envisage des espaces à trois dimensions, mais dont la courbure ne serait pas nulle, et qui ne seraient pas homogènes ; on peut alors considérer la géométrie euclidienne et la géométrie à trois dimensions comme des cas particuliers d'une géométrie beaucoup plus générale. Il est important de remarquer que rien ne doit ici nous rendre sceptiques, soit à l'égard de la géométrie euclidienne, soit à l'égard des autres géométries, car les vérités mathématiques sont différentes suivant le point de vue où l'on se place. Il est absurde de se demander si une certaine géométrie particulière est plus vraie que les autres ; les différentes géométries ne s'appliquent pas au même espace, mais, pour peu qu'elles constituent des théories cohérentes et exemptes de toute contradiction, elles sont des points de vue tout aussi vrais et tout aussi légitimes les uns que les autres. – Nous pourrions parler aussi de la géométrie projective, dont les procédés consistent à étudier les déformations d'une figure se projetant sur un plan qui peut lui-même être mobile, ce qui permet de passer d'une façon continue d'une figure à une autre. Cette géométrie projective se rattache à l'ensemble des théories appelé ‟analysis situs”, qui envisage les considérations de situation et de forme à l’exclusion des propriétés métriques des figures. Nous avons donc ici toute une branche de la géométrie qui est beaucoup plus qualitative que quantitative ; et d'ailleurs, même dans la géométrie ordinaire, des théories comme celles des figures semblables, symétriques, homothétiques, etc., sont également d'ordre qualitatif, puisqu'elles ne font pas intervenir la grandeur des figures, mais seulement leur forme et la disposition de leurs éléments. Nous pouvons rappeler, à cet égard, la définition par laquelle Leibnitz opposait la similitude à l'égalité : « Eaqualia sunt ejusdem quantitatis ; similia sunt ejusdem qualitatis ». Cette remarque est importante en ce qu'elle montre que, même dans les mathématiques pures, il n'est pas possible de tout réduire au seul point de vue de la quantité ; à plus forte raison doit-il en être de même dans les autres sciences, contrairement à ce qu'on admet assez généralement en vertu d'une tendance issue du mécanisme cartésien, ou de ce qu'Auguste Comte appelait le « mathématisme universel » La mécanique, comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire, ne peut pas être regardée comme une simple branche des mathématiques, mais constitue véritablement une science distincte ; et cela est vrai même de la mécanique pure ou rationnelle envisagée indépendamment de toute application. Cependant, il y a une partie de la mécanique qui ne fait intervenir que des éléments géométriques, car le temps lui-même peut se représenter géométriquement : c'est la cinématique, c'est-à-dire l'étude du mouvement. La loi d'un mouvement quelconque s'exprime par une relation entre l'espace parcouru et le temps employé à le parcourir ; si le temps est pris comme variable indépendante, l'espace sera une fonction de cette variable. Nous nous trouvons donc ici en présence d'un cas particulier de la théorie des fonctions, et l'étude du mouvement est ainsi ramenée à la géométrie et à l'algèbre ; quant à certains éléments caractéristiques du mouvement, comme la vitesse et l'accélération, on les obtient par la considération des dérivées de l'espace par rapport au temps (la vitesse étant la dérivée première, et l'accélération la dérivée seconde, c'est-à-dire la dérivée première de la vitesse), considération qui relève du calcul infinitésimal. – Mais, s'il en est ainsi pour la cinématique, il ne saurait en être de même pour la dynamique et la statique, car celles-ci font intervenir les notions de la force, de la masse, de l’équilibre, etc., lesquelles sont des notions physiques et ne sont aucunement réductibles à des éléments géométriques ou algébriques. Alors même que la force et la masse sont mesurables, donc quantitatives, elles correspondent à des modes de la quantité qui sont tout à fait différents de ceux que nous avions à envisager lorsqu'il s'agissait simplement du nombre et de l'espace. Enfin, nous donnerons quelques indications sur le calcul infinitésimal, qui fut inventé par Leibnitz, et aussi, presque en même temps, quoique probablement d'une façon indépendante, par Newton, qui lui donna le nom de « méthode des fluxions ». Cette double découverte avait d'ailleurs été préparée par certaines méthodes antérieures, reposant sur des principes assez analogues, mais beaucoup moins fécondes en résultats ; c'est la notation employée par Leibnitz qui a prévalu, comme offrant plus de ressources au point de vue des applications. – Sans entrer ici dans des considérations qui nous entraîneraient trop loin, nous ferons remarquer ceci : le nombre, comme nous l'avons dit précédemment, n'est jamais parfaite ment applicable à la mesure du continu ; les fractions, si petites et si rapprochées les unes des autres qu'on les suppose, sont toujours des quantités fixes, entre lesquelles subsistent des intervalles qui sont également fixes et déterminés. Il n'en est plus de même si, au lieu de quantités fixes, on considère des quantités essentiellement variables, et si on introduit dans le calcul des quantités susceptibles de croître ou de décroître indéfiniment, c'est-à-dire de devenir plus grandes ou plus petites que n'importe quelle quantité donnée. C’est la considération de telles quantités qui caractérise le calcul infinitésimal, car ce qu'on appelle habituellement, mais improprement, l’infiniment grand et l’infiniment petit, n'est pas autre chose en réalité que l’indéfiniment croissant et l’indéfiniment décroissant ; il s'agit donc toujours de quantités essentiellement variables. Dans ces conditions, si l'on envisage une série discontinue, mais dont les intervalles, au lieu d'être fixes, sont variables et peuvent être rendus aussi petits qu'on le veut, de façon à devenir moindres que toute grandeur assignable, il est facile de comprendre qu'une telle série puisse être regardée comme équivalente, pratiquement tout au moins, à un ensemble continu ; aussi la méthode infinitésimale permet-elle une application aussi parfaite que possible du nombre à la mesure du continu. – Le calcul infinitésimal comprend deux branches principales, qui sont le calcul différentiel et le calcul intégral. Le calcul différentiel recherche les limites de rapports dont les termes décroissent indéfiniment. Le calcul intégral recherche les limites de sommes dont les éléments décroissent indéfiniment, en même temps que le nombre de ces éléments croît indéfiniment. Il est important de remarquer que la limite d'une quantité variable est essentiellement une quantité fixe, car les quantités variables (et en particulier les quantités infinitésimales) ne sont introduites dans le calcul qu'à titre d'auxiliaires, et, dans les résultats, il ne doit plus subsister que des quantités fixes et déterminées. La conséquence immédiate de ceci, c’est que le passage à la limite, c'est-à-dire en somme le passage des quantités variables aux quantités fixes, permet seul de justifier le calcul infinitésimal sous le rapport de la rigueur, et d'en faire autre chose qu'une simple méthode d'approximation. Il est vrai que cette considération du passage à la limite présente certaines difficultés logiques, mais qui ne sont nullement insolubles ; c'est d'ailleurs là un point que nous ne pouvons qu'indiquer en passant, et nous devons nous borner à ces quelques notions très sommaires en ce qui concerne les principes du calcul infinitésimal De tout ce que nous venons de dire, il résulte que, d'une façon générale, l'objet des mathématiques, c'est la quantité sous ses divers modes i quantité discontinue pour les branches des mathématiques qui se rapportent au nombre, quantité continue pour celles qui se rapportent à l’espace et au temps. Cependant, comme nous l'avons vu, le point de vue qualitatif n'est pas entièrement exclu des mathématiques, surtout de la géométrie ; il y aurait même lieu de rechercher si ce point de vue ne s'introduit pas, dans une certaine mesure, jusque dans la théorie des nombres. La notion de limite, telle que nous l'avons indiquée à propos du calcul infinitésimal, implique également un élément qualitatif, car la limite a pour caractère propre d'avoir, en tant qu'elle est une quantité fixe, une définition autre que celle de la variable dont elle est la limite (d’où il résulte que cette limite ne peut jamais être atteinte par la variable comme telle) ; et la distinction des quantités fixes et des quantités variables suppose que ces deux ordres de quantités diffèrent entre eux qualitativement. Ceci montre qu'il n'est jamais possible de séparer complètement les deux points de vue de la quantité et de la qualité ; ces deux points de vue sont d'ailleurs bien plutôt complémentaires que véritablement opposés, et, au fond, ils ne peuvent guère se comprendre que l'un par rapport à l'autre ; mais, quoi qu'il en soit, il n'en reste pas moins que la quantité constitue l'objet essentiel et caractéristique des mathématiques en général. Pour ce qui est de la valeur des résultats auxquels les mathématiques nous conduisent, nous pouvons remarquer d'abord que, pour raisonner sur les choses en considérant exclusivement leur nombre, il n’y a aucunement besoin de savoir ce que les choses sont en elles-mêmes. Aussi l'arithmétique et l'algèbre sont-elles les plus indépendantes de toutes les sciences, et l’on est toujours sûr que leurs résultats sont valables ; il suffit d'y raisonner logiquement pour aboutir à des vérités incontestables. – Nous pouvons en dire autant pour ce qui est de l'espace et du temps : que les choses en elles-mêmes soient spatiales et temporelles ou qu'elles ne le soient pas, peu nous importe quand nous nous plaçons au point de vue mathématique, puisque, en tout cas, le phénomène qui nous est donné l'est comme spatial et comme temporel, et que sa réalité, en tant que phénomène, ne réside que dans l'apparence ; la question de la nature de l'espace et du temps n'a pas à se poser pour le mathématicien. Quand nous raisonnons logiquement sur l'espace, comme nous le faisons en géométrie, nos résultats sont à l’abri de tout reproche, de sorte que, ici encore, nous devons reconnaître aux mathématiques un caractère de véritable certitude. Seulement, il doit être bien entendu que ceci ne concerne que les mathématiques pures, sans rien préjuger à l’égard de la physique mathématique, c’est-à-dire, de l'application des mathématiques à la physique, qui demeure toujours subordonnée aux lois dernières des éléments de ce monde, et qui, par suite, présente un caractère de relativité incompatible avec la certitude mathématique véritable.

 

 René Guénon

 

 





 

* Le numéro 128 est le seul de la série des publications de « Vers la Tradition » à comporter ce titre (voir « Dernier compte rendu ‟Vers la tradition” (I et II) », posté le 27 oct. 2012.



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