Extrait du Cours de philosophie paru dans le numéro 123 de la revue Vers la Tradition.
LA
CONSCIENCE
I.
CONSCIENCE, SUBCONSCIENCE, INCONSCIENCE*.
Après avoir montré quel est l’objet de la psychologie
et quelle est la méthode qui convient à cet objet, la première question que
l’on ait à traiter est celle de la conscience, car la conscience, quelle que
soit d’ailleurs la façon dont on pourra être amené à la définir, si toutefois
elle donne lieu à une définition, est la forme commune de tous les faits
psychologiques, aussi bien des faits émotifs et volitifs que des faits
intellectuels. Avant tout, comme il est nécessaire de s’entendre sur le sens
précis et la portée exacte des termes qu’on emploie, nous devons avoir soin de
noter que, quand nous parlons de la conscience en psychologie, nous ne donnons
aucunement à ce mot le sens courant qu’il a dans le langage vulgaire, c’est‑à‑dire
l’acception spéciale de “conscience morale” ; celle‑ci, dont nous
parlerons ailleurs, peut être considérée tout au plus comme formant un domaine
très particulier à l’intérieur du domaine beaucoup plus étendu de la conscience
psychologique.
On ne peut séparer aucune pensée, aucun sentiment, aucune volition, de
cette connaissance immédiate et inhérente qui constitue proprement la
conscience ; autant vaudrait parler d’une pensée qui ne serait point
pensée, d’un sentiment qui ne serait point senti, d’une volition qui ne serait
point voulue. Comme le disaient les scolastiques d’après Aristote, « nous
ne sentons pas, à moins de sentir que nous sentons ; nous ne pensons pas,
à moins de penser que nous pensons ». La thèse d’après laquelle il y
aurait des faits psychologiques inconscients apparaît donc comme contradictoire
dans les termes, la condition essentielle du phénomène mental étant d’“être
pour soi”, sans quoi rien ne le distinguerait des autres phénomènes. Nous ne
voulons pas dire, cependant, qu’en tout fait psychologique sans exception soit
renfermé cet acte de réflexion qui consiste à penser expressément qu’on pense,
qu’on sent, qu’on veut ; il y a toujours lieu de faire une distinction
entre la conscience pure et simple et la conscience réfléchie ; mais du
moins est-il certain qu’il n’y a pas de pensée, par exemple, sans que l’être
qui pense sache, au moins à quelque degré, qu’il pense. Par suite, de même que
le phénomène psychologique n’est pas un simple épiphénomène du phénomène
physiologique, de même la conscience n’est pas un simple épiphénomène du
phénomène psychologique, un élément qui viendrait s’y surajouter
accidentellement ; tout fait psychologique est conscient et l’est
essentiellement. Divers philosophes modernes, tels que Reid, Dugald Stewart,
Royer-Collard, Jouffroy, Adolphe Garnier, ont eu le tort de vouloir faire de la
conscience une faculté à part, qui serait, par rapport aux phénomènes
psychologiques, ce qu’est la lumière par rapport aux objets qu’elle éclaire, ou
encore comme un œil qui regarde passer des objets, comme un témoin qui, du
rivage, contemple un fleuve qui coule devant lui ; ce ne sont là que des
métaphores, et encore ont-elles le grave défaut de ne correspondre à rien de
réel. En réalité, ni la conscience ni le phénomène psychologique ne sont
intelligibles l’un sans l’autre : sans le phénomène psychologique, la
conscience n’est qu’une forme vide, et, sans la conscience, le phénomène
psychologique n’a plus une nature propre, une essence à part, et il devient
impossible de le distinguer des phénomènes non psychologiques.
Il
nous reste cependant à établir avec quelques détails qu’il n’y a pas
d’inconscient psychologique, bien que cela puisse déjà paraître évident d’après
ce que nous venons de dire. La question peut être posée de la façon suivante :
tout ce qui est conscient, à un degré quelconque (car nous prenons le terme de
conscience dans son sens le plus étendu, et la conscience claire et distincte
ne constitue pas forcément toute la conscience), pourra être dit psychologique,
et c’est là un point que personne ne conteste ; mais pourra‑t-on dire,
inversement, que rien de ce qui est inconscient n’est psychologique, ou, en
d’autres termes, qu’il n’y a pas d’inconscient psychologique ? Tout paraît
dépendre ici du sens que l’on donne au mot psychologique ; si on le fait
synonyme de conscient par définition, la question est par là même résolue, ou
plutôt supprimée ; et il faut bien reconnaître qu’il y a en effet, dans
presque toutes les branches de la philosophie, des questions qui n’existent que
parce qu’elles sont mal posées. Cependant, comme nous l’avons dit déjà, il faut
toujours se rendre compte des raisons pour lesquelles ces questions ont pu se
poser en fait ; et, d’autre part, une assimilation comme celle
du psychologique et du conscient, si elle devait être purement verbale, ne
présenterait pas un grand intérêt. En effet, il resterait encore à définir
nettement la conscience, entendue dans son sens général ; puis il faudrait
prouver qu’il y a de l’inconscient, sans quoi le domaine de la psychologie
comprendrait tous les phénomènes possibles, et alors toutes les autres sciences
n’auraient plus leur raison d’être, sinon comme de simples branches de cette
psychologie (c’est la question que nous avons posée précédemment sous cette
forme : y a‑t‑il véritablement d’autres phénomènes que les phénomènes
psychologiques ?) ; ou bien, pour écarter cette difficulté, il faudrait
spécifier que la psychologie étudie, non pas précisément les phénomènes
conscients, ce qui suppose qu’il y en a d’inconscients, mais les phénomènes en
tant qu’ils sont conscients, tandis que les autres sciences étudient les phénomènes
(les mêmes ou d’autres) sous d’autres aspects ou sous d’autres modalités, et
alors, pour dire ce que peuvent être ces modalités, nous serions ramenés en
somme, sous une autre forme, à la question de la classification des sciences,
du moins en ce qui concerne les sciences de faits. Si maintenant on admet que
la nature d’un phénomène, en tant que phénomène (au sens d’apparence, et sans
se préoccuper de ce qu’il peut y avoir derrière cette apparence), n’est au fond
rien d’autre que l’aspect ou le point de vue sous lequel on l’envisage, il sera
légitime de considérer les phénomènes psychologiques, c’est‑à‑dire les
phénomènes envisagés sous le point de vue de la conscience, comme constituant
une classe spéciale de phénomènes, ou un cas particulier des phénomènes en
général, puisque la conscience n’est plus alors que le point de vue sous lequel
la psychologie étudie les phénomènes, ou des phénomènes, et non plus quelque
chose qui est supposé appartenir à certains phénomènes à l’exclusion des
autres. Il n’y a donc pas, dans ces conditions, à présupposer qu’il existe
différentes catégories de phénomènes irréductibles les unes aux autres, mais
seulement à admettre (ce qui n’implique évidemment aucune hypothèse
particulière) que, pour étudier les phénomènes, nous pouvons nous placer à un
certain nombre de points de vue différents, et ce sont alors ces points de vue
qui constituent pour nous les objets d’autant de sciences distinctes. La
psychologie sera donc l’une de ces sciences, celle qui étudie les phénomènes en
tant que conscients, c’est‑à‑dire au point de vue de la conscience ;
seront dits psychologiques tous les phénomènes qui sont susceptibles d’être
envisagés de cette façon, et en tant que nous les envisagerons effectivement
ainsi.
Sans rien préjuger quant à la nature de la conscience, ces quelques explications, en précisant la façon dont doit être compris l’objet de la psychologie, rendent encore plus évidente notre assertion qu’il ne peut pas y avoir d’inconscient psychologique. Cependant, en fait, certains psychologues ont admis cet inconscient ; nous sommes assurés que ce ne peut être qu’une illusion, mais nous devons nous demander ce qui a pu donner naissance à cette illusion. Nous avons déjà dit que la conscience claire et distincte n’est peut être pas toute la conscience, et, en effet, elle est loin de renfermer tout ce que les psychologues qui admettent l’inconscient se croient obligés de rejeter dans cet inconscient, lequel perdra toute raison d’être si nous montrons qu’il y a, en fait et logiquement, du subconscient. Le subconscient est encore du conscient, bien qu’il soit en dehors du domaine de la conscience claire et distincte ; il est comme une sorte de prolongement ou d’extension de la conscience ; la démonstration de l’existence de ce subconscient fera évanouir tout argument en faveur du prétendu inconscient psychologique.
Ce sont des
raisons de faits qui ont donné naissance à la théorie de l’inconscient
psychologique ; ensuite, les partisans de cette théorie ont voulu la
fortifier en l’appuyant sur des arguments d’ordre rationnel. La réfutation que
nous entreprenons devra logiquement suivre la même marche ; nous avons
donc à examiner en premier lieu les faits psychologiques soi-disant
inconscients, à montrer que c’est par l’effet d’une interprétation erronée
qu’on les présente comme tels, et qu’ils s’expliquent beaucoup mieux lorsqu’on
les considère comme subconscients.
Tout
d’abord, il y a lieu de remarquer que les phénomènes psychologiques qui durent
trop peu, et qui sont trop rapidement recouverts par d’autres, ne peuvent pas
être clairement conscients ; et, s’ils n’ont pas été remarqués lorsqu’ils
se sont produits, à plus forte raison ne pourront-ils pas être remémorés
ensuite, du moins dans les conditions de la vie psychologique ordinaire. Cela
suffit déjà pour faire comprendre l’existence de phénomènes psychologiques
subconscients, c’est-à-dire de phénomènes psychologiques qui sont conscients en
réalité, mais qui ne le sont que faiblement, et qui, par suite, sont capables
de faire croire qu’ils sont inconscients. D’autre part, il y a des phénomènes
conscients, que tout le monde s’accorde à regarder comme tels, et dont pourtant
le souvenir ne se retrouve pas ; il ne suffit donc pas que la mémoire ne
puisse retrouver la trace d’un phénomène pour qu’on ait le droit de considérer
ce phénomène comme ayant été véritablement inconscient.
Un certain
nombre de psychologues contemporains ont cru avoir des raisons d’admettre
l’existence en nous d’une pluralité de consciences. Si cette théorie, à
laquelle on donne parfois le nom de polypsychisme, était fondée, comme il est
en tout cas certain que nous n’avons pas clairement conscience des
communications des consciences subordonnées avec la conscience centrale, il est
évident que, pour cette dernière, ces communications ne seraient pas pleinement
conscientes, et que l’activité même des consciences subordonnées ne pourrait
être que subconsciente. Il est vrai que cette pluralité de consciences n’est
qu’une hypothèse fort contestable ; la vérité est que le moi est beaucoup
plus complexe et possède une unité beaucoup plus relative qu’on ne le croit
généralement ; mais il suffit, pour rendre compte de cette complexité,
d’envisager des prolongements de la conscience normale, sans que ces
prolongements puissent pour cela être considérés comme constituant d’autres
consciences distinctes et plus ou moins indépendantes ; il n’en reste pas
moins que ces mêmes prolongements, quelle que soit la façon dont on les
envisage, font nécessairement partie de ce que nous appelons le subconscient.
Mais il y a
encore en faveur de la subconscience d’autres arguments plus concluants, et
tout d’abord celui-ci : il arrive quelquefois que la mémoire saisit pour
ainsi dire sur le fait la subconscience ; c’est ce qui a lieu, par
exemple, quand on se souvient nettement de paroles auxquelles on n’avait prêté
aucune attention au moment où elles avaient été prononcées, ou quand, après
avoir entendu distraitement sonner l’heure, on en compte les coups par le
souvenir, ou encore quand on s’aperçoit d’un bruit précisément à l’instant où
il cesse. On ne peut soutenir que des faits dont le souvenir est clairement
conscient, aient été inconscients ; comme ils n’ont pas été clairement
conscients, la dénomination de subconscients est la seule qui puisse leur
convenir. Ceci s’applique aussi bien au dernier des exemples que nous venons de
citer qu’aux précédents, car l’absence de bruit, étant quelque chose de
purement négatif, ne peut produire une sensation ; si donc on s’aperçoit
de la cessation du bruit, c’est que celui-ci était perçu antérieurement, et que
son souvenir (la sensation actuelle ayant disparu) apparaît alors dans le champ
de la conscience claire et distincte. D’ailleurs, tant que dure le bruit qu’on
ne remarque pas habituellement, rumeur sourde ou bruit monotone et régulier, il
suffit d’écouter, c’est-à-dire d’y porter
son attention, pour le saisir nettement, et cela peut être fait à
volonté et à un moment quelconque. Ce dernier cas est tout à fait comparable à
ceux où l’analyse intérieure témoigne de l’existence de la subconscience :
ainsi, quand on éprouve une tristesse vague ou une joie vague, on s’aperçoit le
plus souvent, en réfléchissant, qu’on avait des préoccupations capables
d’incliner effectivement à la tristesse ou à la joie, préoccupations qu’on
n’avait cependant pas remarquées jusque là. L’attention et la réflexion ne
peuvent rendre conscient ce qui ne l’était pas ; étant l’une et l’autre un
simple renforcement de la conscience, elles ont seulement pour effet d’augmenter
la force et la netteté de ce qui est déjà dans la conscience, ou, en d’autres
termes, de rendre clairement conscient ce qui n’était que subconscient.
Inversement, l’attention portée exclusivement sur une chose paraît supprimer
toutes les autres sensations ; mais il est peu vraisemblable qu’elle les
abolisse totalement, d’autant plus que ces sensations reparaîtront dès que
l’attention se sera relâchée ; il est plus naturel d’admettre qu’elle ne
les a point fait sortir entièrement de la conscience, mais qu’elle les a
simplement rendues subconscientes, le renforcement de la conscience sur un
point entraînant d’ordinaire son affaiblissement sur les autres points.
Si l’on considère les faits dits de travail mental
inconscient, il est difficile de ne pas conclure d’une façon analogue :
lorsque, après avoir cherché la solution d’un problème, par exemple, on
l’abandonne, il arrive parfois que, au bout d’un certain temps, ou même après
une période de sommeil, cette solution se présente brusquement et d’elle-même,
sans qu’il semble qu’on y ait pensé dans l’intervalle ; mais on ne peut
guère admettre que le travail qui s’est effectué, et dont le résultat est
parfaitement conscient, n’ait pas été lui-même conscient, bien qu’à un moindre
degré. Il en est de même lorsque nos souvenirs se succèdent sans que, entre
deux des anneaux de la chaîne qu’ils forment, la pensée puisse retrouver un
intermédiaire conscient qui ait été susceptible de les relier l’un à
l’autre ; ici encore, cependant, le fait qui a eu un résultat dans la
conscience doit avoir été lui-même plus ou moins conscient. D’ailleurs, même
dans des cas comme celui-là, c’est une supposition toute gratuite que celle
d’un intermédiaire purement physiologique entre deux phénomènes qui ont été
véritablement et évidemment psychologiques ; et, si l’on admet qu’à tout
phénomène physiologique a dû correspondre un phénomène psychologique, il n’y a
aucune raison pour ne pas regarder celui-ci comme ayant été conscient, au moins
faiblement. En un mot, on ne voit pas comment ce qui se passerait entièrement
en dehors de la conscience pourrait finalement influer sur elle.
Le phénomène de la suggestion hypnotique est également
favorable à la subconscience : ce qui tend notamment à le prouver, c’est
l’inquiétude bien consciente éprouvée par le sujet qui se trouve empêché
d’obéir, au moment marqué d’avance, à la suggestion qui lui a été donnée à plus
ou moins longue échéance, et dont pourtant, depuis son réveil, il ne paraît
avoir gardé aucun souvenir. D’autre part, bien des expériences prouvent aussi
qu’il y a chez les êtres vivants une connaissance profonde de leur
organisation, connaissance qui n’est pas clairement consciente dans les
circonstances ordinaires, mais qui le devient parfois, par exemple chez
certains sujets hypnotisés ou en état de somnambulisme naturel. Il serait peu
intelligible de dire que, antérieurement, la conscience ne renfermait en aucune
façon ce qui s’y manifeste alors ; en réalité, les phénomènes de ce genre
ne font pas apparaître autre chose que ces prolongements de la conscience dont
nous avons déjà signalé l’existence, et que certains se croient obligés de
regarder comme constituant des consciences distinctes.
Il convient d’interpréter d’une façon analogue les cas
de ce qu’on peut appeler “mémoire ancestrale” : une personne croit
reconnaître des lieux qu’elle voit cependant pour la première fois, qui ne lui
ont d’ailleurs jamais été décrits, et même elle peut parfois indiquer avec
précision, lorsqu’elle s’y trouve, certains détails qui sont reconnus exacts. Or,
dans les faits de ce genre qui ont pu donner lieu à une vérification, on a
constaté qu’un ascendant plus ou moins éloigné de cette personne avait vécu
effectivement dans les lieux dont il s’agit. Il semble donc qu’il y ait une
mémoire plus ou moins obscure se transmettant par hérédité, et le contenu de
cette mémoire doit être subconscient, puisqu’il est capable de devenir
clairement conscient sous l’action d’une circonstance favorable, comme celui de
la mémoire ordinaire. Ceci nous amène, bien que nous devions y revenir plus
tard à propos de la conservation du souvenir, à signaler que, si l’on n’admet
pas la subconscience pour expliquer la mémoire, si l’on veut expliquer celle-ci
uniquement par des phénomènes physiologiques ou par un soi-disant inconscient
psychologique, on parviendra peut-être à expliquer la réminiscence, mais non la
reconnaissance. En effet, outre qu’il est assez difficile de comprendre comment
quelque chose pourrait rentrer dans la conscience après en être sorti
complètement, aucun lien ne pourrait s’établir alors, dans cette conscience,
entre le phénomène présent et le phénomène passé dont il est l’image ; ce
dernier, ayant cessé d’être pour la conscience, serait pour elle comme s’il
n’avait jamais été, et, par suite, l’autre apparaîtrait comme un phénomène tout
nouveau, n’ayant rien qui le différencie des autres phénomènes présents, ce qui
revient à dire qu’il ne pourrait être reconnu comme souvenir.
Nous
pourrions citer encore bien d’autres faits, notamment certains phénomènes du
rêve : par exemple, une personne rêve qu’elle a une certaine maladie, ou
une douleur affectant une région déterminée de son corps, et, quelque temps
après, elle est en effet atteinte de cette maladie ou de cette douleur.
L’explication la plus naturelle de ce fait est celle-ci : la maladie était
déjà à l’état de germe, ou la douleur existait déjà faiblement, mais n’était
pas ressentie distinctement à l’état de veille, parce que l’attention était
alors portée sur d’autres objets ; mais elle devait être perçue tout au
moins d’une façon subconsciente, et, dans le sommeil, les causes de distraction
qui consistaient dans les relations avec les choses extérieures se trouvant
supprimées, elle a pu passer dans le domaine de la conscience claire et
distincte. Il doit être bien entendu qu’une semblable explication n’est
d’ailleurs valable que pour des cas formant un ensemble assez restreint ;
les phénomènes du rêve sont beaucoup trop complexes et divers pour être
susceptibles d’une explication unique, et il en est assurément de bien plus
difficiles à interpréter que ce que nous venons d’indiquer ; mais, d’une
façon générale, on peut dire que la subconscience paraît y jouer un rôle
considérable.
Nous ajouterons encore que les actes qui, par l’effet d’une habitude, paraissent à la fin s’accomplir inconsciemment, ne deviennent sans doute jamais tout à fait inconscients ; il doit toujours subsister au moins certaines sensations qui, si faibles qu’elles soient, suffisent pour nous avertir si l’acte s’accomplit convenablement ou non ; l’habitude, comme nous le dirons ailleurs, a pour effet ordinaire d’amoindrir la conscience, mais non de la supprimer. Enfin, si l’on allègue les cas où l’émotion produite par un même objet diffère suivant notre propre état, et où cette émotion serait modifiée par des facteurs inconscients, nous répondrons qu’il n’en est rien, ou que du moins les facteurs qui sont réellement inconscients sont d’ordre purement physiologique, car, pour ceux qui sont d’ordre psychologique, l’analyse intérieure peut toujours parvenir à nous les faire connaître distinctement, exactement comme dans les cas de tristesse ou de joie vague dont nous avons déjà parlé.
Nous avons suffisamment examiné les faits mentaux soi-disant inconscients, ou du moins les principaux d’entre eux, et nous pouvons maintenant passer aux arguments d’ordre théorique et rationnel qu’invoquent, à l’appui de leur thèse, les partisans de l’inconscient psychologique. Avant tout, il convient de rappeler ici que, comme nous l’avons dit dès le début, cet inconscient est véritablement impensable et contradictoire ; or la logique défend de parler de choses qu’on ne peut même pas penser ou concevoir véritablement, et ce qui implique contradiction ne peut être qu’une impossibilité ; cela seul suffirait donc à prouver rigoureusement l’impossibilité du prétendu inconscient psychologique.
On s’est appuyé, à tort ou à raison, sur Leibnitz pour
défendre l’inconscient psychologique au nom du principe de continuité ;
nous disons à tort ou à raison, parce que, en réalité, Leibnitz n’admet rien
qui soit vraiment inconscient : la perception qui, selon lui, est
inhérente à toute monade et lui appartient essentiellement, est une forme
élémentaire de la conscience, et la distinction qu’il établit entre perception
simple et “aperception” ne peut qu’être équivalente au fond à celle de la
subconscience et de la conscience claire et distincte. Quoi qu’il en soit,
Leibnitz a fait un grand usage, et peut-être même un usage excessif, du
principe de continuité, d’après lequel, dans la nature, rien ne commence ni ne
finit brusquement et tout d’un coup, ce qu’on exprime communément en
disant : « natura non facit
saltus ». Si cela est vrai, tout commencement apparent n’est
qu’accroissement ou développement, et toute fin apparente n’est que diminution
ou renveloppement ; par suite, et pour traduire ceci en termes
quantitatifs, il n’y a jamais passage de zéro à une quantité notable, ni d’une
quantité notable à zéro. Voici maintenant comment on entend tirer parti de ce
principe en faveur de l’inconscient psychologique : quand on cesse, par
exemple, d’avoir conscience clairement et distinctement d’entendre le bruit
d’une cloche qui va en s’évanouissant, il faudrait admettre qu’on cesse
complètement d’en avoir conscience ; mais pourtant la sensation durerait
encore, bien qu’inconsciente à partir de ce moment, car il lui serait
impossible de passer brusquement à zéro, dès lors qu’il ne doit pas y avoir de
discontinuité dans sa décroissance. Cet argument n’est que spécieux :
d’abord, il y aurait beaucoup de réserves à faire sur la valeur du principe de
continuité, qui est loin d’être aussi universellement applicable que l’aurait
voulu Leibnitz, et qui, sous certaines des formes où celui-ci l’énonçait,
conduit même à des conséquences tout à fait illogiques. Sans doute, il y a dans
la nature des choses qui sont continues, l’espace et le temps par
exemple ; mais la continuité n’est pas une propriété commune à tout ce qui
existe : ainsi, le nombre est essentiellement discontinu, comme nous aurons l’occasion
de l’expliquer en d’autres circonstances. Pour ce qui concerne le domaine des
faits psychologiques, il y aurait lieu de contester la possibilité de leur
appliquer une expression quantitative comme celle que suppose manifestement
l’argument en question ; s’il y a déjà, ainsi que nous venons de le dire,
du discontinu dans l’ordre de la quantité, à plus forte raison peut-il y en
avoir dans ce qui échappe à la quantité. En fait, l’expérience nous montre que
la variation des phénomènes psychologiques ne présente nullement un caractère
de continuité : si l’on fait varier d’une façon continue l’intensité d’un
excitant extérieur, ce qu’on appelle improprement l’intensité de la sensation
correspondante demeure invariable pendant un certain temps, puis change brusquement ;
pour exprimer ceci plus correctement, nous dirons qu’il faut une variation
notable de l’excitant extérieur pour provoquer le passage d’une sensation à une
autre sensation différente (qualitativement selon nous), et que ce passage
s’effectue d’un seul coup. Il se peut donc fort bien que, lorsque l’excitant
extérieur est trop faible, il n’y corresponde plus aucun fait
psychologique ; dans ce cas, il n’y aura plus à la fois ni conscience ni
sensation, et, par suite, pas de sensation inconsciente. Ces observations
enlèvent à peu près toute portée à l’argument dont il s’agit ; mais on
peut en outre répondre aux partisans du principe de continuité en se plaçant
sur leur propre terrain, en montrant que la conclusion à laquelle ils
aboutissent est illogique, et que l’application stricte de leur principe
devrait même les conduire à l’opposé de la thèse qu’ils soutiennent. En effet,
si le principe de continuité est applicable à tout comme ils le prétendent, il
doit s’appliquer à la conscience aussi bien qu’à la sensation ; si donc il
est impossible que la sensation passe brusquement à zéro, il doit en être de
même de la conscience ; l’une et l’autre doivent aller simultanément en
décroissant indéfiniment, sans jamais cesser tout à fait, et alors, au-dessous
d’un certain degré à partir duquel il n’y a plus conscience claire et
distincte, la sensation deviendra, non point inconsciente, mais bien
subconsciente.
On invoque aussi, toujours en se recommandant de
l’autorité de Leibnitz, le principe de causalité, qu’on énonce alors sous une
forme très particulière qui est la suivante : « toute partie d’une
cause doit produire une partie proportionnelle de l’effet que produit la cause
totale ». Par exemple, lorsque nous entendons le bruit de la mer, nous
devons entendre le bruit de chaque vague, et même de chaque gouttelette d’eau,
puisque c’est l’ensemble de tous ces bruits qui forme le bruit de la mer ;
mais, dit-on, comme nous ne remarquons point ces sensations partielles, c’est
que nous n’en avons point conscience ; il faut donc admettre des
sensations inconscientes. À cet argument, on peut répondre d’abord que, si le
principe de causalité est d’une vérité incontestable sous sa forme générale, il
n’en est aucunement de même de l’application qu’on veut en faire ici ; toute
partie d’une cause quelconque doit sans doute produire un certain effet, mais
rien ne garantit que cet effet doive être toujours de même nature que celui de
la cause totale, ou, en d’autres termes, qu’il doive nécessairement y avoir,
dans l’effet, la même homogénéité entre les parties et le tout que dans la
cause. Ainsi, il est possible qu’une certaine quantité minima de la cause soit
nécessaire pour produire un effet analogue à celui que produit cette même cause
quand elle agit dans des proportions considérables ; et nombreux sont les
faits qui prouvent qu’il en est bien souvent ainsi en effet : un grain de
poussière tombant sur une balance ne produit pas la moindre oscillation ;
une traction trop faible exercée sur une corde ne détermine aucune rupture,
même partielle ; un choc trop léger sur une matière explosible ne provoque
aucun commencement d’explosion ; lorsqu’il se produit une rupture ou un
déséquilibre, c’est toujours brusquement, de telle sorte qu’il y a
discontinuité entre l’état précédent et l’état suivant (ce qui, notons-le en
passant, va encore à l’encontre du prétendu principe de continuité). De même,
il est possible qu’il faille le bruit d’un nombre de vagues bien supérieur à
l’unité pour que la sensation auditive minima se produise ; il n’y a donc
pas lieu de supposer de la conscience au-dessous du point où la sensation cesse
de se produire, puisqu’il n’y a plus alors aucun phénomène psychologique. De
même encore, lorsque Kant dit que « tout ce que découvre l’œil, armé du
télescope ou du microscope, est déjà visible à l’œil nu, car ces moyens
optiques ne produisent pas plus de rayons lumineux », on peut lui répondre
que, si en effet il n’y a pas production de nouveaux rayons, il y a du moins
une concentration des rayons existants qui est peut-être nécessaire pour leur
donner la force suffisante, soit pour ébranler la rétine ou le centre nerveux,
soit, s’ils produisent déjà une impression physiologique, pour que cette
impression soit telle qu’elle donne naissance à une sensation correspondante.
Du reste, ici comme lorsqu’il s’agissait du principe de continuité, si l’on
admet le principe invoqué, celui-ci devrait logiquement conduire à une
conclusion opposée à celle qu’on veut en tirer, c’est-à-dire à la théorie même
du subconscient. En effet, si le principe est vrai, chaque cause partielle
devra produire un effet qui soit de même nature que l’effet de la cause
totale ; l’effet total étant une sensation consciente, tout effet partiel
devra donc être également, non seulement une sensation, mais une sensation
consciente. D’ailleurs, puisque nous n’avons pas clairement conscience de ces
multiples sensations élémentaires, c’est qu’elles ne sont conscientes qu’à un
très faible degré, c’est-à-dire qu’elles sont subconscientes ; et c’est
certainement ainsi que l’entendait Leibnitz, lorsqu’il parlait de
« perceptions dont on ne s’aperçoit pas ».
Enfin, certains psychologues prétendent que la
sensation et la conscience sont inverses l’une de l’autre, d’où ils tirent
volontiers cette conséquence que, là où la sensation est très intense, il n’y a
plus du tout de conscience. Cet argument tombe par la simple distinction de la
conscience spontanée et de la conscience réfléchie : ce que ces
psychologues disent de la conscience en général n’est vrai que de cette dernière.
En effet, l’intensité de l’activité psychologique, quand elle dépasse un
certain degré, est un obstacle à l’attention qui se porte sur cette activité
même ; par exemple, celui qui est en proie à un sentiment très violent est
incapable de s’observer lui-même, mais néanmoins il sait encore ce qui se passe
en lui. Si une émotion, surtout une émotion subite, est assez forte pour
déterminer une syncope, la conscience paraît bien cesser, encore qu’on ne
puisse, même dans ce cas, affirmer qu’elle cesse totalement ; mais avec
elle cessent aussi, et au même moment, toutes les sensations et tous les
sentiments, qui ne reparaîtront que quand l’évanouissement aura pris fin. Cette
interruption simultanée de la conscience et de tout phénomène psychologique a
lieu également dans le cas du sommeil profond, si toutefois il n’y a pas à
envisager alors la possibilité d’un mode de conscience tout différent de la
conscience ordinaire, question qui n’est plus du ressort de la psychologie, du
moins telle que nous l’entendons ici.
En résumé, il n’y a aucun argument en faveur de l’inconscient psychologique, que nous ne pouvons regarder que comme une impossibilité pure et simple, tandis qu’il y en a de nombreux en faveur du subconscient.
Une
remarque complémentaire s’impose : la conscience claire et distincte, ou
la conscience normale, peut être considérée comme occupant en quelque sorte la
région centrale dans le domaine de la conscience intégrale, et elle a, comme
nous l’avons dit, des prolongements qui occupent le reste de ce domaine. Or, il
est évident que l’on peut envisager des prolongements s’étendant en divers sens
à partir du centre commun auquel ils sont rattachés ; mais le mot de
subconscience, par sa composition, semble indiquer qu’il s’agit uniquement de prolongements
inférieurs de la conscience, et ce sont bien en effet ceux-là qu’on envisage
habituellement sous ce nom. Si donc on admet la subconscience (et, d’après tout
ce que nous avons dit, il faut bien l’admettre), il semble qu’il y ait lieu
aussi d’admettre corrélativement une superconscience, c’est-à-dire un ensemble
de prolongements supérieurs de la conscience, ce que ne font pas en général les
psychologues. Cependant certains ont employé ce terme de superconscience, mais
dans un sens tout différent : ce sont les psychologues qui admettent une
pluralité de consciences, notamment Durand de Gros, et ils appellent
superconscience la conscience centrale, par opposition aux consciences
subordonnées. Employé de cette façon, ce terme
n’est en somme qu’un néologisme inutile, puisqu’il ne désigne rien de
plus que la conscience proprement dite ; il n’en est pas de même lorsqu’on
oppose la superconscience à la subconscience, comme nous le faisons, en la
distinguant en même temps de la conscience ordinaire ; mais, comme l’étude
de ce que peut être la superconscience ainsi entendue sort entièrement de la
psychologie classique, et que même il ne peut plus y être question proprement
de phénomènes psychologiques, il ne nous est pas possible d’y insister
davantage ici, et nous devons nous borner sur ce point à ces quelques
indications.
René Guénon
* Suite
à la parution de cet inédit dans VLT,
on nous communiqua les remarques suivantes :
« La plupart des thèmes développés dans
ce texte inédit figurent en grande partie dans L'Erreur Spirite :
une trentaine d'occurrences pour subconscient et subconscience. Voici un
extrait particulièrement révélateur (p.307) :
Parmi
des éléments assez divers, le ‟subconscient” contient
incontestablement tout ce qui, dans l’individualité humaine, constitue des
traces ou des vestiges des états inférieurs de l’être, et ce avec quoi il met
le plus sûrement l’homme en communication, c’est tout ce qui, dans notre monde,
représente ces mêmes états inférieurs. Ainsi, prétendre que c’est là une
communication avec le Divin, c’est véritablement placer Dieu dans les états
inférieurs de l’être, in inferis au sens littéral de cette expression (1) ; c’est donc là une doctrine proprement ”infernale”, un
renversement de l’ordre universel, et c’est précisément ce que nous appelons ‟satanisme” ; mais, comme il est clair que ce n’est nullement voulu et que ceux qui
émettent ou qui acceptent de telles théories ne se rendent point compte de leur
énormité, ce n’est que du satanisme inconscient.
(1)
L’opposé est in excelsis, dans les états supérieurs de l’être, qui sont
représentés par les cieux, de même que la terre représente l’état humain.
Cela présente un intérêt
général puisque le ternaire ‟supra-conscience, conscience et subconscience”
correspond d’une certaine manière aux ternaires ‟Ciel Terre Enfer”, ‟Esprit Âme
Corps”, ‟Providence Volonté Destin” et ‟Volume Plan Ligne” qui correspond également
aux trois degrés de