Texte inédit extrait du Cours de philosophie publié dans « La revue Tradition » (n° 128, août 2012) *.
LA
MÉTHODE MATHÉMATIQUE
Nous allons
étudier en premier lieu la méthode mathématique, car, malgré ce qu'elle a de
spécial, cette méthode est encore, d'une façon plus directe et plus immédiate
que les méthodes des diverses sciences de faits, l’application des lois
générales de la logique. – Pour faire cette étude, nous indiquerons d'abord les
principales divisions du domaine mathématique, puis nous chercherons à nous
rendre compte, d'une façon plus précise, de ce qui fait l'objet propre des
mathématiques en général, ainsi que de la valeur des connaissances qu'elles
sont susceptibles de nous fournir ; ces recherches préliminaires nous
permettront de mieux déterminer ce que doit être la méthode mathématique. La
science mathématique comprend d'abord l'arithmétique, qui est la science du nombre,
c'est-à-dire de la quantité discrète ou discontinue. Il y a lieu d’insister sur
ce point fondamental, que le nombre pur est uniquement le nombre entier, et
que la série des nombres entiers, formée à partir de l'unité, et par des
additions successives de cette unité à elle-même indéfiniment répétée, est
essentiellement discontinue. C’est seulement lorsqu'il s'agit d'appliquer le
discontinu numérique à la mesure des grandeurs continues que, pour réduire les
intervalles de la série des nombres, on a recours à l'introduction des nombres
fractionnaires d’abord, et ensuite des nombres irrationnels ou, plus
généralement, des nombres incommensurables (c'est-à-dire qui n'ont pas de
commune mesure avec l’unité) ; c’est là une généralisation, mais aussi, en
un sens, une altération de la notion du nombre pur. L’arithmétique n'atteint le
continu que d'une manière indirecte et d'ailleurs imparfaite, en le remplaçant
par du discontinu, car, pour y appliquer le nombre, il faut découper dans ce
continu des parties qui forment une série discontinue, et, quand bien même on
peut diminuer les intervalles de cette série de la façon que nous venons
d'indiquer, il n'est jamais possible de les faire disparaître ; la nature
même du nombre s’y oppose absolument. – On dit souvent que le nombre est
applicable à tout ; il est facile de se rendre compte que c'est là une erreur,
puisqu'il ne peut jamais s'appliquer parfaitement à la mesure du continu. D’ailleurs,
le nombre n'est qu'un mode de la quantité, et la quantité elle même, dans toute
sa généralité, ne constitue qu'une catégorie qui n'est pas universellement
applicable ; mais c'est là une question qu'il ne nous est pas possible de
traiter complètement ici. L’algèbre se présente comme une généralisation de
l'arithmétique » : elle l'est d'abord par sa notation, qui,
remplaçant les nombres par des lettres, permet de faire des raisonnements tout
à fait généraux, dont on pourra ensuite appliquer les résultats à des nombres
quelconques dans chaque cas particulier ; elle l’est aussi par l'introduction
de la considération des nombres négatifs, que n'envisageait pas l'arithmétique ;
cette considération n'est d'ailleurs pas sans offrir, au point de vue logique,
certains inconvénients assez graves, mais sur lesquels nous ne pouvons pas nous
étendre ici. Enfin, par la théorie des fonctions, qui se rattache à l’algèbre,
on peut étudier les variations des quantités continues sans avoir besoin de les
réduire à du discontinu ; c'est par là que cette théorie des fonctions
forme en quelque sorte le lien entre l’algèbre proprement dite et le calcul
infinitésimal, dont nous dirons quelques mots par la suite. Historiquement, l’algèbre
est postérieure à l'arithmétique ; mais, logiquement, on a pu se demander
si elle ne lui était pas antérieure, en raison de sa plus grande généralité, et
parce qu'elle apparaît comme l'expression même de la logique au point de vue de
la quantité. L'arithmétique serait alors comme une application ou un cas
particulier de l'algèbre ; mais, d'un autre côté, il ne faut pas oublier que
l'algèbre ne saurait se passer de la notion de nombre, et que, si le nombre
entier, objet primordial de l'arithmétique, peut être regardé comme un cas
particulier du nombre généralisé (entier ou fractionnaire, rationnel ou
irrationnel, commensurable ou incommensurable, positif ou négatif), il n'en est
pas moins vrai que c'est le nombre entier seul qui est en réalité le nombre
proprement dit, et qui constitue, même au point de vue logique, l'unique point
de départ de toutes les généralisations dont est susceptible la notion de
nombre. Nous avons ensuite la géométrie, qui est l'étude des lois du continu spatial.
Cette étude peut se faire uniquement avec des considérations de figures : c'est
alors la géométrie pure. Elle peut se faire aussi en remplaçant ces
considérations de figures par des équations : c'est alors la géométrie
analytique, dont les créateurs furent Descartes et Fermât, et qui est une
application de l'algèbre à la géométrie. Il y a lieu d'envisager aussi,
corrélativement, une application de la géométrie à l'algèbre, comme le faisait
également Descartes ; par exemple, la recherche de la quatrième
proportionnelle peut se traduire par une construction de triangles semblables.
Cette application de la géométrie à l’algèbre joue un rôle particulièrement
important en ce qui concerne la représentation graphique des fonctions. Ceci
pose d'ailleurs la question de savoir s'il y a toujours une parfaite
correspondance entre l’algèbre et la géométrie, ou si la différence de nature
du nombre et de l'espace, du discontinu et du continu, n'impose pas certaines
limites à cette correspondance ; nous ne pouvons qu'indiquer cette
question, qui a été étudiée notamment par Cournot. – La géométrie a reçu,
depuis un siècle environ, certaines extensions : on a créé ce qu'on
appelle l’hypergéométrie, où l'on suppose des espaces ayant plus de trois
dimensions, et pouvant même en avoir un nombre quelconque ; on a créé
aussi des géométries non-euclidiennes, comme celles de Riemann et de
Lobatchevsky, où l'on envisage des espaces à trois dimensions, mais dont la
courbure ne serait pas nulle, et qui ne seraient pas homogènes ; on peut alors
considérer la géométrie euclidienne et la géométrie à trois dimensions comme
des cas particuliers d'une géométrie beaucoup plus générale. Il est important
de remarquer que rien ne doit ici nous rendre sceptiques, soit à l'égard de la
géométrie euclidienne, soit à l'égard des autres géométries, car les vérités
mathématiques sont différentes suivant le point de vue où l'on se place. Il est
absurde de se demander si une certaine géométrie particulière est plus vraie
que les autres ; les différentes géométries ne s'appliquent pas au même espace,
mais, pour peu qu'elles constituent des théories cohérentes et exemptes de
toute contradiction, elles sont des points de vue tout aussi vrais et tout
aussi légitimes les uns que les autres. – Nous pourrions parler aussi de la
géométrie projective, dont les procédés consistent à étudier les déformations
d'une figure se projetant sur un plan qui peut lui-même être mobile, ce qui
permet de passer d'une façon continue d'une figure à une autre. Cette géométrie
projective se rattache à l'ensemble des théories appelé ‟analysis situs”, qui
envisage les considérations de situation et de forme à l’exclusion des propriétés
métriques des figures. Nous avons donc ici toute une branche de la géométrie
qui est beaucoup plus qualitative que quantitative ; et d'ailleurs, même dans
la géométrie ordinaire, des théories comme celles des figures semblables,
symétriques, homothétiques, etc., sont également d'ordre qualitatif,
puisqu'elles ne font pas intervenir la grandeur des figures, mais seulement
leur forme et la disposition de leurs éléments. Nous pouvons rappeler, à cet
égard, la définition par laquelle Leibnitz opposait la similitude à l'égalité :
« Eaqualia sunt ejusdem quantitatis
; similia sunt ejusdem qualitatis ». Cette remarque est importante en
ce qu'elle montre que, même dans les mathématiques pures, il n'est pas possible
de tout réduire au seul point de vue de la quantité ; à plus forte raison
doit-il en être de même dans les autres sciences, contrairement à ce qu'on
admet assez généralement en vertu d'une tendance issue du mécanisme cartésien,
ou de ce qu'Auguste Comte appelait le « mathématisme universel » La mécanique,
comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire, ne peut pas être regardée comme
une simple branche des mathématiques, mais constitue véritablement une science
distincte ; et cela est vrai même de la mécanique pure ou rationnelle
envisagée indépendamment de toute application. Cependant, il y a une partie de
la mécanique qui ne fait intervenir que des éléments géométriques, car le temps
lui-même peut se représenter géométriquement : c'est la cinématique,
c'est-à-dire l'étude du mouvement. La loi d'un mouvement quelconque s'exprime
par une relation entre l'espace parcouru et le temps employé à le parcourir ;
si le temps est pris comme variable indépendante, l'espace sera une fonction de
cette variable. Nous nous trouvons donc ici en présence d'un cas particulier de
la théorie des fonctions, et l'étude du mouvement est ainsi ramenée à la
géométrie et à l'algèbre ; quant à certains éléments caractéristiques du
mouvement, comme la vitesse et l'accélération, on les obtient par la
considération des dérivées de l'espace par rapport au temps (la vitesse étant
la dérivée première, et l'accélération la dérivée seconde, c'est-à-dire la
dérivée première de la vitesse), considération qui relève du calcul
infinitésimal. – Mais, s'il en est ainsi pour la cinématique, il ne saurait en
être de même pour la dynamique et la statique, car celles-ci font intervenir
les notions de la force, de la masse, de l’équilibre, etc., lesquelles sont des
notions physiques et ne sont aucunement réductibles à des éléments géométriques
ou algébriques. Alors même que la force et la masse sont mesurables, donc
quantitatives, elles correspondent à des modes de la quantité qui sont tout à
fait différents de ceux que nous avions à envisager lorsqu'il s'agissait
simplement du nombre et de l'espace. Enfin, nous donnerons quelques indications
sur le calcul infinitésimal, qui fut inventé par Leibnitz, et aussi, presque en
même temps, quoique probablement d'une façon indépendante, par Newton, qui lui
donna le nom de « méthode des fluxions ». Cette double découverte
avait d'ailleurs été préparée par certaines méthodes antérieures, reposant sur
des principes assez analogues, mais beaucoup moins fécondes en résultats ;
c'est la notation employée par Leibnitz qui a prévalu, comme offrant plus de
ressources au point de vue des applications. – Sans entrer ici dans des considérations
qui nous entraîneraient trop loin, nous ferons remarquer ceci : le nombre,
comme nous l'avons dit précédemment, n'est jamais parfaite ment applicable à la
mesure du continu ; les fractions, si petites et si rapprochées les unes
des autres qu'on les suppose, sont toujours des quantités fixes, entre
lesquelles subsistent des intervalles qui sont également fixes et déterminés.
Il n'en est plus de même si, au lieu de quantités fixes, on considère des
quantités essentiellement variables, et si on introduit dans le calcul des
quantités susceptibles de croître ou de décroître indéfiniment, c'est-à-dire de
devenir plus grandes ou plus petites que n'importe quelle quantité donnée. C’est
la considération de telles quantités qui caractérise le calcul infinitésimal,
car ce qu'on appelle habituellement, mais improprement, l’infiniment grand et
l’infiniment petit, n'est pas autre chose en réalité que l’indéfiniment
croissant et l’indéfiniment décroissant ; il s'agit donc toujours de
quantités essentiellement variables. Dans ces conditions, si l'on envisage une
série discontinue, mais dont les intervalles, au lieu d'être fixes, sont
variables et peuvent être rendus aussi petits qu'on le veut, de façon à devenir
moindres que toute grandeur assignable, il est facile de comprendre qu'une
telle série puisse être regardée comme équivalente, pratiquement tout au moins,
à un ensemble continu ; aussi la méthode infinitésimale permet-elle une
application aussi parfaite que possible du nombre à la mesure du continu. – Le
calcul infinitésimal comprend deux branches principales, qui sont le calcul
différentiel et le calcul intégral. Le calcul différentiel recherche les
limites de rapports dont les termes décroissent indéfiniment. Le calcul
intégral recherche les limites de sommes dont les éléments décroissent
indéfiniment, en même temps que le nombre de ces éléments croît indéfiniment.
Il est important de remarquer que la limite d'une quantité variable est essentiellement
une quantité fixe, car les quantités variables (et en particulier les quantités
infinitésimales) ne sont introduites dans le calcul qu'à titre d'auxiliaires,
et, dans les résultats, il ne doit plus subsister que des quantités fixes et
déterminées. La conséquence immédiate de ceci, c’est que le passage à la
limite, c'est-à-dire en somme le passage des quantités variables aux quantités
fixes, permet seul de justifier le calcul infinitésimal sous le rapport de la
rigueur, et d'en faire autre chose qu'une simple méthode d'approximation. Il
est vrai que cette considération du passage à la limite présente certaines
difficultés logiques, mais qui ne sont nullement insolubles ; c'est d'ailleurs
là un point que nous ne pouvons qu'indiquer en passant, et nous devons nous
borner à ces quelques notions très sommaires en ce qui concerne les principes
du calcul infinitésimal De tout ce que nous venons de dire, il résulte que,
d'une façon générale, l'objet des mathématiques, c'est la quantité sous ses
divers modes i quantité discontinue pour les branches des mathématiques qui se
rapportent au nombre, quantité continue pour celles qui se rapportent à l’espace
et au temps. Cependant, comme nous l'avons vu, le point de vue qualitatif n'est
pas entièrement exclu des mathématiques, surtout de la géométrie ; il y
aurait même lieu de rechercher si ce point de vue ne s'introduit pas, dans une
certaine mesure, jusque dans la théorie des nombres. La notion de limite, telle
que nous l'avons indiquée à propos du calcul infinitésimal, implique également
un élément qualitatif, car la limite a pour caractère propre d'avoir, en tant
qu'elle est une quantité fixe, une définition autre que celle de la variable
dont elle est la limite (d’où il résulte que cette limite ne peut jamais être
atteinte par la variable comme telle) ; et la distinction des quantités
fixes et des quantités variables suppose que ces deux ordres de quantités
diffèrent entre eux qualitativement. Ceci montre qu'il n'est jamais possible de
séparer complètement les deux points de vue de la quantité et de la qualité ;
ces deux points de vue sont d'ailleurs bien plutôt complémentaires que
véritablement opposés, et, au fond, ils ne peuvent guère se comprendre que l'un
par rapport à l'autre ; mais, quoi qu'il en soit, il n'en reste pas moins que
la quantité constitue l'objet essentiel et caractéristique des mathématiques en
général. Pour ce qui est de la valeur des résultats auxquels les mathématiques
nous conduisent, nous pouvons remarquer d'abord que, pour raisonner sur les
choses en considérant exclusivement leur nombre, il n’y a aucunement besoin de
savoir ce que les choses sont en elles-mêmes. Aussi l'arithmétique et l'algèbre
sont-elles les plus indépendantes de toutes les sciences, et l’on est toujours
sûr que leurs résultats sont valables ; il suffit d'y raisonner
logiquement pour aboutir à des vérités incontestables. – Nous pouvons en dire
autant pour ce qui est de l'espace et du temps : que les choses en
elles-mêmes soient spatiales et temporelles ou qu'elles ne le soient pas, peu
nous importe quand nous nous plaçons au point de vue mathématique, puisque, en
tout cas, le phénomène qui nous est donné l'est comme spatial et comme
temporel, et que sa réalité, en tant que phénomène, ne réside que dans
l'apparence ; la question de la nature de l'espace et du temps n'a pas à
se poser pour le mathématicien. Quand nous raisonnons logiquement sur l'espace,
comme nous le faisons en géométrie, nos résultats sont à l’abri de tout
reproche, de sorte que, ici encore, nous devons reconnaître aux mathématiques
un caractère de véritable certitude. Seulement, il doit être bien entendu que
ceci ne concerne que les mathématiques pures, sans rien préjuger à l’égard de
la physique mathématique, c’est-à-dire, de l'application des mathématiques à la
physique, qui demeure toujours subordonnée aux lois dernières des éléments de
ce monde, et qui, par suite, présente un caractère de relativité incompatible
avec la certitude mathématique véritable.
René
Guénon
*
Le numéro 128 est le seul de la série des publications de « Vers la
Tradition » à comporter ce titre (voir « Dernier compte rendu ‟Vers
la tradition” (I et II) », posté le 27 oct. 2012.
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