LA MÉTHODE
MATHÉMATIQUE
(Suite et fin)
Nous allons
étudier successivement les axiomes, les postulats, les définitions, qui sont
les principes de la méthode mathématique, et la démonstration, qui est
l’application de ces principes.
Les axiomes sont des propositions comme celles-ci :
le tout est plus grand que la partie ; deux quantités égales à une même
troisième sont égales entre elles, etc. Parmi leurs caractères essentiels, nous
devons indiquer en premier lieu leur nécessité : il est impossible de penser
logiquement sans en tenir compte ; ils sont d’une application constante, et
c’est ce qu’Aristote appelait les principes communs. Aussi parle-t-on souvent
de leur universalité ; mais il faut faire ici une restriction, car les axiomes
mathématiques s’appliquent uniquement au domaine de la quantité ; ils sont une
application immédiate, dans ce domaine, des principes vraiment universels,
lesquels sont du ressort de la métaphysique ; il est indispensable
d’éviter toute confusion sur ce point. Les axiomes sont des propositions
analytiques, c’est-à-dire des propositions où l’attribut est contenu dans le
sujet et peut être obtenu par l’analyse de celui-ci ; mais ce caractère
n’est pas particulier aux axiomes, bien qu’il y soit peut-être plus visible que
partout ailleurs ; il y aurait même lieu de se demander si, dans toute
proposition vraie, quelle qu’elle soit, l’attribut ne doit pas être toujours
contenu en quelque façon dans le sujet, mais c’est là une question qu’il ne
nous est pas possible de traiter ici. Les axiomes ont encore pour caractère
leur évidence immédiate, qui résulte d’ailleurs de ce que nous venons de dire :
si on peut trouver la notion de l’attribut dans celle du sujet sans
intermédiaire, il est évident que l’attribut convient au sujet ; cette évidence
fait que les axiomes sont indémontrables, mais sans que ce soit là pour eux une
imperfection. Leibnitz disait cependant qu’il fallait s’efforcer de démonter
jusqu’aux axiomes ; mais il entendait, non pas les véritables axiomes,
mais seulement certaines propositions qui sont souvent regardées comme telles,
et qui, en réalité, ne sont pas des vérités immédiates et peuvent avoir besoin
d’une démonstration ; il y a donc intérêt à réduire le nombre des axiomes
autant que cela est possible, et à n’admettre comme axiomes que les
propositions qui en ont vraiment les caractères, celles qui sont véritablement
indépendantes de toutes les autres.
Les postulats sont des propositions qui ne sont pas
évidentes par elles-mêmes comme les axiomes, mais qu’on demande d’admettre sans
démonstration afin de pouvoir aller plus loin. Ce sont des vérités d’une portée
plus restreinte que les axiomes, et, tandis que ceux-ci sont des principes
communs, les postulats sont ce qu’on peut appeler des principes propres : alors
que les axiomes sont applicables à tout le domaine de la quantité, il y a des
postulats qui sont spéciaux à la géométrie, ou à la mécanique, etc. Si ce sont
des vérités nécessaires, leur nécessité est en tout cas très différente de
celle des axiomes, car, contrairement à ce qui a lieu pour ceux-ci, on peut ne
pas les admettre et construire cependant des théories qui soient parfaitement
logiques et exemptes de toute contradiction : nous en avons un exemple
dans les géométries non-euclidiennes. Ceci prouve en même temps que les
postulats sont vraiment indémontrables, car, en refusant d’admettre une
proposition susceptible de démonstration, donc résultant logiquement des
axiomes ou des propositions précédemment établies, on introduirait dans la
théorie un élément contradictoire. Comme il n’en est pas ainsi, les postulats
doivent être regardés comme indémontrables ; mais, comme ils ne sont pas
d’une évidence immédiate, on peut se demander si ce n’est pas là une imperfection. Pour rendre compte de ce
caractère particulier des postulats, on dit généralement, d’après Kant, que ce
sont, non des propositions analytiques, mais des propositions synthétiques à
priori : à priori, parce qu’elles sont posées par l’esprit indépendamment
de toute expérience, et synthétiques, parce que le sujet et l’attribut qu’elles
unissent ne désignent pas une seule et même chose, de sorte qu’on ne pourrait
pas faire sortir la notion de l’attribut de celle du sujet. Par exemple, quand
on dit que la ligne droite est le plus court chemin d’un point à un autre, on
établit un rapport entre une idée de direction et une idée de distance, qui
sont assurément fort différentes ; cependant, si ces idées étaient, en
elles-mêmes, complètement étrangères l’une à l’autre, on ne pourrait pas dire
que le rapport ainsi établi entre elles est vrai. En réalité, notre notion de
la ligne droite, pour conserver le même exemple, résulte de la synthèse de
plusieurs autres notions plus simples, et toute notion ainsi formée est valable
logiquement à la seule condition que les notions simples qu’on y fait entrer ne
présentent entre elles aucune contradiction. Ceci étant, la notion de la ligne
droite contient évidemment, et en premier lieu, l’idée de direction constante ;
mais elle contient aussi, d’autre part, une idée quantitative, celle de la
distance entre deux quelconques de ses points ; s’il n’y a aucune
contradiction entre l’idée de distance minima de deux points et celle de
direction constante de la ligne sur laquelle cette distance est mesurée, on
pourra unir ces deux idées dans une même notion complexe, qui sera celle de la
droite euclidienne. De cette façon, nous nous trouvons amené à envisager les
postulats tout autrement qu’on ne le fait d’ordinaire, car ils ne sont plus
alors autre chose qu’un simple cas particulier des définitions mathématiques :
ainsi, tous les postulats relatifs à la ligne droite, y compris le postulat des
parallèles, pourraient et devraient même rentrer, sous une forme ou sous une
autre, explicitement ou implicitement, dans une définition complète de la
droite euclidienne. Dans les géométries non-euclidiennes, la notion de la
droite est différente, et cela parce qu’on n’admet pas les mêmes postulats et
qu’on en admet d’autres à leur place ; une droite non-euclidienne doit
donc avoir une définition différente de celle de la droite euclidienne,
puisqu’elle correspond à une notion différente, et, puisque la différence
provient des postulats, il faut que ceux-ci rentrent dans la définition. Dans
ces conditions, nous n’avons pas besoin d’introduire ici la considération, fort
discutable, des propositions synthétiques à priori, si cette considération
n’avait d’autre raison d’être que d’expliquer spécialement la nature des
postulats ; mais ce que nous allons dire des définitions s’appliquera
également aux postulats.
Les définitions sont la troisième sorte de principes
des mathématiques, ou la seconde si on réduit les postulats aux définitions
comme nous venons de le faire. Ce que nous avons dit des postulats considérés
comme principes propres des diverses sciences mathématiques, par opposition aux
principes communs qui sont les axiomes, s’applique également aux définitions ;
ce sont donc des vérités plus déterminées et d’une portée moins étendue que les axiomes. On peut
dire que ce sont aussi des vérités nécessaires ; mais en l’entendant dans
un tout autre sens que pour les axiomes : ceux-ci sont nécessaires parce qu’il
y aurait contradiction à ne pas les admettre ; il n’y a rien de tel pour
les définitions, mais elles sont nécessaires en ce qu’elles expriment l’essence
même de la chose dont il s’agit. Si elles n’ont besoin d’aucune démonstration,
c’est parce qu’elles sont en réalité des constructions, de sorte qu’elles
comportent en elles-mêmes tout ce qu’il faut pour rendre compte de la
possibilité de ce qui est défini ; elles sont génétiques, c’est-à-dire
qu’elles expriment l’origine et la formation même de leur objet, comme on peut
le voir dans cet exemple : la circonférence est la ligne engendrée par une
extrémité d’une portion de ligne qui tourne sans se déformer autour de son
autre extrémité supposée fixe. On pourrait sans doute formuler une autre
définition où ce caractère serait moins visible, comme en disant ainsi qu’on le
fait le plus souvent : la circonférence est le lieu des points situés à égale
distance d’un même point fixe ; mais il est facile de voir que cette
définition est, au fond, exactement équivalente à la précédente. D’ailleurs,
comme les objets mathématiques, étant indépendants de toute expérience
extérieure, ne sont pas autre chose que des conceptions ou des constructions
mentales, il y a lieu de se demander seulement si la définition exprime bien ce
que fait l’esprit quand il conçoit la chose qu’il définit ; la possibilité
d’une opération mathématique, impliquant nécessairement l’absence de toute
contradiction, est la condition suffisante de sa vérité. Si nous comparons les
définitions mathématiques aux définitions empiriques, nous voyons que les
premières sont complètes et définitives, tandis que les secondes sont
généralement incomplètes, toujours provisoires et sujettes à révision, parce
que, dans leur objet, il peut toujours y avoir autre chose que ce que nous
concevons, tandis que l’objet mathématique ne fait qu’un avec notre conception
même. De plus, les définitions mathématiques, parce qu’elles sont des
constructions comme nous l’avons dit, ont un caractère explicatif que n’ont pas
les définitions empiriques ; et celles-ci, à cet égard, passent elles-mêmes
par plusieurs états : elles se présentent d’abord comme des descriptions
pures et simples, puis elles tendent à devenir explicatives, au moins dans une
certaine mesure ; elles ne le deviendraient tout à fait que si on pouvait
les déduire de certains principes, mais les sciences de faits sont fort peu
déductives, et, en raison de leur nature même, c’est toujours l’induction qui
fait le fond de leur méthode, contrairement à ce qui a lieu pour les
mathématiques.
Il nous reste maintenant à parler de la démonstration
mathématique. Cette démonstration peut toujours se décomposer en une suite de
syllogismes, le syllogisme étant le véritable type de tout raisonnement.
Cependant le syllogisme mathématique présente quelques différences avec le
syllogisme ordinaire qui porte sur le domaine qualitatif ; il en diffère
surtout en ce que, dans les jugements dont il est composé, la copule, au lieu
d’être le verbe “être”, est en général le signe =. Le rapport qui est indiqué
par ce signe est toujours réversible : si a = b, b = a ; il n’en est
pas toujours ainsi pour les autres sortes de rapports. Le signe = n’implique
pas identité entre les deux termes qu’il unit, mais il indique que ces termes
sont quantitativement équivalents, et que, par suite, l’un d’eux peut être
substitué à l’autre sans aucun inconvénient, dès lors qu’on se borne à la seule
considération de la quantité. Toutes les mathématiques pourraient ainsi être
regardées comme n’étant que l’indication des substitutions possibles entre des
termes, ce qu’on peut exprimer de la façon suivante : on cherche toujours
si l’on peut substituer c à a, et on le cherche en s’assurant au préalable
qu’on peut substituer b à c et c à b. Le signe = indique le rapport que l’on
établit entre deux termes réciproquement substituables ; on opère ainsi
une synthèse entre ces deux termes, et ceci peut d’ailleurs se faire de
différentes façons. M. Liard distingue en effet plusieurs cas de substitution,
et il en donne des exemples.
1° Cas où la synthèse se fait immédiatement
entre deux termes : distance des centres de deux circonférences tangentes.
2° Cas où elle se fait par
superposition : cas des triangles qui ont un angle égal compris entre deux
côtés égaux.
3° Cas où elle se fait par la substitution
au tout de la somme des parties sans déplacement des parties : deux
rectangles qui ont même base sont entre eux comme leurs hauteurs.
4° Cas où elle se fait par déplacement sans
déformation de la figure : la somme des trois angles d’un triangle est
égale à deux droits.
5° Cas où elle se fait avec déformation de
la figure : surface du trapèze.
6° Mélange de ces différents cas :
carré de l’hypoténuse.
Les deux procédés en lesquels consiste la
démonstration mathématique sont l’analyse et la synthèse. La méthode
synthétique, qui est la plus parfaite, consiste à partir des principes pour
arriver aux conséquences ; nous pouvons y voir le type de la
démonstration, qui a précisément pour but de faire sortir les conséquences des
principes. Tandis que cette méthode est éminemment propre à la démonstration
des vérités déjà connues, la méthode analytique est surtout une méthode de
découverte : elle consiste à considérer provisoirement une proposition
connue vraie, et à remonter de là aux principes. Le procédé le plus parfait
d’analyse est la réduction, qui s’opère en sens inverse de la synthèse
correspondante, mais qui est à chaque instant identique à celle-ci ; elle
est souvent d’un emploi plus facile que la synthèse, parce qu’on voit
d’ordinaire assez bien quelle est la proposition dont dépend immédiatement
celle qu’on veut démontrer, tandis que, en partant des principes, on ne sait
pas toujours de quel côté se diriger pour aboutir à la conséquence cherchée. Il
y a une autre sorte d’analyse, à laquelle on donne le nom de déduction, en
entendant ce mot dans un sens plus spécial
que celui qu’il a ordinairement : cette déduction consiste à
démontrer par les conséquences ; une telle démonstration serait
insuffisante partout ailleurs que dans les mathématiques, où les propositions
sont toujours réciproques, grâce à la nature du signe =, de sorte que l’analyse
déductive peut prendre la forme de l’analyse réductrice, qui est la synthèse
opérée en sens inverse, et qui, par suite, est vraie comme la synthèse. La
démonstration par l’absurde se fait aussi par les conséquences, mais d’une
façon indirecte et en quelque sorte négative : on commence par supposer
fausse la proposition que l’on veut démontrer, et on montre que de cette
supposition résultent des conséquences absurdes, d’où il faut conclure que la
proposition en question est vraie. Une telle démonstration est plus facile,
dans certains cas, que la démonstration directe, et d’ailleurs elle est
parfaitement rigoureuse ; mais on peut lui reprocher de convaincre
l’esprit sans l’éclairer, car elle prouve bien que la proposition qu’il s’agit
d’établir est vraie, puisque, si on ne l’admet pas, on est conduit à une
contradiction, mais elle ne montre pas pour quelle raison cette proposition est
vraie ; c’est seulement en faisant voir comment une proposition se déduit des
principes qu’on a la raison de sa vérité.
Nous dirons enfin quelques mots du raisonnement par
récurrence, dans lequel certains ont voulu voir, avec quelque exagération, le
type même du raisonnement mathématique, et qu’on a parfois regardé comme irréductible
au syllogisme. Ce raisonnement, dans sa forme générale, peut s’exprimer de la
façon suivante : si telle propriété est vraie pour le nombre n, elle est
encore vraie pour le nombre n+1 ; ceci étant démontré, on constate
directement que la propriété dont il s’agit est vraie pour le nombre 1 ;
par suite, elle est vraie pour le nombre 2 ; étant vraie pour le nombre 2,
elle est vraie pour le nombre 3, et ainsi de suite de proche en proche, de
sorte qu’elle est vraie pour n’importe quel nombre. Tout d’abord, on voit que
ce genre de démonstration s’applique bien à la recherche des propriétés
générales des nombres, c’est-à-dire de la quantité discontinue, mais que, par
sa nature même, il n’est pas applicable à la quantité continue ; aussi ne peut-on songer à y
réduire le raisonnement géométrique. D’autre part, la forme même sous laquelle
nous avons exposé ce raisonnement montre que, en réalité, il est équivalent à
une indéfinité de syllogismes, qu’il n’est pas possible d’exprimer tous
distinctement, parce qu’il y en a une indéfinité, mais qui y sont tous contenus
de la même façon qu’une série numérique indéfinie est donnée tout entière par
la formule qui, exprimant la loi de formation de cette série, permet de
calculer un terme qui y occupe un rang déterminé et d’ailleurs quelconque. Il
n’est donc pas vrai qu’il y ait là une sorte de raisonnement qu’il soit
impossible de réduire au syllogisme, et rien ne justifie à cet égard les
prétentions de certains logiciens modernes ; quant au rôle du raisonnement
par récurrence, il peut être assez important, mais il ne faut pas le
généraliser outre mesure et l’étendre à des modes de la quantité autres que la
quantité discontinue, qui est la seule à laquelle il soit naturellement et
directement applicable.
René Guénon
* Ce texte fait suite à celui du message précédent (publié dans le no 128 de « La Revue Tradition ») ; dans le Cours de philosophie, ils font partie d’un ensemble nommé « Méthodologie ».
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