À la suite des extraits du Cours de Philosophie de René Guénon, publiés dans la revue Vers la Tradition par P. Brecq et mis en ligne ici-même le 6, 10, 14 oct. et 1 déc. 2022, nous présentons un autre extrait intitulé « Aperçus sur la métaphysique » qui était destiné à paraître dans VLT. Il s’agissait alors d’une prépublication que P. Brecq se proposait d'éditer ultérieurement en livre ; projet qui finalement n’a pas encore vu le jour. On peut lire une allusion à ce texte dans le n° 128 de la revue (Vers la) Tradition*. Ce Cours fut rédigé durant la première guerre mondiale dans le cadre du programme de philosophie du collège de St Germain en Laye dont René Guénon avait la charge en tant que professeur suppléant. Bien qu’il éclaircisse de nombreuses confusions sur la psychologie et les conceptions des philosophes modernes, le Cours de philosophie doit être nettement considéré à part des autres écrits d’ordre traditionnel signé René Guénon.
* Historique dans le message posté le 27 oct. 2012 ; pour les extraits du Cours de Philosophie, cf. VLT, n° 126, 127, 128.
CHAPITRE PREMIER
APERÇUS SUR
1 - Les degrés de la connaissance
Spinoza
distingue quatre degrés dans la connaissance, et ces degrés sont les
suivants :
1° la
connaissance par ouï-dire ou par les mots et les signes : on sait par
exemple, pour l’avoir entendu dire ou lu simplement, et sans en connaître
aucunement la raison, que 2 est à 8
comme 3 est à 12 ;
2° la
connaissance par expérience vague : on peut savoir que 2
est à 8 comme 3
est à 12, parce qu’on sait plus ou moins
vaguement que, pour obtenir un nombre qui soit à un second comme un troisième
est à un quatrième, il faut diviser le second par le quotient du quatrième par
le troisième, mais cela en considérant simplement cette règle comme une sorte
de recette pratique, et sans être capable d’en donner aucune raison
démonstrative ;
3° la
connaissance raisonnée ou déductive : on aura alors, au contraire, une
connaissance démonstrative de la formule par laquelle se traduit algébriquement
la règle précédente ;
4° enfin la
connaissance intuitive : c’est une connaissance qui permet de voir
immédiatement la conséquence dans le principe, sans avoir besoin de l’en tirer
par l’intermédiaire d’un raisonnement plus ou moins compliqué ; ainsi,
pour reprendre le même exemple, on verra dans la définition même de la
proportionnalité que c’est 2 qui est à 8
comme 3 est à 12.
On peut relever
dans la distinction ainsi établie un certain nombre de défauts : tout
d’abord, parmi ces quatre genres de connaissances, les deux premiers sont l’un
et l’autre d’ordre purement empirique, et, par suite, ne diffèrent pas entre
eux aussi profondément qu’ils diffèrent des deux autres ; d’ailleurs,
Spinoza lui-même les réunit sous le nom d’opinion ou d’imagination. Ensuite,
Spinoza semble considérer toute connaissance raisonnée comme essentiellement
déductive ; il est vrai que c’est la déduction qui constitue le savoir
véritable, parce qu’elle seule est complètement explicative, comme nous le dirons
ailleurs, mais il ne faut pourtant pas oublier ni négliger le rôle très grand
que joue l’induction dans les sciences, alors même que ce rôle ne consisterait
qu’à préparer l’explication. Enfin, la connaissance intuitive, que Spinoza
regarde comme le plus haut degré de la connaissance, reste un peu vague dans la
définition qu’il en donne, et il y aura lieu de préciser par la suite comment
il faut l’entendre.
La véritable
distinction entre la connaissance vulgaire et la connaissance scientifique est
celle-ci : ce qui domine dans la connaissance vulgaire, c’est d’abord l’usage
des facultés sensibles, et, lorsqu’elle veut dépasser l’expérience brute et
l’interpréter dans une certaine mesure, c’est surtout à l’imagination qu’elle
fait appel ; au contraire, ce qui domine dans la connaissance
scientifique, c’est l’exercice constant de la raison, et c’est là ce qui nous a
permis de dire précédemment que la
science est réellement caractéristique de l’humanité, parce qu’elle est
une activité proprement rationnelle, nous pourrions
même dire l’activité rationnelle par
excellence. Cependant, quoique la connaissance scientifique soit seule
vraiment rationnelle, il ne faudrait pas l’opposer d’une façon trop absolue à
la connaissance vulgaire, car toutes deux peuvent avoir certains éléments en
commun, bien que les mettant en jeu dans des proportions différentes :
c’est ainsi que la science se sert aussi de l’expérience et parfois de
l’imagination, et qu’il n’y a pas, chez l’homme, de connaissance empirique où
il n’entre quelque peu de raisonnement, comme nous avons eu déjà l’occasion de
le faire remarquer ; et en outre, de l’un de ces deux genres de
connaissance à l’autre, il y a une indéfinité de degrés possibles, par lesquels
la transition peut s’opérer presque insensiblement. Il ne faudrait pas non plus
considérer, comme on le fait quelquefois à tort, l’imagination et la raison
comme deux facultés s’opposant essentiellement l’une à l’autre ; loin de
s’exclure, elle s’unissent le plus souvent d’une façon plus ou moins étroite dans
l’activité psychologique, où chacune d’elles a un rôle qui lui est propre. Il
n’y a donc pas lieu d’envisager l’exercice exclusif de l’une de ces facultés,
mais seulement sa prédominance sur l’autre.
Au premier
caractère distinctif que nous venons de reconnaître à la connaissance
scientifique, et qui est constitué par sa rationalité, nous devons en ajouter
un second qui n’est pas moins important : c’est que cette connaissance
consiste essentiellement en propositions générales, embrassant les ensembles de
faits particuliers qui font partie de son domaine. Ces propositions sont ce
qu’on appelle des lois, et une loi est aux faits ce qu’un genre est aux êtres
particuliers ; qu’il s’agisse de l’étude des lois ou de celle des genres
proprement dits, nous pouvons donc affirmer avec Aristote qu’« il n’y a de
science que du général ». Ce second caractère de la science est d’ailleurs
une conséquence du premier, car le général est précisément ce qui forme l’objet
propre de la raison ; nous aurons ailleurs l’occasion de revenir sur ce
dernier point.
Nous
pouvons maintenant distinguer, en nous plaçant à un point de vue quelque peu
différent de celui de Spinoza, trois degrés dans la connaissance, et nous
établirons cette distinction de la façon suivante :
1° La connaissance vulgaire s’attache au particulier
comme tel ; elle ne va pas au-delà des faits, et elle s’en tient à leur constatation purement empirique ;
elle est donc toute superficielle. Elle est
cependant commode pour la pratique immédiate, et elle est légitime dans
la mesure où elle ne prétend pas à obtenir des résultats d’un autre ordre.
2° La connaissance scientifique s’élève du particulier
au général, c’est-à-dire des faits aux
lois, en s’appuyant sur l’usage
de la raison. Elle est la systématisation la plus cohérente possible, d’une
part, des faits entre eux, et, d’autre part, des faits et des idées ; mais
elle est encore toute symbolique et relative, car son domaine ne comprend rien
de plus que les phénomènes dont elle est la théorie, en prenant ce mot de
“phénomènes” dans son sens propre d’“apparences”, et elle est satisfaite quand
elle a réussi à établir ces ensembles cohérents de théories qui constituent
chaque science particulière. Il y a lieu cependant de mettre à part les
sciences mathématiques, qui, ne s’occupant point de faits comme les autres
sciences, n’ont pas leur point de départ dans le particulier, et où il n’y a
que du général ; on a alors une
systématisation d’idées exclusivement, mais cette systématisation est
encore relative en ce sens qu’elle se limite strictement à un domaine
déterminé.
3° La connaissance métaphysique, dont nous n’avons pas
encore parlé jusqu’ici, s’applique, non plus simplement à l’étude du général
comme la connaissance scientifique, mais à celle de l’universel : ce sont
là deux points de vue totalement différents, et qu’il faut bien se garder de
confondre comme on le fait trop souvent. La métaphysique relève, non du domaine
de la raison comme la science, mais de celui de l’intellect pur, qui a pour
objet propre la connaissance des principes premiers ; la distinction des
principes et des lois est ici corrélative de celle de l’universel et du
général. Par la connaissance des principes, la métaphysique atteint le fond
même des choses, donc la vérité absolue et définitive, à laquelle elle peut
seule prétendre : et d’ailleurs la science reconnaît elle-même assez
volontiers que les résultats auxquels elle aboutit n’ont qu’une valeur toute
relative. Ceci concerne surtout les sciences de faits, car, à cet égard encore,
les sciences mathématiques doivent être considérées à part ; elles sont
relatives aussi dans le sens que nous avons indiqué, mais alors on peut dire
que les autres sciences sont doublement relatives, car elles le sont, non
seulement du fait de leur domaine limité et de leur portée restreinte, mais
aussi quant à la rigueur et à la certitude de leurs résultats, comme nous le
montrerons plus explicitement par la suite. D’ailleurs, c’est dans les sciences
mathématiques seulement qu’on peut trouver, jusqu’à un certain point, un lien
entre la connaissance scientifique et la connaissance métaphysique, tout en
maintenant cependant toujours la distinction profonde qui existe nécessairement
entre ces deux ordres de connaissance.
Nous pouvons résumer les caractères respectifs des trois degrés de la connaissance dans le tableau suivant :
Connaissance vulgaire ou empirique |
Étude des faits (particulier) |
Ordre sensible |
Connaissance scientifique |
Étude des lois (général) |
Ordre rationnel |
Connaissance
métaphysique |
Étude des principes (universel) |
Ordre intellectuel |
Ces trois
degrés de la connaissance dont nous venons de parler sont, au fond, les mêmes
que ceux qui ont été distingués par Platon ; en effet, pour celui-ci, les deux premiers degrés sont la connaissance
vulgaire, qu’il appelle aussi l’opinion pour en marquer le caractère
d’incertitude, et la connaissance raisonnée, qui est évidemment identique à la
connaissance scientifique. Quant au troisième degré, celui qui répond à la
connaissance métaphysique, Platon le définit comme la contemplation directe des
idées, ce qui se justifie par l’ensemble de sa théorie ; mais,
indépendamment de la doctrine platonicienne, on peut voir dans cette définition
l’expression du caractère de connaissance immédiate qui est essentiellement
propre à la métaphysique.
On peut
aussi, malgré la différence des points de vue, indiquer une certaine
correspondance entre les degrés de la connaissance tels que nous venons de les
établir et ceux qu’envisage Spinoza. Parmi les quatre genres de connaissance
dont parle celui-ci, les deux premiers rentrent alors l’un et l’autre dans la
connaissance vulgaire ; nous avons d’ailleurs fait observer déjà qu’il n’y
a pas entre eux une différence essentielle. La connaissance déductive est la connaissance
scientifique proprement dite, bien que, en réalité, celle-ci ne soit pas
exclusivement déductive ; le nom plus général de connaissance raisonnée, employé
par Platon, conviendrait mieux, car il pourrait comprendre à la fois la
déduction et l’induction. Enfin, la connaissance intuitive peut correspondre à
la connaissance métaphysique, mais à la condition de bien spécifier qu’il
s’agit de l’intuition purement intellectuelle, et non pas de cette intuition
plus ou moins vague, et d’ordre surtout sentimental, ou même sensitif et vital,
qui est l’intuition au sens où l’entendent certains philosophes contemporains,
notamment M. Bergson ; la substitution d’une telle intuition à la
véritable intuition intellectuelle est la négation même de la métaphysique.
Une
dernière remarque importante, c’est que, quand nous parlons des trois degrés de
la connaissance comme nous venons de le faire, il ne faut pas entendre par là
trois chapitres ou trois moments successifs de la connaissance, mais bien trois
points de vue essentiellement différents, quoiqu’il y ait des transitions entre
eux, surtout entre les deux premiers. Chacun de ces points de vue est valable
et légitime dans le domaine qui lui est propre, mais le dernier seul, en raison
de l’universalité qui le caractérise, possède une valeur absolue et constitue
la connaissance par excellence ; nous ne pouvons d’ailleurs y insister
davantage ici, puisqu’il ne nous est pas possible, pour le moment, d’indiquer
avec plus de précision la nature de cette connaissance métaphysique, sur laquelle
nous reviendrons lorsque nous examinerons les divisions de la philosophie.
2 - Raison et
intellect
Comme nous l’avons indiqué en distinguant les
différents degrés de la connaissance, au-delà de la connaissance scientifique,
qui est essentiellement d’ordre rationnel, il y a la connaissance métaphysique,
dont l’objet est, non plus le général, mais l’universel ; or la raison
n’atteint que le général, et non pas l’universel ; cette connaissance
métaphysique est donc, non pas irrationnelle, mais supra-rationnelle. Ceci
suppose qu’il y a, dans l’intelligence, une faculté qui est supérieure à la
raison, et cette faculté est ce qu’on appelle proprement l’intellect, dont
l’objet est la connaissance immédiate des principes universels ; cette
connaissance s’opère par l’intuition intellectuelle, et cette intuition
supra-rationnelle doit être distinguée essentiellement de l’intuition au sens
où l’entendent certains philosophes modernes, qui est au contraire
infra-rationnelle, étant d’ordre instinctif ou sentimental.
Nous
avons ainsi distingué la raison et l’intellect par leurs objets et leurs
domaines respectifs ; pour plus de précision, nous ajouterons que, si on
définit l’universel par opposition à l’individuel, on doit regarder le général
comme n’étant qu’une extension de l’individuel, donc comme étant encore de
l’ordre individuel ; mais la portée de cette remarque ne peut être bien
comprise qu’en métaphysique. Ce qu’il faut retenir pour le moment, c’est que la
raison est bornée dans son exercice par la considération des genres, et qu’elle
ne peut aller au-delà de ce qu’on appelle les catégories, qui sont les genres
suprêmes ou les plus généraux, ceux dans lesquels rentrent tous les autres,
tandis que l’universel est ce qui dépasse tous les genres, y compris les
catégories. […]
Nous
avons dit que la connaissance proprement intellectuelle est une intuition
immédiate ; aussi n’est-elle pas, en elle-même, susceptible d’erreur, et c’est
pourquoi Aristote a pu dire que rien n’est plus vrai que l’intellect. L’erreur
ne peut s’introduire que dans l’expression ou la formulation (même intérieure)
des vérités intellectuelles, parce que cette expression s’effectue
nécessairement, pour l’entendement humain, en mode rationnel ; la connaissance
rationnelle est ce qu’on appelle une connaissance discursive, elle est toujours
indirecte et médiate, et elle traduit sous forme successive ce qui, dans
l’ordre des principes, est essentiellement simultané ; l’étude du langage
permet de se rendre compte très nettement de ce mode d’opération de la raison.
On
pourrait se demander maintenant pourquoi nous avons dit que l’étude
psychologique de l’intelligence s’arrête à la raison, et pourquoi cette étude
ne comprend pas également l’intellect. C’est que les opérations de l’intellect,
en raison du caractère transcendant de cette faculté, ne peuvent pas être
comprises dans les phénomènes mentaux, qui constituent, par définition, l’objet
de la psychologie ; elles échappent même entièrement à l’ordre phénoménal, par
suite de leur universalité ; et, d’autre part, cette universalité, disons-le en
passant, fait que l’intellect pur doit exister en tous les êtres, au moins
virtuellement, tandis que la raison est particulière à l’homme. Il y a entre
les principes et les faits ou les phénomènes (ce qui est la même chose) la même
opposition (si toutefois on peut parler d’opposition entre des choses qui n’ont
pas de commune mesure) qu’entre l’universel et l’individuel ; l’intellect et
ses opérations sont de l’ordre des principes, qui est l’objet de la
métaphysique exclusivement ; aussi est-ce surtout en vue de la métaphysique, et
aussi de la théorie de la connaissance, que nous avons donné les indications
précédentes. Pour le même motif, il faut renvoyer à la métaphysique, et
partiellement à la logique, l’étude de ce qu’on appelle les principes
directeurs de la connaissance ; ces principes appartiennent en effet à
l’intellect, et loin de dépendre de la raison, ils conditionnent nécessairement
l’exercice de cette faculté.
3 - Les principes directeurs de la connaissance
La
logique pure est l’étude des lois générales de l’entendement humain ;
nous pourrions dire encore qu’elle est
l’étude des conditions de l’accord de la pensée avec elle-même, et qu’elle
aboutit à constituer le recueil des préceptes qu’il faut observer pour penser
sans se contredire et d’une façon conséquente. Il y a lieu d’étudier
avant tout la logique à ce point de vue, car il y a dans nos conceptions, nos jugements, nos raisonnements, quelque
chose qui ne change pas, qui appartient en propre à l’entendement lui-même, et
qui ne dépend en aucune façon des objets différents auxquels peuvent
s’appliquer les opérations de cet entendement ; c’est là ce qui fait l’objet de
la logique formelle. Pris en soi, indépendamment de l’objet à connaître,
un concept, un jugement ou un raisonnement est
légitime et correct dès qu’il n’implique aucune contradiction : telle est la
loi fondamentale sur laquelle repose toute la logique formelle. Il faut
d’ailleurs voir dans cette loi l’expression, au point de vue particulier de
l’entendement humain, de certains principes qui, en eux-mêmes, sont d’ordre
vraiment universel, et qui, comme tels, dépassent le domaine de la
logique et appartiennent proprement à la métaphysique ; ces principes sont ceux que l’on appelle habituellement les principes
directeurs de la connaissance.
٭
Par principes logiques, il faut
entendre les principes qui gouvernent l’entendement humain tout entier, quels
que soient les objets auxquels il applique son activité ; c’est là ce qu’on
appelle aussi les principes directeurs de la connaissance. Bien que ces
principes ne soient en réalité qu’une expression particulière, pour les
conditions de l’entendement humain, des
principes proprement dits, qui sont d’ordre vraiment universel, nous devons
nous borner ici à les considérer sous l’aspect logique ; mais, pour les étudier
d’une façon complète, il faudrait évidemment sortir de ce point de vue logique
et se placer au point de vue métaphysique. D’autre part, ces principes
logiques, lorsqu’on veut les énoncer, sont forcément exprimés sous forme de
jugements, et la constitution même du langage ne permet pas qu’il en soit
autrement ; mais cependant, si on les considère en eux-mêmes, en dehors de
toute application à l’expérience, il faut les étudier avant le jugement, et
même avant le concept, car un concept, aussi bien qu’un jugement ou un
raisonnement, ne peut avoir de valeur logique qu’autant qu’il est conforme à
ces principes, qu’on peut regarder comme les conditions fondamentales de
l’accord de la pensée avec elle-même, parce qu’ils sont la traduction logique
des conditions mêmes de toute possibilité.
٭
Ces deux
principes [le principe d’identité et le principe de raison suffisante] sont,
pour Leibnitz, constitutifs de l’intelligence même ; […] les prendre pour
critérium de la vérité, c’est donc, au fond, la même chose que de dire qu’il
n’y a pas de critérium extérieur à l’intelligence, que c’est l’intelligence
elle-même qui connaît la vérité comme telle d’une façon immédiate, et que, par
suite, la vérité n’a pas besoin d’un signe spécial pour être connue avec
certitude.
Telle est
en effet la conclusion à laquelle nous nous arrêterons sur ce point ; ainsi, la
question du critérium de la vérité, qui a donné lieu à tant de discussions, ne
se pose plus. […] Cette conclusion est légitime surtout si on admet
l’intellectualisme, puisque l’intellect pur, connaissant immédiatement les
principes, n’est pas susceptible d’erreur, et que c’est l’application des
principes intellectuels dans le domaine des autres facultés qui garantit la
validité des opérations de celles-ci, donc qui leur permet d’atteindre la
vérité dans la mesure de leurs propres limites. D’autre part, en raison du
caractère immédiat de la connaissance proprement intellectuelle, on rejoint
ainsi la définition de la vérité comme « adæquatio
rei et intellectus », la chose dont il s’agit, c’est-à-dire
l’objet de la connaissance dans son rapport avec le sujet connaissant, pouvant
d’ailleurs être aussi bien de l’ordre de la pensée que de tout autre ordre de
réalité.
Cette
“adéquation” n’est complète que dans la connaissance intellectuelle, puisque
les autres modes de connaissance ont un caractère indirect et médiat ; mais,
étant en quelque sorte des participations de la connaissance intellectuelle,
qui est la véritable connaissance, ils en imitent la nature autant que cela se
peut, et c’est seulement dans cette mesure qu’ils méritent vraiment le nom de
connaissance. Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet, car, pour
comprendre pleinement toute la portée de cette définition de la vérité que nous
venons d’indiquer, il faudrait aborder une théorie proprement métaphysique,
celle de l’identification du sujet et de l’objet dans la connaissance.
4 - L’intellectualisme
À une théorie telle que celle d’Aristote convient
proprement le nom d’intellectualisme ; et on voit qu’elle est aussi éloignée du
rationalisme que peut l’être l’intuitionnisme moderne, mais qu’elle l’est en
quelque sorte en sens inverse. Il faut ajouter qu’Aristote distingue deux
fonctions de l’intellect, qui constituent ce qu’il appelle l’intellect actif et
l’intellect passif ; sans entrer dans de trop longs développements sur ce
point, nous pouvons dire que ceux qui lui ont attribué la théorie de la “table
rase”, dont il serait plus exact de rapporter l’origine aux stoïciens, ont
considéré uniquement l’intellect passif, et qu’ils ont complètement oublié le
rôle de l’intellect actif. Il est vrai qu’Aristote dit que l’intellect n’est
jamais qu’en puissance dans les individus, et c’est précisément sous cet aspect
qu’il l’appelle intellect passif ; mais c’est qu’en effet l’intellect n’est pas
une faculté individuelle, puisqu’il est essentiellement d’ordre universel, et
c’est d’ailleurs pour cela qu’il échappe au domaine de la psychologie. Les
principes sont inhérents à l’intellect, ce qui n’est possible que parce que
l’intellect est universel comme eux, et ils y sont à l’état actuel ; mais ils
ne peuvent être que potentiellement dans les individus. Nous avons dit que
Leibnitz, trouvant insuffisante ici la notion aristotélicienne de puissance, a
voulu lui substituer celle d’une virtualité intermédiaire entre la puissance et
l’acte ; on pourrait montrer que sa conception n’est pas exempte d’éléments
contradictoires, et elle semble prouver qu’il n’a pas compris la distinction
profonde de l’universel et de l’individuel.
L’intellectualisme
ne nie pas la valeur de la raison ; il lui donne au contraire le seul fondement
qui soit susceptible de la justifier pleinement ; mais, en même temps, il
réduit cette valeur à n’être que relative, comme est relative la raison
elle-même. Étant une faculté individuelle, la raison est limitée par là même
comme le sont toutes les autres facultés du même ordre ; elle ne peut donc
s’appliquer valablement qu’à un domaine déterminé, et son usage serait illégitime
s’il prétendait s’étendre au-delà de ce domaine ; l’intellect seul, par son
caractère universel, peut avoir un domaine véritablement illimité. Le domaine
propre de la raison est le général, celui de l’intellect est l’universel ; la
connaissance rationnelle constitue la science, la connaissance intellectuelle
pure constitue la métaphysique.
5 - Objet et méthode en science et en métaphysique
Le domaine
de la connaissance scientifique comporte différentes divisions, auxquelles
correspondent autant de sciences particulières, dont chacune aura un objet
spécial, plus ou moins nettement défini. […]
Comment
faut-il entendre la classification des sciences, et quel principe doit-on
adopter pour l’établir ? […] Ce qu’il y a d’essentiel à considérer dans chaque
science, c’est son objet et sa méthode ; c’est donc sur ces deux éléments que
devra se baser une véritable classification au sens où nous l’entendons ; mais
faut-il les envisager tous les deux à la fois, ou, si l’on ne doit en prendre
qu’un, quel sera le plus important ? Tout d’abord, il faut remarquer qu’on
arrive au même résultat en considérant, soit l’objet, soit la méthode, et cela
en raison de leurs rapports ; en effet, logiquement, c’est l’objet qui doit
déterminer la méthode, et d’autre part, historiquement, c’est souvent en
perfectionnant la méthode qu’on est arrivé à mieux préciser l’objet. Il peut
donc sembler indifférent de prendre pour point de départ l’objet ou la méthode
; cependant, comme le point de vue logique doit évidemment l’emporter ici sur
le point de vue historique, et comme il nous montre que la méthode est une
conséquence de l’objet, c’est celui-ci que l’on devra envisager en premier
lieu, sinon exclusivement ; ce qu’il faudra rechercher, c’est donc une
classification qui soit fondée essentiellement sur la nature des objets propres
de chaque science.
Ici, une
remarque préliminaire s’impose : ce qui fait l’objet propre d’une science, et
par suite son originalité, ce n’est pas précisément qu’elle étudie d’une façon
exclusive telle ou telle catégorie de choses ou de phénomènes, mais plutôt
qu’elle étudie ces choses ou ces phénomènes sous tel point de vue déterminé.
Les mêmes phénomènes peuvent ainsi devenir objet de différentes sciences
suivant le point de vue sous lequel ils sont envisagés. […]
Aristote
divise d’abord les sciences en trois groupes : les sciences théoriques, qui
sont ce que nous avons aussi appelé précédemment les sciences pures ; les
sciences pratiques, c’est-à-dire celles qui ont pour but de formuler des règles
d’action ; les sciences poétiques, c’est-à-dire celles qui donnent des règles
en vue de la production d’une œuvre ; et chacun de ces groupes, à
son tour, se divise en trois branches, qui constituent autant de sciences
distinctes. Les sciences théoriques comprennent la mathématique, la physique,
entendue ici, comme elle l’était d’ailleurs toujours chez les anciens, dans son
sens tout à fait général de science de la nature, et la métaphysique,
qu’Aristote appelle habituellement “philosophie première”, la physique étant
pour lui la “philosophie seconde”. […]
Ce qu’il y
a de plus important et de plus intéressant dans la classification d’Aristote,
c’est donc sa première partie, c’est-à-dire celle qui se rapporte aux sciences
théoriques. La quantité, objet de la mathématique, la qualité, objet de la
physique, et l’être pur, ou l’être en tant qu’être, objet de la métaphysique,
du moins pour Aristote, sont bien trois objets vraiment originaux et
radicalement différents. […]
Quant à la
métaphysique, nous pensons qu’elle
doit être mise encore beaucoup plus complètement à part que ne le fait
Aristote, comme représentant un tout autre ordre de connaissance que celui qui
est constitué par l’ensemble des sciences mathématiques et physiques ; il n’y a
donc pas lieu de faire rentrer la métaphysique dans le domaine de la
connaissance scientifique, ni, par suite, dans une classification qui doit
s’appliquer uniquement à ce domaine. Cependant, pour comprendre la place
qu’Aristote donne à la métaphysique, il faut bien remarquer que, dans son
intention, la classification qu’il instituait devait embrasser, non pas
seulement l’ensemble de la connaissance scientifique proprement dite, telle que
nous l’avons définie précédemment en la distinguant justement de la
connaissance métaphysique, mais bien tout l’ensemble de la connaissance humaine
envisagée dans son intégralité.
La
distinction établie par Aristote, et qui peut, comme nous venons de le voir, se
baser sur les différences d’objet, se justifie aussi très bien par la
considération des différences de méthode, comme on peut d’ailleurs le prévoir
d’après ce que nous avons déjà dit des rapports de l’objet et de la méthode en
toute science. Ici encore, nous laisserons de côté la métaphysique ; il est
bien évident que sa méthode ne peut pas être la même que celle des sciences
proprement dites, puisque celles-ci se tiennent toujours dans les limites de
l’expérience, tandis que l’objet de la métaphysique est précisément ce qui
dépasse toute expérience possible. […]
Descartes
n’a pas formulé une classification proprement dite, mais il a indiqué une sorte
de hiérarchie des sciences […] ; en effet, sa préoccupation dominante paraît
avoir été de trouver l’ordre dans lequel les sciences sont possibles et peuvent
aboutir à de véritables certitudes ; la nécessité de procéder “par ordre”
constitue d’ailleurs un des points fondamentaux de sa méthode. Pour lui, la
métaphysique est la racine de l’arbre de la science, dont le tronc est la
physique, et dont les branches sont la mécanique, la médecine et la morale ;
cette comparaison, encore qu’elle n’explique peut-être pas complètement la
pensée de Descartes, est intéressante surtout en ce qu’elle nous permet de nous
rendre compte assez exactement de ses tendances principales et de la façon dont
il envisageait la science dans son ensemble.
Au fond,
Descartes ne se préoccupe de la métaphysique que dans la mesure où elle lui
paraît nécessaire pour fonder la physique et en établir les principes. […]
Ce que nous
trouvons de plus paradoxal dans la comparaison de l’“arbre de la science”,
c’est l’idée de faire de la métaphysique la base de la connaissance
scientifique, au lieu de lui donner une place entièrement indépendante ; et en
voulant ainsi unir étroitement les sciences à la métaphysique, Descartes a
abouti en fait à un résultat tout opposé, car cette union même n’a été qu’une
source d’innombrables conflits, par la confusion qu’elle a introduite dans la
philosophie moderne. La métaphysique véritable ne peut pas entrer en conflit
avec la science, en raison de la séparation profonde qui doit normalement
exister entre ces deux modes de connaissance.
6 - Qu’est-ce que
la métaphysique ?
La métaphysique n’est à aucun degré susceptible d’être considérée comme l’analogue d’une science spécialisée, car on peut dire, avec Aristote, qu’elle est la connaissance des premiers principes, ou encore qu’elle est la connaissance de l’universel, sans d’ailleurs prétendre formuler par là, à proprement parler, une définition qui est rendue impossible par cette universalité même, et qui risquerait d’être d’autant plus inexacte qu’on voudrait la rendre plus précise. La métaphysique constitue donc un mode de connaissance entièrement distinct de la connaissance scientifique, et le seul auquel aucun objet particulier ne peut être assigné en raison de sa nature même ; c’est là, du reste, ce que nous avons déjà fait ressortir précédemment, en distinguant la connaissance métaphysique de la connaissance scientifique. Par suite, c’est un véritable non-sens que de vouloir baser la métaphysique sur une science particulière, telle que la psychologie, et de prétendre que celle-ci lui est nécessaire ; la métaphysique est complètement indépendante, elle se suffit à elle-même et ne peut se fonder sur rien d’autre, par là même qu’elle étudie les principes universels dont dérive tout le reste, y compris les objets des différentes sciences ; mais,
|
D’un autre
côté, encore qu’Aristote ait donné à la métaphysique le nom de “philosophie
première”, ce serait en méconnaître gravement la portée que de la regarder
comme étant simplement une partie de la philosophie ; et, surtout lorsque
l’on considère ce qu’est dans son ensemble la philosophie moderne, il est bien
préférable d’en séparer la métaphysique pure aussi rigoureusement que nous
l’avons séparée des sciences spéciales ; c’est là, d’ailleurs, le seul
moyen de la distinguer comme il convient d’une pseudo-métaphysique dont nous
trouvons l’expression dans les systèmes philosophiques en général. Tout système
peut en effet, comme tel, être envisagé comme une conception fermée et limitée,
et cela d’autant plus qu’il est plus achevé et mieux défini, tandis que la
métaphysique vraie, en raison de son universalité, n’est susceptible d’aucune
limitation, donc d’aucune systématisation, non plus que d’aucune
définition : une formule, si compréhensive qu’elle soit, ne saurait
envelopper l’universel. C’est seulement pour donner une idée de ce qu’est la
métaphysique que nous l’avons appelée la connaissance des premiers principes ;
la connaissance de l’être en tant qu’être, suivant une autre expression
d’Aristote, n’est proprement qu’une branche de la métaphysique, qui s’appelle
l’ontologie. Quant à parler de connaissance de l’absolu, comme on le fait
quelquefois, c’est là un terme beaucoup trop vague ; et ce n’est pas la
même chose que de dire que la métaphysique est la connaissance absolue, comme
nous l’avons fait en opposant ce caractère à la relativité des sciences.
Il faut
encore mentionner ici brièvement certains ensembles de questions que l’on
rattache le plus communément à la métaphysique, mais qu’il y a tout intérêt à
en séparer nettement. Telle est la théorie de
la connaissance, que l’on peut considérer à certains égards comme
formant une sorte de transition entre la logique et la métaphysique, mais qui,
en réalité, est encore beaucoup plus près de la première que de la seconde.
Telle est aussi la cosmologie, entendue […] comme une application de la
métaphysique à un certain ordre de questions qui sont posées par les sciences
physiques, ou à propos d’elles, et qu’elles sont incapables de résoudre par
leurs propres moyens. Dans la cosmologie rentrent notamment des questions comme
celles de la nature de l’espace et du temps, celles de la matière, du
mouvement, de la force, de la vie, etc. ; en un mot, on y envisage toutes les
notions dont les sciences se servent couramment sans les approfondir. […]
Nous
mettons à part la métaphysique, qui doit forcément avoir une méthode tout autre
que celle des sciences particulières, en admettant même que le mot de méthode
puisse encore s’y appliquer, et qui se fonde essentiellement
sur ce que nous avons appelé l’intuition intellectuelle. Pour ce qui
est, non plus de la conception, mais de
l’exposition des vérités métaphysiques, cette exposition ne peut être
que purement déductive, et il est évident qu’il ne peut être question que de
procéder “à priori”, en partant des principes
premiers, là où il n’y a aucune expérience possible, puisque la
métaphysique est précisément la connaissance de ce qui est au-delà des limites
de toute expérience, sensible ou suprasensible.
Une conséquence importante de cette distinction fondamentale,
c’est qu’on ne peut pas dire, comme on le fait trop souvent, qu’on se trouve,
en philosophie, en présence de deux méthodes opposées et qui s’excluent l’une
l’autre : d’une part, la méthode métaphysique, dite aussi ontologique, et,
d’autre part, la méthode psychologique ou positive. Il est absurde de vouloir
parler d’une opposition de ce genre entre deux méthodes qui, en raison de leur
différence radicale, ne s’appliquent pas et ne sauraient s’appliquer au même
objet ; ce n’est là, d’ailleurs, qu’une des innombrables méprises
auxquelles conduit l’esprit de système, avec l’exclusivisme qui le caractérise
essentiellement. Chaque spéculation doit avoir la méthode qui convient à
son objet, et, puisque ce qu’on appelle philosophie comprend des spéculations
qui, loin de s’appliquer au même objet, n’appartiennent même pas toutes au même
ordre de connaissance, il faudra recourir à autant de méthodes différentes
qu’il y aura d’objets différents pour les spéculations philosophiques.
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