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mardi 26 septembre 2023

APERÇUS SUR LA MÉTAPHYSIQUE II - extrait du « Cours de philosophie » de René Guénon (suite et fin) -

 




CHAPITRE PREMIER


APERÇUS SUR LA MÉTAPHYSIQUE II

 

 

7 - Métaphysique et théorie de la connaissance

 

En parlant des divisions de la philosophie, nous avons dit que la métaphysique est la connaissance des premiers principes, ou encore la connaissance de l’universel ; par là, elle se distingue essentiellement et profondément de la connaissance scientifique, qui est seulement la connaissance du général, et qui ne peut aller au-delà des plus hautes généralités, c’est-à-dire de ce qu’on appelle les catégories, ce qui délimite nettement son domaine, tandis que celui de la métaphysique, en raison de son universalité, est proprement illimité. La métaphysique, constituant un ordre de connaissance tout à fait à part, devrait donc être entièrement séparée de tous les éléments plus ou moins hétérogènes qui forment les autres branches de la philosophie, et qui peuvent tous rentrer dans la définition générale de la connaissance scientifique. Pour que cette séparation soit possible, il faut d’ailleurs éliminer de la métaphysique un assez grand nombre de considérations que la philosophie classique y fait rentrer d’ordinaire, et qui sont complètement étrangères à la métaphysique véritable.

On dit habituellement que la métaphysique comprend deux parties : la métaphysique du connaître et la métaphysique de l’être, la première étant en quelque sorte la préparation de la seconde, car c’est cette dernière qui constituerait la métaphysique proprement dite, suivant la définition qu’en donne Aristote lorsqu’il dit qu’elle est la connaissance de l’être en tant qu’être. Seulement, cette définition a le défaut de supposer, avant toute étude approfondie, que l’être est le premier et le plus universel de tous les principes ; il se peut fort bien, au contraire, que l’ontologie, ou connaissance de l’être, ne soit qu’une branche de la métaphysique. Quoi qu’il en soit, pour que l’étude du connaître présente un caractère vraiment métaphysique, il faudrait commencer par montrer que, comme l’enseigne d’ailleurs Aristote, le connaître et l’être ne sont au fond qu’une seule et même chose, ou qu’ils sont, si l’on veut, les deux faces d’une même réalité ; et alors l’étude du connaître deviendrait parallèle, sinon même identique, à l’étude de l’être. Dans ces conditions, il n’y aurait plus là deux parties distinctes de la métaphysique, mais seulement la métaphysique elle-même envisagée sous deux aspects différents, et d’ailleurs complémentaires l’un de l’autre. Mais ce n’est pas de cette façon que ceux qui parlent de métaphysique du connaître, du moins parmi les philosophes modernes, l’entendent ordinairement ; ils ne désignent par là rien de plus qu’une simple théorie de la connaissance, c’est-à-dire l’examen de la valeur de la connaissance à laquelle l’homme peut atteindre ; et, dès lors qu’une telle théorie est essentiellement relative aux conditions de l’entendement humain, cela suffit à montrer qu’elle ne peut avoir une portée véritablement métaphysique, c’est-à-dire universelle. La théorie de la connaissance peut bien être regardée, en un certain sens, comme une préparation à la métaphysique, et même on peut dire qu’elle forme en quelque sorte une transition entre la logique et la métaphysique, dans la mesure où une telle transition peut exister ; mais, par là même qu’elle se rapporte à l’entendement humain, elle est plus près de la logique que de la métaphysique, et, en tout cas, elle est quelque chose d’extérieur à la métaphysique véritable, et que, comme tel, il est préférable d’étudier à part.

La question de la connaissance, au point de vue où nous l’envisageons ici, est relativement moderne ; elle ne s’est guère posée dans l’antiquité, ou du moins elle n’y a été posée que par les sceptiques, qui l’ont résolue d’une façon purement négative, en déniant toute valeur à la connaissance, et en refusant à l’homme le droit d’affirmer quoi que ce soit. Il semble même bien que ce soit uniquement de cette attitude négatrice des sceptiques qu’est né le besoin de constituer une théorie de la connaissance, destinée avant tout à fournir une réponse à leurs objections ; mais, s’il en a été ainsi à l’origine, cette théorie de la connaissance a pris par la suite une importance de plus en plus grande, au point que, chez certains philosophes, elle en est presque arrivée à absorber tout le reste. On pourrait se demander s’il n’y a pas une infériorité, pour la philosophie moderne, dans cette tendance à substituer en quelque sorte la théorie de la connaissance à la connaissance elle-même ; en tout cas, on peut voir là un exemple de ce qui se produit forcément lorsqu’on accorde trop de place à la réfutation de certaines objections : cette réfutation est peut-être une nécessité, mais une nécessité souvent fâcheuse, parce qu’elle risque de déplacer les questions de leur véritable terrain, de les compliquer inutilement et d’en faire perdre de vue la solution, parfois beaucoup plus simple et plus immédiate, et même de donner naissance à des problèmes qui n’auraient pas lieu de se poser vraiment. Il en a été ainsi pour la question dont nous parlons actuellement : au fond, la connaissance ne peut se justifier que par elle-même, et cette justification, qui devrait être pleinement suffisante, serait beaucoup plus logique que la prétention de fournir par avance des arguments justificatifs d’une connaissance qui ne sera constituée qu’ultérieurement ; il y a, dans la séparation qu’on établit ainsi, quelque chose d’artificiel, et c’est là un des plus graves reproches qu’on puisse adresser à toute théorie de la connaissance, quelle qu’elle soit, pour autant du moins qu’elle n’est pas purement et simplement réductible à la logique générale. Nous dirons même plus : la question pourrait être reculée indéfiniment, car il n’y a aucune raison pour ne pas demander, à ceux qui établissent une théorie pour justifier la connaissance, de prouver d’abord la légitimité d’une telle théorie, et alors on ne voit plus où il serait possible de s’arrêter.


8 - L’attention, la réflexion et la concentration

 

L’attention et la réflexion, dont on veut quelquefois, mais à tort, faire des facultés à part, ne sont en réalité que des formes intensifiées de la conscience. […] On dit qu’il y a attention lorsqu’un phénomène psychologique devient plus nettement conscient que tous les autres qui coexistent avec lui, et qui se trouvent alors réduits à un état de moindre conscience, ou même de subconscience si l’attention atteint un degré suffisant pour les exclure entièrement du champ de la conscience claire et distincte, qui est limité dans ce cas à ce sur quoi se porte cette attention. La réflexion n’est qu’une espèce ou un cas particulier de l’attention : c’est proprement l’attention portée sur les états purement intérieurs ou regardés comme tels ; il est d’ailleurs évident que, pas plus que l’attention en général, elle n’appartient spécialement et exclusivement à l’intelligence, car elle peut tout aussi bien s’appliquer à un sentiment ou à un acte volontaire. En un mot, ce dont il s’agit est essentiellement un renforcement de la conscience sur un point, amenant un affaiblissement corrélatif sur d’autres points, et un tel renforcement est possible pour la conscience sous tous ses modes ; il ne constitue pas une faculté spéciale, parce que la conscience elle-même n’en est pas une, étant, comme nous l’avons établi, inhérente à tout phénomène psychologique.

L’attention a le double effet d’isoler et d’amplifier les éléments sur lesquels elle se porte ; elle peut d’ailleurs être, soit spontanée, comme elle l’est surtout au début, soit volontaire, et, dans ce dernier cas, elle nous permet, parmi la multitude des éléments présents à la conscience, de choisir l’un et d’exclure les autres plus ou moins complètement et pour un temps plus ou moins long : dans ces conditions, l’élément choisi nous apparaîtra nettement et distinctement dans tous ses détails. Si l’on considère la conscience dans tout l’ensemble de l’activité mentale, on peut dire qu’elle se présente comme étant à la fois un pouvoir d’analyse et de synthèse, l’un ou l’autre de ces deux aspects pouvant d’ailleurs être prédominant selon les individus ; il y a, en effet, des esprits qui sont surtout analytiques, et d’autres qui sont surtout synthétiques, différence qui entre pour une bonne part dans la détermination de leurs aptitudes respectives, mais qui, cependant, ne va jamais jusqu’à l’exclusivité totale de la tendance prédominante. L’attention est un renforcement de ce double pouvoir d’analyse et de synthèse qui est constitutif de la conscience ; et l’on voit bien, par ce que nous venons de dire, comment elle permet de pousser l’analyse très loin, beaucoup plus loin que ne le ferait la simple conscience à l’état ordinaire, en raison de cette sorte de grossissement qui, dans l’objet de l’attention, fait ressortir tous les détails. Cette analyse, en elle-même, donne de l’objet une connaissance plus distincte ; en outre, elle peut fournir des éléments qui, une fois isolés par elle, serviront ultérieurement à la constitution de synthèses nouvelles ; et il doit être bien entendu que tout ce que nous disons ici de l’attention en général s’applique, par là même, à la réflexion qui n’en est qu’une forme.

   De plus, en dehors du mode ordinaire de l’attention, dont les effets immédiats sont d’ordre analytique, il y aurait lieu d’en envisager un autre mode plus élevé, atteignant directement à la synthèse sans passer par une analyse préalable, et auquel on pourrait réserver plus proprement le nom de “concentration” ; ce mode se réfère surtout à la connaissance métaphysique, qui est essentiellement synthétique, et où l’analyse serait d’ailleurs impuissante à conduire à la synthèse, ce qu’elle ne peut faire, et encore dans une certaine mesure, que dans l’ordre relatif qui est celui de la connaissance scientifique ; mais, dès lors qu’il s’agit de l’ordre métaphysique, tout ce qui s’y rapporte échappe entièrement au domaine de la psychologie, et nous dirons seulement qu’il s’agit ici de ce que nous avons désigné précédemment comme la “superconscience”.

 

9 - Intuition sensible et intuition intellectuelle

 

          Si l’on veut trouver une faculté qui nous permette de saisir directement, nous ne dirons pas la réalité, terme qui est beaucoup trop vague et équivoque, mais la vérité, ce n’est pas du côté de la subconscience qu’il faut chercher ; c’est bien plutôt du côté de ce que nous avons appelé en psychologie la superconscience, sans d’ailleurs y insister autrement. Il faudra donc envisager une faculté supra-rationnelle, et, si cette faculté peut être appelée aussi intuition, en ce sens qu’elle est un moyen de connaissance directe et immédiate, caractère qui s’oppose à celui de la raison considérée comme faculté discursive, il faudra toujours avoir le plus grand soin de ne pas la confondre avec cette autre intuition dont nous venons de parler. Cette connaissance immédiate, qui s’applique essentiellement aux principes universels, c’est-à-dire au domaine de la métaphysique, est la fonction propre de l’intellect pur, que nous avons déjà distingué ailleurs de la raison ; aussi l’ancienne philosophie l’appelait-elle intuition intellectuelle, pour l’opposer à l’intuition sensible, tout en marquant ce que ces deux facultés ont de commun et qui les oppose l’une et l’autre à la raison discursive. Comme nous l’avons fait remarquer en parlant des degrés de la connaissance, cette intuition intellectuelle est peut-être ce que Spinoza entendait par la connaissance intuitive, sur laquelle il a eu seulement le tort de ne pas s’expliquer assez nettement ; Descartes semble l’avoir ignorée, et Malebranche n’en a donné qu’une idée assez lointaine dans sa théorie de la “vision en Dieu”. Kant l’a niée expressément, peut-être parce qu’il ne s’est pas rendu compte de sa véritable nature, et aussi parce qu’il a toujours confondu le concevable et l’imaginable, ce qui devait forcément l’amener à rejeter comme impensable tout ce qui est du domaine proprement intellectuel ; cette confusion n’est certainement pas étrangère à sa négation de la métaphysique.

 

10 - Intellect et principes premiers

 

Les principes premiers, en tant qu’on les envisage métaphysiquement, appartiennent essentiellement à l’intellect ; c’est seulement dans leur application logique qu’on peut dire qu’ils relèvent de la raison, mais, même dans ce cas, la garantie de leur valeur absolue se fonde sur leur origine proprement intellectuelle. C’est en raison de son caractère d’intuition immédiate que la connaissance intellectuelle pure, en elle-même, n’est pas susceptible d’erreur ; voici ce qu’Aristote dit à ce sujet : « Parmi les avoirs de l’intelligence, en vertu desquels nous atteignons la vérité, il en est qui sont toujours vrais, et d’autres qui peuvent donner dans l’erreur. Le raisonnement est dans ce dernier cas ; mais l’intellect est toujours conforme à la vérité, et rien n’est plus vrai que l’intellect. Or, les principes étant plus notoires que la démonstration, et toute science étant accompagnée de raisonnement, la connaissance des principes n’est pas une science. D’ailleurs, l’intellect est seul plus vrai que la science ; donc les principes relèvent de l’intellect ». C’est pourquoi certains scolastiques ont défini l’intellect comme “habitus principiorum”, tandis que la science est pour eux “habitus conclusionum”. Aristote dit encore : « On ne démontre pas les principes, mais on en perçoit directement la vérité ». C’est donc seulement dans l’expression ou la traduction des vérités intellectuelles en mode rationnel que l’erreur peut s’introduire, car l’erreur provient du caractère discursif et indirect de la connaissance rationnelle.

 

11 - Connaissance de l’absolu et connaissance absolue

 

          [Un argument] a été développé plus particulièrement par Hamilton, d’après lequel toute connaissance de l’absolu serait contradictoire en soi, parce que l’absolu ne pourrait être connu que dans son rapport avec le sujet connaissant, c’est-à-dire comme relatif. S’il en était ainsi, il faudrait dire que nous ne concevons même pas l’absolu ; Hamilton va en effet jusque là, et pourtant il ne doute pas de l’existence de l’absolu, non plus que Spencer, qui, tout en l’appelant l’“Inconnaissable”, n’hésite pas à l’affirmer. Cependant, si l’on sait que quelque chose existe, c’est qu’on en a une idée, donc qu’on le connaît dans une certaine mesure ; et, dans cette même mesure, c’est bien l’absolu comme tel qui est ainsi connu. De plus, on peut reprocher à Spencer de déclarer à priori que quelque chose est inconnaissable ; il y a assurément de l’inconnu, mais rien n’autorise à dire que ce qui est actuellement inconnu ne pourra jamais devenir connu en aucune façon, et d’ailleurs ce qui est inconnu pour certains peut ne pas l’être pour d’autres. Mais, ces remarques étant faites, la vraie réponse à l’argument dont il s’agit sera la suivante : la connaissance de l’absolu, si elle est possible, devra évidemment être d’une tout autre nature que la connaissance des choses relatives ; on ne peut donc en raisonner comme on raisonne de cette dernière, et c’est pourtant ce que font ceux qui supposent que ces deux genres de connaissance sont soumis aux mêmes conditions. Ainsi, comment pourra-t-on dire que cette connaissance sera forcément relative au sujet, si un de ses caractères doit être précisément de n’être pas conditionnée par la distinction du sujet et de l’objet ? Nous nous bornerons ici à cette indication, car il ne s’agit pour le moment que de maintenir la possibilité de la métaphysique ; mais c’est surtout en métaphysique que la connaissance doit se prouver et se justifier par elle-même ; là comme en mathématiques, on comprend ou on ne comprend pas, mais, si l’on a compris, le doute n’est plus possible, et, par suite, il n’y a plus aucune place pour le scepticisme ni même pour le relativisme. Ajoutons que, si nous venons de parler de connaissance de l’absolu, et même d’existence de l’absolu, c’est pour employer le même langage que ceux qui soutiennent l’argument auquel nous avions à répondre ; mais, si l’on voulait prendre les termes dans toute leur rigueur, l’expression “existence de l’absolu” serait contradictoire, et, d’autre part, nous avons déjà dit ailleurs qu’il est beaucoup trop vague d’appeler la métaphysique la connaissance de l’absolu. Au fond, le terme d’absolu n’acquiert une signification suffisamment nette que si on le fait synonyme d’inconditionné ; mais on ne peut affirmer, préalablement à la constitution de toute théorie métaphysique, que la métaphysique doit être exclusivement la connaissance de l’inconditionné. Ce n’est pas la même chose de dire qu’elle est la connaissance absolue ou inconditionnée, ce qui s’oppose à la relativité de la connaissance scientifique, et ce qui suppose d’ailleurs qu’une telle connaissance absolue est possible, contrairement à ce que prétendent à la fois Kant et Hamilton ; la métaphysique doit être cela ou ne pas être, et, si on arrive à la constituer, on enlèvera par là même toute portée à l’argument dont il s’agit, argument qui, en tout cas, complique inutilement la question en parlant de connaissance de l’absolu.

  

12 - Métaphysique, sciences de raisonnement et sciences de faits

 

          La connaissance purement intellectuelle ne peut être qu’à priori, puisque son domaine propre est ce qui échappe à toute expérience, et, si cette connaissance n’est pas explicite dès l’origine, l’esprit peut cependant la développer par lui-même, car cette possibilité résulte de sa propre nature ; mais, pour préciser les conditions de ce développement, il faudrait traiter la question métaphysique des rapports de l’individuel et de l’universel. Pour les autres genres de connaissance, la part qui revient en propre à l’esprit est déterminée par la mesure dans laquelle ils participent de la connaissance intellectuelle ; cette part constitue les éléments à priori qui entrent dans toute connaissance, mais, puisque les genres de connaissance dont il s’agit maintenant ont pour domaine celui de l’expérience, c’est sous l’action de celle-ci qu’ils se développent, ainsi que l’admettait Leibnitz. Ceci étant dit, nous n’avons plus à envisager que la question de la valeur de la connaissance, et, là encore, il faudra établir une distinction suivant qu’il s’agira de la connaissance métaphysique ou de la connaissance scientifique.

          Pour la connaissance métaphysique, la solution se présente comme une conséquence immédiate de la thèse intellectualiste : cette connaissance, avons-nous dit, doit être absolue en raison de son objet ; mais en outre, comme elle ne relève que de l’intellect pur, sa certitude doit être également absolue. Il semble résulter de là que les vérités métaphysiques sont incontestables et indiscutables, et tel doit être en effet leur caractère ; s’il y a cependant des discussions dans ce domaine, cela ne peut tenir qu’à des causes purement accidentelles et non inhérentes à ces vérités elles-mêmes. Ces causes peuvent se ramener aux deux suivantes : d’une part, ces vérités peuvent n’être pas comprises ou ne l’être qu’imparfaitement ; d’autre part, lorsqu’il s’agit, non plus de la connaissance même des vérités métaphysiques, mais de leur exposition, cette exposition implique nécessairement une expression de ces vérités intellectuelles en mode rationnel, expression toujours inadéquate et dans laquelle l’erreur peut s’introduire. La distinction entre la connaissance métaphysique en elle-même et son exposition est donc tout à fait essentielle, et c’est la première seulement qui est absolue et absolument certaine ; elle doit être ainsi ou ne pas être, et d’ailleurs il n’y a pas lieu de prouver son existence effective par des raisonnements quelconques, car, ainsi que nous l’avons déjà dit, elle ne peut véritablement se prouver que par elle-même.

          Pour ce qui est de la connaissance scientifique, cette connaissance est essentiellement relative quant à son objet, et, son domaine étant limité, sa portée doit l’être également ; mais il faut encore se demander si, à l’intérieur de ce domaine, elle peut atteindre une certitude absolue ou seulement une certitude relative, ou, pour parler plus rigoureusement, si elle est susceptible de certitude ou de probabilité, puisque la certitude véritable n’admet pas de degrés. Ici, il faut séparer le cas des sciences de raisonnement pur, comprenant la logique et les mathématiques, de celui des sciences de faits. Dans les premières, la pensée étant à elle-même son propre objet, la condition nécessaire et suffisante de la vérité est l’accord de la pensée avec elle-même, et cette condition est remplie dès lors qu’il y a absence de contradiction ; ces sciences sont donc capables de certitude. Dans les sciences de faits, au contraire, il faut envisager l’accord de la pensée avec un objet qui lui est extérieur, et qui ne lui est connu que comme extérieur, c’est-à-dire indirectement ; et ceci s’applique même à la psychologie, car il faut que la pensée se considère en quelque sorte du dehors, par une sorte de dédoublement, pour s’étudier sous le point de vue psychologique. De ce caractère indirect de la connaissance dans les sciences de faits, et de ce que nous avons dit en logique à propos de l’induction, il résulte que ces sciences ne peuvent prétendre légitimement qu’à la probabilité, cette probabilité étant d’ailleurs, dans certains cas, extrêmement voisine de la certitude. On pourrait objecter que les sciences de raisonnement ont également un caractère indirect, puisque ce caractère est inhérent à toute connaissance rationnelle ; mais elles n’ont ce caractère que quant au mode de connaissance, tandis que les sciences de faits l’ont en outre au rapport du sujet et de l’objet ; on peut donc dire que ces dernières sont une connaissance doublement indirecte, et de là vient qu’elles sont relatives, non seulement pour leur portée, mais aussi pour la valeur de leurs résultats.

          Ainsi, en métaphysique, connaissance absolue et certaine ; dans les sciences de raisonnement, connaissance relative, mais encore certaine ; dans les sciences de faits, connaissance relative et seulement probable : telles sont, en résumé, les conclusions générales auxquelles nous conduit toute la théorie de la connaissance.

   

13 - Morale et métaphysique. Le bien et le vrai

 

          Le second groupe de théories morales, que nous avons opposé au groupe formé par les morales empiriques, comprend toutes les doctrines qui se fondent sur des considérations d’ordre rationnel. On donne parfois à ces morales, ou du moins à certaines d’entre elles, la désignation de morales métaphysiques ; mais il y a dans cette qualification un véritable non-sens, car il n’y a rien de plus radicalement hétérogène, en réalité, que la métaphysique et la morale ; aussi ceux qui ont voulu rattacher la morale à la métaphysique n’ont-ils fait, à proprement parler, que de la pseudo-métaphysique. La désignation de morales rationnelles est celle qui convient le mieux, et elle montre d’ailleurs que ce dont il s’agit n’a rien de métaphysique, puisque la métaphysique vraie est essentiellement d’ordre supra-rationnel, comme nous l’avons indiqué en parlant de la distinction des différents degrés de connaissance. Ajoutons que, si on ne peut pas parler de morales métaphysiques, on peut, par contre, parler de morales théologiques ; mais ces morales théologiques sont, naturellement, des morales religieuses, dont nous n’avons pas à nous occuper ici. […]

Le bien, pour Aristote, se définit comme l’accomplissement par chaque être de son acte propre ; en ce qui concerne l’homme, il accomplit le bien, ainsi entendu, quand il agit en homme, c’est-à-dire conformément à la raison. Cependant, on aurait tort de voir là une contradiction avec ce qui précède, car la notion du bien, étendue de cette façon à tous les êtres, n’est plus proprement celle du bien moral ; on peut y voir la première indication d’une autre notion toute différente, celle du bien transcendantal, qui a joué par la suite un rôle important dans la philosophie scolastique, et qui, contrairement à celle du bien moral, a une portée métaphysique réelle. Nous n’avons pas à nous occuper ici de cette notion de bien transcendantal ; nous ferons seulement remarquer que l’emploi du même nom de bien dans deux sens tout différents peut provoquer parfois de fâcheuses confusions, et nous en avons un exemple ici, car il est assez difficile de distinguer, au premier abord, les cas où Aristote parle du bien entendu au point de vue simplement moral de ceux où il en parle en le prenant dans son autre acception. Cette confusion, ainsi que le double emploi d’un même terme qui y donne lieu, vient sans doute de ce qu’on n’a pas eu soin, et cela dès l’origine, de distinguer assez nettement des points de vue qui, en réalité, devraient toujours demeurer profondément séparés ; et ce défaut de précision, que nous trouvons déjà dans l’antiquité grecque, a été en s’aggravant dans la philosophie moderne ; de là est née, pour une grande part, cette pseudo-métaphysique dont nous signalions l’existence au début de ce chapitre.

 

٭

         

Les applications de la notion du bien sont éminemment variables et contingentes ; ceci est encore une preuve du caractère relatif de cette notion, et, par suite, de la morale tout entière, qui repose précisément sur ses applications. La notion du bien peut être rapprochée, à cet égard, de celle du beau, avec laquelle elle présente certainement des caractères communs, même lorsqu’elle ne lui est pas étroitement liée comme elle l’était chez les Grecs. Si nous considérons au contraire la notion du vrai, nous n’y trouvons aucune trace d’une semblable relativité : une chose est vraie ou elle ne l’est pas, et ce qui est vrai l’est également pour tous les hommes, à la seule condition qu’ils le comprennent, car la vérité doit être regardée comme inhérente aux choses ou aux idées en elles-mêmes, et elle est évidemment indépendante de toute appréciation individuelle. On voit suffisamment par là combien il est artificiel, et même faux, de vouloir rapprocher, comme certains l’ont fait, les trois idées du bien, du beau et du vrai ; le rapprochement peut être justifié pour les deux premières, au moins sous certains rapports, mais, pour la troisième, il ne saurait l’être à aucun degré, car il est également illégitime, pour ne pas dire absurde, de considérer le vrai comme une notion relative, ou de considérer le bien et le beau comme des notions absolues.

 

14 - Conceptions théologique et métaphysique de la liberté

 

          Il semble que nous puissions enfin nous placer au point de vue métaphysique, le seul où la question de la liberté puisse recevoir une solution ; cependant, nous rencontrons encore des arguments plus théologiques que métaphysiques contre la liberté, qu’on a niée parfois au nom de la toute-science, de la toute-puissance et de la bonté de Dieu. Ainsi, on dit que nous ne pouvons pas faire autre chose que ce que Dieu sait que nous ferons ; il est absurde de poser la question de cette façon, et même de parler de prescience divine, comme on le fait d’ordinaire, car ce n’est pas en tant que futur que Dieu connaît ce qui est le futur pour nous ; il n’y a pas de futur pour lui, non plus que de passé, puisqu’il n’est pas soumis au temps, et ceux qui font l’objection que nous venons d’indiquer prouvent simplement par là qu’ils n’ont aucune notion de l’éternité. Pour ce qui est de la toute-puissance, c’est une étrange façon de la concevoir que de croire que c’est Dieu qui fait tout ce que nous faisons ; d’ailleurs, il suffit évidemment que l’existence d’êtres libres soit une possibilité pour qu’elle doive être comprise dans la toute-puissance divine. Quant à une prétendue opposition entre notre liberté et la bonté de Dieu, elle ne relève que de l’ordre moral et sentimental, et elle n’a métaphysiquement aucun sens. Toutes ces difficultés ne sont en somme que le résultat d’une déplorable confusion entre le point de vue métaphysique et le point de vue théologique, confusion dont il y a d’ailleurs bien d’autres exemples ; et, plus généralement, toutes les difficultés relatives à la liberté ne viennent, comme pour beaucoup d’autres questions, que de ce que ces questions sont mal posées.

          Métaphysiquement, la question est des plus simples : il faut partir de l’idée de l’être, auquel appartiennent les attributs d’unité et de simplicité ; comme le disaient les scolastiques, « esse et unum convertuntur » ; là où il y a unité et simplicité, il y a nécessairement absence de toute contrainte, car une contrainte ne peut provenir que de la présence d’une multiplicité dont les éléments agissent les uns sur les autres ; or l’absence de contrainte est précisément ce par quoi se définit la liberté. Si maintenant nous considérons les êtres, ils sont des participations de l’être, c’est-à-dire que chacun d’eux possède, dans une certaine mesure et d’une façon relative, les attributs qui appartiennent absolument à l’être ; ainsi, tous les êtres doivent participer de la liberté qui appartient à l’être, et cela dans la mesure où ils participent de son unité et de sa simplicité, puisque la liberté en est une conséquence. C’est là la seule preuve valable de la liberté, mais cette preuve est pleinement suffisante, et on voit de plus qu’elle s’applique à tous les êtres, de telle sorte que la liberté humaine s’y trouve comprise à titre de simple cas particulier. D’autre part, il importe de remarquer que la liberté des êtres est susceptible d’une indéfinité de degrés, et cela parce que, pour un être quelconque, il ne peut être question que de liberté relative, aussi bien que d’unité relative, la multiplicité des êtres exigeant que chacun d’eux soit limité par les autres ; l’unité et la liberté absolues ne peuvent appartenir qu’à l’être universel, principe de tous les êtres particuliers. Ces remarques permettent de résoudre sans peine toutes les difficultés que l’on pourrait opposer à la conception de la liberté ainsi entendue ; mais il ne nous est pas possible d’insister davantage ici sur cette question, qui est, nous le répétons, d’ordre purement métaphysique.

 

 

 

 

 


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