CHAPITRE PREMIER
APERÇUS SUR LA MÉTAPHYSIQUE II
7 - Métaphysique et théorie de la connaissance
En parlant des divisions de la philosophie, nous avons dit que la
métaphysique est la connaissance des premiers principes, ou encore la
connaissance de l’universel ; par là, elle se distingue essentiellement et
profondément de la connaissance scientifique, qui est seulement la connaissance
du général, et qui ne peut aller au-delà des plus hautes généralités,
c’est-à-dire de ce qu’on appelle les catégories, ce qui délimite nettement son
domaine, tandis que celui de la métaphysique, en raison de son universalité,
est proprement illimité. La métaphysique,
constituant un ordre de connaissance tout à fait à part, devrait donc être
entièrement séparée de tous les éléments plus ou moins hétérogènes qui forment
les autres branches de la philosophie, et qui peuvent tous rentrer dans la définition générale de la connaissance
scientifique. Pour que cette séparation soit possible, il faut d’ailleurs
éliminer de la métaphysique un assez grand nombre de considérations que la
philosophie classique y fait rentrer d’ordinaire, et qui sont complètement
étrangères à la métaphysique véritable.
On dit
habituellement que la métaphysique comprend deux parties : la métaphysique
du connaître et la métaphysique de l’être, la première étant en quelque sorte
la préparation de la seconde, car c’est cette dernière qui constituerait la métaphysique
proprement dite, suivant la définition qu’en donne Aristote lorsqu’il dit
qu’elle est la connaissance de l’être en tant qu’être. Seulement, cette
définition a le défaut de supposer, avant toute étude approfondie, que l’être
est le premier et le plus universel de tous les principes ; il se peut
fort bien, au contraire, que l’ontologie, ou connaissance de l’être, ne soit
qu’une branche de la métaphysique. Quoi qu’il en soit, pour que l’étude du
connaître présente un caractère vraiment métaphysique, il faudrait commencer
par montrer que, comme l’enseigne d’ailleurs Aristote, le connaître et l’être
ne sont au fond qu’une seule et même chose, ou qu’ils sont, si l’on veut, les
deux faces d’une même réalité ; et alors l’étude du connaître deviendrait
parallèle, sinon même identique, à l’étude de l’être. Dans ces conditions, il
n’y aurait plus là deux parties distinctes de la métaphysique, mais seulement
la métaphysique elle-même envisagée sous deux aspects différents, et d’ailleurs
complémentaires l’un de l’autre. Mais ce n’est pas de cette façon que ceux qui
parlent de métaphysique du connaître, du moins parmi les philosophes modernes,
l’entendent ordinairement ; ils ne désignent par là rien de plus qu’une
simple théorie de la connaissance, c’est-à-dire l’examen de la valeur de la
connaissance à laquelle l’homme peut atteindre ; et, dès lors qu’une telle
théorie est essentiellement relative aux conditions de l’entendement humain,
cela suffit à montrer qu’elle ne peut avoir une portée véritablement métaphysique,
c’est-à-dire universelle. La théorie de la connaissance peut bien être
regardée, en un certain sens, comme une préparation à la métaphysique, et même
on peut dire qu’elle forme en quelque sorte une transition entre la logique et
la métaphysique, dans la mesure où une telle transition peut exister ;
mais, par là même qu’elle se rapporte à l’entendement humain, elle est plus
près de la logique que de la métaphysique, et, en tout cas, elle est quelque
chose d’extérieur à la métaphysique véritable, et que, comme tel, il est
préférable d’étudier à part.
La question de la connaissance, au point de vue où nous l’envisageons ici, est relativement moderne ; elle ne s’est guère posée dans l’antiquité, ou du moins elle n’y a été posée que par les sceptiques, qui l’ont résolue d’une façon purement négative, en déniant toute valeur à la connaissance, et en refusant à l’homme le droit d’affirmer quoi que ce soit. Il semble même bien que ce soit uniquement de cette attitude négatrice des sceptiques qu’est né le besoin de constituer une théorie de la connaissance, destinée avant tout à fournir une réponse à leurs objections ; mais, s’il en a été ainsi à l’origine, cette théorie de la connaissance a pris par la suite une importance de plus en plus grande, au point que, chez certains philosophes, elle en est presque arrivée à absorber tout le reste. On pourrait se demander s’il n’y a pas une infériorité, pour la philosophie moderne, dans cette tendance à substituer en quelque sorte la théorie de la connaissance à la connaissance elle-même ; en tout cas, on peut voir là un exemple de ce qui se produit forcément lorsqu’on accorde trop de place à la réfutation de certaines objections : cette réfutation est peut-être une nécessité, mais une nécessité souvent fâcheuse, parce qu’elle risque de déplacer les questions de leur véritable terrain, de les compliquer inutilement et d’en faire perdre de vue la solution, parfois beaucoup plus simple et plus immédiate, et même de donner naissance à des problèmes qui n’auraient pas lieu de se poser vraiment. Il en a été ainsi pour la question dont nous parlons actuellement : au fond, la connaissance ne peut se justifier que par elle-même, et cette justification, qui devrait être pleinement suffisante, serait beaucoup plus logique que la prétention de fournir par avance des arguments justificatifs d’une connaissance qui ne sera constituée qu’ultérieurement ; il y a, dans la séparation qu’on établit ainsi, quelque chose d’artificiel, et c’est là un des plus graves reproches qu’on puisse adresser à toute théorie de la connaissance, quelle qu’elle soit, pour autant du moins qu’elle n’est pas purement et simplement réductible à la logique générale. Nous dirons même plus : la question pourrait être reculée indéfiniment, car il n’y a aucune raison pour ne pas demander, à ceux qui établissent une théorie pour justifier la connaissance, de prouver d’abord la légitimité d’une telle théorie, et alors on ne voit plus où il serait possible de s’arrêter.
8
- L’attention, la réflexion et la concentration
L’attention
et la réflexion, dont on veut quelquefois, mais à tort, faire des facultés à
part, ne sont en réalité que des formes intensifiées de la conscience. […] On
dit qu’il y a attention lorsqu’un phénomène psychologique devient plus
nettement conscient que tous les autres qui coexistent avec lui, et qui se
trouvent alors réduits à un état de moindre conscience, ou même de
subconscience si l’attention atteint un degré suffisant pour les exclure
entièrement du champ de la conscience claire et distincte, qui est limité dans
ce cas à ce sur quoi se porte cette attention. La réflexion n’est qu’une espèce
ou un cas particulier de l’attention : c’est proprement l’attention portée
sur les états purement intérieurs ou regardés comme tels ; il est
d’ailleurs évident que, pas plus que l’attention en général, elle n’appartient
spécialement et exclusivement à l’intelligence, car elle peut tout aussi bien
s’appliquer à un sentiment ou à un acte volontaire. En un mot, ce dont il
s’agit est essentiellement un renforcement de la conscience sur un point,
amenant un affaiblissement corrélatif sur d’autres points, et un tel
renforcement est possible pour la conscience sous tous ses modes ; il ne
constitue pas une faculté spéciale, parce que la conscience elle-même n’en est
pas une, étant, comme nous l’avons établi, inhérente à tout phénomène
psychologique.
L’attention
a le double effet d’isoler et d’amplifier les éléments sur lesquels elle se
porte ; elle peut d’ailleurs être, soit spontanée, comme elle l’est
surtout au début, soit volontaire, et, dans ce dernier cas, elle nous permet,
parmi la multitude des éléments présents à la conscience, de choisir l’un et
d’exclure les autres plus ou moins complètement et pour un temps plus ou moins
long : dans ces conditions, l’élément choisi nous apparaîtra nettement et
distinctement dans tous ses détails. Si l’on considère la conscience dans tout
l’ensemble de l’activité mentale, on peut dire qu’elle se présente comme étant
à la fois un pouvoir d’analyse et de synthèse, l’un ou l’autre de ces deux
aspects pouvant d’ailleurs être prédominant selon les individus ; il y a,
en effet, des esprits qui sont surtout analytiques, et d’autres qui sont
surtout synthétiques, différence qui entre pour une bonne part dans la détermination
de leurs aptitudes respectives, mais qui, cependant, ne va jamais jusqu’à
l’exclusivité totale de la tendance prédominante. L’attention est un
renforcement de ce double pouvoir d’analyse et de synthèse qui est constitutif
de la conscience ; et l’on voit bien, par ce que nous venons de dire, comment
elle permet de pousser l’analyse très loin, beaucoup plus loin que ne le ferait
la simple conscience à l’état ordinaire, en raison de cette sorte de
grossissement qui, dans l’objet de l’attention, fait ressortir tous les
détails. Cette analyse, en elle-même, donne de l’objet une connaissance plus
distincte ; en outre, elle peut fournir des éléments qui, une fois isolés
par elle, serviront ultérieurement à la constitution de synthèses nouvelles ;
et il doit être bien entendu que tout ce que nous disons ici de l’attention en
général s’applique, par là même, à la réflexion qui n’en est qu’une forme.
De plus, en dehors du mode ordinaire de l’attention, dont les effets
immédiats sont d’ordre analytique, il y aurait lieu d’en envisager un autre
mode plus élevé, atteignant directement à la synthèse sans passer par une
analyse préalable, et auquel on pourrait réserver plus proprement le nom de
“concentration” ; ce mode se réfère surtout à la connaissance métaphysique,
qui est essentiellement synthétique, et où l’analyse serait d’ailleurs impuissante
à conduire à la synthèse, ce qu’elle ne peut faire, et encore dans une certaine
mesure, que dans l’ordre relatif qui est celui de la connaissance
scientifique ; mais, dès lors qu’il s’agit de l’ordre métaphysique, tout
ce qui s’y rapporte échappe entièrement au domaine de la psychologie, et nous
dirons seulement qu’il s’agit ici de ce que nous avons désigné précédemment
comme la “superconscience”.
9 - Intuition
sensible et intuition intellectuelle
Si l’on veut trouver une faculté qui nous permette de
saisir directement, nous ne dirons pas la réalité, terme qui est beaucoup trop
vague et équivoque, mais la vérité, ce n’est pas du côté de la subconscience
qu’il faut chercher ; c’est bien plutôt du côté de ce que nous avons appelé en
psychologie la superconscience, sans d’ailleurs y insister autrement. Il faudra
donc envisager une faculté supra-rationnelle, et, si cette faculté peut être
appelée aussi intuition, en ce sens qu’elle est un moyen de connaissance
directe et immédiate, caractère qui s’oppose à celui de la raison considérée
comme faculté discursive, il faudra toujours avoir le plus grand soin de ne pas
la confondre avec cette autre intuition dont nous venons de parler. Cette
connaissance immédiate, qui s’applique essentiellement aux principes
universels, c’est-à-dire au domaine de la métaphysique, est la fonction propre
de l’intellect pur, que nous avons déjà distingué ailleurs de la raison ; aussi
l’ancienne philosophie l’appelait-elle intuition intellectuelle, pour l’opposer
à l’intuition sensible, tout en marquant ce que ces deux facultés ont de commun
et qui les oppose l’une et l’autre à la raison discursive. Comme nous l’avons
fait remarquer en parlant des degrés de la connaissance, cette intuition
intellectuelle est peut-être ce que Spinoza entendait par la connaissance
intuitive, sur laquelle il a eu seulement le tort de ne pas s’expliquer assez
nettement ; Descartes semble l’avoir ignorée, et Malebranche n’en a donné
qu’une idée assez lointaine dans sa théorie de la “vision en Dieu”. Kant l’a
niée expressément, peut-être parce qu’il ne s’est pas rendu compte de sa
véritable nature, et aussi parce qu’il a toujours confondu le concevable et
l’imaginable, ce qui devait forcément l’amener à rejeter comme impensable tout
ce qui est du domaine proprement intellectuel ; cette confusion n’est
certainement pas étrangère à sa négation de la métaphysique.
10 - Intellect et
principes premiers
Les principes premiers, en tant qu’on les envisage
métaphysiquement, appartiennent essentiellement à l’intellect ; c’est
seulement dans leur application logique qu’on peut dire qu’ils relèvent de la
raison, mais, même dans ce cas, la garantie de leur valeur absolue se fonde sur
leur origine proprement intellectuelle. C’est en raison de son caractère
d’intuition immédiate que la connaissance intellectuelle pure, en elle-même,
n’est pas susceptible d’erreur ; voici ce qu’Aristote dit à ce sujet : « Parmi les avoirs de l’intelligence, en vertu desquels nous
atteignons la vérité, il en est qui sont toujours vrais, et d’autres qui
peuvent donner dans l’erreur. Le raisonnement est dans ce dernier cas ; mais
l’intellect est toujours conforme à la vérité, et rien n’est plus vrai que
l’intellect. Or, les principes étant plus notoires que la démonstration,
et toute science étant accompagnée de raisonnement, la connaissance des
principes n’est pas une science. D’ailleurs, l’intellect est seul plus vrai que
la science ; donc les principes relèvent de l’intellect ». C’est pourquoi
certains scolastiques ont défini l’intellect comme “habitus principiorum”,
tandis que la science est pour eux “habitus conclusionum”. Aristote dit
encore : « On ne démontre pas les principes, mais on en perçoit directement la
vérité ». C’est donc seulement dans l’expression ou la traduction des vérités
intellectuelles en mode rationnel que l’erreur peut
s’introduire, car l’erreur provient du caractère discursif et indirect de la
connaissance rationnelle.
11 - Connaissance de l’absolu et connaissance absolue
[Un argument] a été développé plus particulièrement
par Hamilton, d’après lequel toute connaissance de l’absolu serait
contradictoire en soi, parce que l’absolu ne pourrait être connu que dans son
rapport avec le sujet connaissant, c’est-à-dire comme relatif. S’il en était
ainsi, il faudrait dire que nous ne concevons même pas l’absolu ; Hamilton va
en effet jusque là, et pourtant il ne doute pas de l’existence de l’absolu, non
plus que Spencer, qui, tout en l’appelant l’“Inconnaissable”, n’hésite pas à
l’affirmer. Cependant, si l’on sait que quelque chose existe, c’est qu’on en a
une idée, donc qu’on le connaît dans une certaine mesure ; et, dans cette même
mesure, c’est bien l’absolu comme tel qui est ainsi connu. De plus, on peut
reprocher à Spencer de déclarer à priori que quelque chose est inconnaissable ;
il y a assurément de l’inconnu, mais rien n’autorise à dire que ce qui est
actuellement inconnu ne pourra jamais devenir connu en aucune façon, et
d’ailleurs ce qui est inconnu pour certains peut ne pas l’être pour d’autres.
Mais, ces remarques étant faites, la vraie réponse à l’argument dont il s’agit
sera la suivante : la connaissance de l’absolu, si elle est possible, devra
évidemment être d’une tout autre nature que la connaissance des choses
relatives ; on ne peut donc en raisonner comme on raisonne de cette dernière,
et c’est pourtant ce que font ceux qui supposent que ces deux genres de
connaissance sont soumis aux mêmes conditions. Ainsi, comment pourra-t-on dire
que cette connaissance sera forcément relative au sujet, si un de ses
caractères doit être précisément de n’être pas conditionnée par la distinction
du sujet et de l’objet ? Nous nous bornerons ici à cette indication, car il ne
s’agit pour le moment que de maintenir la possibilité de la métaphysique ; mais
c’est surtout en métaphysique que la connaissance doit se prouver et se
justifier par elle-même ; là comme en mathématiques, on comprend ou on ne
comprend pas, mais, si l’on a compris, le doute n’est plus possible, et, par
suite, il n’y a plus aucune place pour le scepticisme ni même pour le
relativisme. Ajoutons que, si nous venons de parler de connaissance de
l’absolu, et même d’existence de l’absolu, c’est pour employer le même langage
que ceux qui soutiennent l’argument auquel nous avions à répondre ; mais, si
l’on voulait prendre les termes dans toute leur rigueur, l’expression
“existence de l’absolu” serait contradictoire, et, d’autre part, nous avons
déjà dit ailleurs qu’il est beaucoup trop vague d’appeler la métaphysique la
connaissance de l’absolu. Au fond, le terme d’absolu n’acquiert une
signification suffisamment nette que si on le fait synonyme d’inconditionné ;
mais on ne peut affirmer, préalablement à la constitution de toute théorie
métaphysique, que la métaphysique doit être exclusivement la connaissance de l’inconditionné.
Ce n’est pas la même chose de dire qu’elle est la connaissance absolue ou
inconditionnée, ce qui s’oppose à la relativité de la connaissance scientifique,
et ce qui suppose d’ailleurs qu’une telle connaissance absolue est possible,
contrairement à ce que prétendent à la fois Kant et Hamilton ; la métaphysique
doit être cela ou ne pas être, et, si on arrive à la constituer, on enlèvera
par là même toute portée à l’argument dont il s’agit, argument qui, en tout
cas, complique inutilement la question en parlant de connaissance de l’absolu.
12 - Métaphysique,
sciences de raisonnement et sciences de faits
La connaissance purement intellectuelle ne peut être
qu’à priori, puisque son domaine propre est ce qui échappe à toute expérience,
et, si cette connaissance n’est pas explicite dès l’origine, l’esprit peut
cependant la développer par lui-même, car cette possibilité résulte de sa
propre nature ; mais, pour préciser les conditions de ce développement, il
faudrait traiter la question métaphysique des rapports de l’individuel et de
l’universel. Pour les autres genres de connaissance, la part qui revient en
propre à l’esprit est déterminée par la mesure dans laquelle ils participent de
la connaissance intellectuelle ; cette part constitue les éléments à priori qui
entrent dans toute connaissance, mais, puisque les genres de connaissance dont
il s’agit maintenant ont pour domaine celui de l’expérience, c’est sous
l’action de celle-ci qu’ils se développent, ainsi que l’admettait Leibnitz.
Ceci étant dit, nous n’avons plus à envisager que la question de la valeur de
la connaissance, et, là encore, il faudra établir une distinction suivant qu’il
s’agira de la connaissance métaphysique ou de la connaissance scientifique.
Pour
la connaissance métaphysique, la solution se présente comme une conséquence
immédiate de la thèse intellectualiste : cette connaissance, avons-nous dit,
doit être absolue en raison de son objet ; mais en outre, comme elle ne relève
que de l’intellect pur, sa certitude doit être également absolue. Il semble
résulter de là que les vérités métaphysiques sont incontestables et
indiscutables, et tel doit être en effet leur caractère ; s’il y a cependant
des discussions dans ce domaine, cela ne peut tenir qu’à des causes purement
accidentelles et non inhérentes à ces vérités elles-mêmes. Ces causes peuvent
se ramener aux deux suivantes : d’une part, ces vérités peuvent n’être pas
comprises ou ne l’être qu’imparfaitement ; d’autre part, lorsqu’il s’agit, non
plus de la connaissance même des vérités métaphysiques, mais de leur
exposition, cette exposition implique nécessairement une expression de ces
vérités intellectuelles en mode rationnel, expression toujours inadéquate et
dans laquelle l’erreur peut s’introduire. La distinction entre la connaissance
métaphysique en elle-même et son exposition est donc tout à fait essentielle,
et c’est la première seulement qui est absolue et absolument certaine ; elle
doit être ainsi ou ne pas être, et d’ailleurs il n’y a pas lieu de prouver son
existence effective par des raisonnements quelconques, car, ainsi que nous
l’avons déjà dit, elle ne peut véritablement se prouver que par elle-même.
Pour
ce qui est de la connaissance scientifique, cette connaissance est
essentiellement relative quant à son objet, et, son domaine étant limité, sa
portée doit l’être également ; mais il faut encore se demander si, à
l’intérieur de ce domaine, elle peut atteindre une certitude absolue ou
seulement une certitude relative, ou, pour parler plus rigoureusement, si elle
est susceptible de certitude ou de probabilité, puisque la certitude véritable
n’admet pas de degrés. Ici, il faut séparer le cas des sciences de raisonnement
pur, comprenant la logique et les mathématiques, de celui des sciences de
faits. Dans les premières, la pensée étant à elle-même son propre objet, la
condition nécessaire et suffisante de la vérité est l’accord de la pensée avec
elle-même, et cette condition est remplie dès lors qu’il y a absence de
contradiction ; ces sciences sont donc capables de certitude. Dans les sciences
de faits, au contraire, il faut envisager l’accord de la pensée avec un objet
qui lui est extérieur, et qui ne lui est connu que comme extérieur,
c’est-à-dire indirectement ; et ceci s’applique même à la psychologie, car il
faut que la pensée se considère en quelque sorte du dehors, par une sorte de
dédoublement, pour s’étudier sous le point de vue psychologique. De ce
caractère indirect de la connaissance dans les sciences de faits, et de ce que
nous avons dit en logique à propos de l’induction, il résulte que ces sciences
ne peuvent prétendre légitimement qu’à la probabilité, cette probabilité étant
d’ailleurs, dans certains cas, extrêmement voisine de la certitude. On pourrait
objecter que les sciences de raisonnement ont également un caractère indirect,
puisque ce caractère est inhérent à toute connaissance rationnelle ; mais elles
n’ont ce caractère que quant au mode de connaissance, tandis que les sciences
de faits l’ont en outre au rapport du sujet et de l’objet ; on peut donc dire
que ces dernières sont une connaissance doublement indirecte, et de là vient
qu’elles sont relatives, non seulement pour leur portée, mais aussi pour la valeur
de leurs résultats.
Ainsi,
en métaphysique, connaissance absolue et certaine ; dans les sciences de
raisonnement, connaissance relative, mais encore certaine ; dans les sciences
de faits, connaissance relative et seulement probable : telles sont, en résumé,
les conclusions générales auxquelles nous conduit toute la théorie de la
connaissance.
13 - Morale et métaphysique. Le bien et le vrai
Le second groupe de théories morales, que nous avons
opposé au groupe formé par les morales empiriques, comprend toutes les
doctrines qui se fondent sur des considérations d’ordre rationnel. On donne
parfois à ces morales, ou du moins à certaines d’entre elles, la désignation de
morales métaphysiques ; mais il y a dans cette qualification un véritable non-sens,
car il n’y a rien de plus radicalement hétérogène, en réalité, que la
métaphysique et la morale ; aussi ceux qui ont voulu rattacher la morale à la
métaphysique n’ont-ils fait, à proprement parler, que de la
pseudo-métaphysique. La désignation de morales rationnelles est celle qui
convient le mieux, et elle montre d’ailleurs que ce dont il s’agit n’a rien de
métaphysique, puisque la métaphysique vraie est essentiellement d’ordre
supra-rationnel, comme nous l’avons indiqué en parlant de la distinction des
différents degrés de connaissance. Ajoutons que, si on ne peut pas parler de
morales métaphysiques, on peut, par contre, parler de morales théologiques ;
mais ces morales théologiques sont, naturellement, des morales religieuses,
dont nous n’avons pas à nous occuper ici. […]
Le bien,
pour Aristote, se définit comme l’accomplissement par chaque être de son acte
propre ; en ce qui concerne l’homme, il accomplit le bien, ainsi entendu, quand
il agit en homme, c’est-à-dire conformément à la raison. Cependant, on aurait
tort de voir là une contradiction avec ce qui précède, car la notion du bien,
étendue de cette façon à tous les êtres, n’est plus proprement celle du bien
moral ; on peut y voir la première indication d’une autre notion toute
différente, celle du bien transcendantal, qui a joué par la suite un rôle
important dans la philosophie scolastique, et qui, contrairement à celle du
bien moral, a une portée métaphysique réelle. Nous n’avons pas à nous occuper
ici de cette notion de bien transcendantal ; nous ferons seulement remarquer
que l’emploi du même nom de bien dans deux sens tout différents peut provoquer
parfois de fâcheuses confusions, et nous en avons un exemple ici, car il est
assez difficile de distinguer, au premier abord, les cas où Aristote parle du
bien entendu au point de vue simplement moral de ceux où il en parle en le
prenant dans son autre acception. Cette confusion, ainsi que le double emploi
d’un même terme qui y donne lieu, vient sans doute de ce qu’on n’a pas eu soin,
et cela dès l’origine, de distinguer assez nettement des points de vue qui, en
réalité, devraient toujours demeurer profondément séparés ; et ce défaut de
précision, que nous trouvons déjà dans l’antiquité grecque, a été en
s’aggravant dans la philosophie moderne ; de là est née, pour une grande part,
cette pseudo-métaphysique dont nous signalions l’existence au début de ce
chapitre.
٭
Les
applications de la notion du bien sont éminemment variables et contingentes ;
ceci est encore une preuve du caractère relatif de cette notion, et, par suite,
de la morale tout entière, qui repose précisément sur ses applications. La
notion du bien peut être rapprochée, à cet égard, de celle du beau, avec
laquelle elle présente certainement des caractères communs, même lorsqu’elle ne
lui est pas étroitement liée comme elle l’était chez les Grecs. Si nous
considérons au contraire la notion du vrai, nous n’y trouvons aucune trace
d’une semblable relativité : une chose est vraie ou elle ne l’est pas, et ce
qui est vrai l’est également pour tous les hommes, à la seule condition qu’ils
le comprennent, car la vérité doit être regardée comme inhérente aux choses ou
aux idées en elles-mêmes, et elle est évidemment indépendante de toute
appréciation individuelle. On voit suffisamment par là combien il est
artificiel, et même faux, de vouloir rapprocher, comme certains l’ont fait, les
trois idées du bien, du beau et du vrai ; le rapprochement peut être justifié
pour les deux premières, au moins sous certains rapports, mais, pour la
troisième, il ne saurait l’être à aucun degré, car il est également illégitime,
pour ne pas dire absurde, de considérer le vrai comme une notion relative, ou
de considérer le bien et le beau comme des notions absolues.
14 - Conceptions
théologique et métaphysique de la liberté
Il semble que nous puissions enfin nous placer au
point de vue métaphysique, le seul où la question de la liberté puisse recevoir
une solution ; cependant, nous rencontrons encore des arguments plus
théologiques que métaphysiques contre la liberté, qu’on a niée parfois au nom
de la toute-science, de la toute-puissance et de la bonté de Dieu. Ainsi, on
dit que nous ne pouvons pas faire autre chose que ce que Dieu sait que nous
ferons ; il est absurde de poser la question de cette façon, et même de parler
de prescience divine, comme on le fait d’ordinaire, car ce n’est pas en tant
que futur que Dieu connaît ce qui est le futur pour nous ; il n’y a pas de
futur pour lui, non plus que de passé, puisqu’il n’est pas soumis au temps, et
ceux qui font l’objection que nous venons d’indiquer prouvent simplement par là
qu’ils n’ont aucune notion de l’éternité. Pour ce qui est de la
toute-puissance, c’est une étrange façon de la concevoir que de croire que
c’est Dieu qui fait tout ce que nous faisons ; d’ailleurs, il suffit évidemment
que l’existence d’êtres libres soit une possibilité pour qu’elle doive être
comprise dans la toute-puissance divine. Quant à une prétendue opposition entre
notre liberté et la bonté de Dieu, elle ne relève que de l’ordre moral et
sentimental, et elle n’a métaphysiquement aucun sens. Toutes ces difficultés ne
sont en somme que le résultat d’une déplorable confusion entre le point de vue
métaphysique et le point de vue théologique, confusion dont il y a d’ailleurs
bien d’autres exemples ; et, plus généralement, toutes les difficultés
relatives à la liberté ne viennent, comme pour beaucoup d’autres questions, que
de ce que ces questions sont mal posées.
Métaphysiquement,
la question est des plus simples : il faut partir de l’idée de l’être, auquel
appartiennent les attributs d’unité et de simplicité ; comme le disaient les
scolastiques, « esse et unum convertuntur » ; là où il y a
unité et simplicité, il y a nécessairement absence de toute contrainte, car une
contrainte ne peut provenir que de la présence d’une multiplicité dont les
éléments agissent les uns sur les autres ; or l’absence de contrainte est
précisément ce par quoi se définit la liberté. Si maintenant nous considérons
les êtres, ils sont des participations de l’être, c’est-à-dire que chacun d’eux
possède, dans une certaine mesure et d’une façon relative, les attributs qui
appartiennent absolument à l’être ; ainsi, tous les êtres doivent participer de
la liberté qui appartient à l’être, et cela dans la mesure où ils participent
de son unité et de sa simplicité, puisque la liberté en est une conséquence.
C’est là la seule preuve valable de la liberté, mais cette preuve est
pleinement suffisante, et on voit de plus qu’elle s’applique à tous les êtres,
de telle sorte que la liberté humaine s’y trouve comprise à titre de simple cas
particulier. D’autre part, il importe de remarquer que la liberté des êtres est
susceptible d’une indéfinité de degrés, et cela parce que, pour un être
quelconque, il ne peut être question que de liberté relative, aussi bien que
d’unité relative, la multiplicité des êtres exigeant que chacun d’eux soit
limité par les autres ; l’unité et la liberté absolues ne peuvent appartenir
qu’à l’être universel, principe de tous les êtres particuliers. Ces remarques
permettent de résoudre sans peine toutes les difficultés que l’on pourrait
opposer à la conception de la liberté ainsi entendue ; mais il ne nous est pas
possible d’insister davantage ici sur cette question, qui est, nous le
répétons, d’ordre purement métaphysique.
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