Ibn ‘atâ’allâh
HIKAM AL-‘ATÂ’IYYAH
« Lorsque deux choses (amrân) provoquent en toi de
l’hésitation, envisage alors celle qui est la plus pesante pour ton égo (al-nafs) et suis-là car il n’y a alors
plus aucune ambigüité pour toi hormis ce qui est juste (haqân). »
Les commentaires attribuent ces
« deux choses » aux actes (obligatoires ou surérogatoires) prescrits
par la shari’ah car les penchants de
l’individualité choisissent par ignorance les actes les plus
« faciles » et fuient ceux qui comportent des « devoirs »
(ou des charges). La Sagesse recommande de fuir ce que l’ego préfère et
considère comme meilleur et d'aller vers ce qui est « pesant » pour lui et susceptible de le ramener à sa place (1).
« Qui
veut se justifier comme étant humble est en vérité orgueilleux car il n’est pas
d’humilité (affirmée) sans la volonté de se magnifier (raf‘a) et ainsi, chaque fois que tu affirmes l’humilité de ton
individualité, c’est (une manifestation) de l’orgueil. »
Modeste (1555), du lat. modestus, « modéré »,
d’où « réservé, pudique », dérivé de modus, mesure, modération.
Humble (1080), du lat. humilis ; humilité, du latin
chrétien humilitas, ce qui est bas
(près de la terre), obscur, faible.
Avec ces définitions étymologiques, la
distinction de ces deux termes apparait clairement. Dans la mystique
chrétienne, l’humilité conservait son sens mais l’usage l’a déformé avec la
naissance des idéologies. Aujourd’hui, lorsque l’humilité est revendiquée, on
peut être certain que cela dissimule de l’orgueil, ce qui a fait dire à Guénon
que l’humilité et l’orgueil sont les deux aspects, en apparence opposé, d’une
seule et même chose. D’une façon plus générale, toute qualité revendiquée pour
son propre bénéfice signale la présence de la vanité (2).
« Le
meilleur que tu demandes (tatlubuhu)
de Lui (Allâh) est ce que Lui demande de toi. »
D’un point de vue purement spirituel, la
conscience de cette intention préside à la plus haute des demandes (âd‘iyah) impliquant un
« retournement », c’est-à-dire une transformation au sens propre, de
la du‘â’.
NOTES
(1) La même Sagesse se retrouve dans le Dharma tibétain où il est recommandé, lorsque que deux voies se présentent à un disciple, de choisir la plus difficile. La « juste place » de l'égo dans la réalisation spirituelle consiste à le considérer comme rigoureusement nul.
(2) La majorité des
traducteurs des textes du taçawwuf
traduisent par « humilité » les termes arabes désignant la volonté
d’effacement et l’effacement de la nafs.
Cependant ici, c’est bien le terme « humble » qui convient en raison
de ses acceptions ambigües.
*
* *
L’usage du terme
« Fonction » accolé au nom de René Guénon ne souligne pas la
définition de sa personne ni la qualité spirituelle de son œuvre parce que
cette attribution ne correspond à rien. Le point de vue et l’intention
profonde de l’œuvre de Guénon n’a aucun rapport défini avec le statut d’une
fonction si noble soit-elle. L’abus de cette expression de la part de certaines
personnes, m’avait incité à publier un message en 2010. Mais depuis l’arrivée
des réseaux sociaux et leur nivellement qualitatif, la mention de cette
fameuse fonction étant reprise sans discernement, je la remets ici
avec quelques modifications.
(Fonction - 1539 -, du lat. fonctio, accomplissement, de fungi, « s’acquitter de », au sens juridique de « service public ».)
Au sens le plus élevé, l’idée de « fonction » est utilisé par Guénon dans le cadre précis des organisations initiatiques relativement à la hiérarchie des degrés spirituels que les initiés doivent parcourir sous la responsabilité de leurs représentants (murshîd et moqaddem pour ce qui concerne l’Islâm) possédant précisément diverses fonctions précises. Il rappelait qu’
« une organisation initiatique comporte non seulement une
hiérarchie de degrés, mais aussi une hiérarchie de fonctions, [et ce] sont là
deux choses tout à fait distinctes, qu’il faut avoir bien soin de ne jamais
confondre, car la fonction dont quelqu’un peut être investi, à quelque niveau
que ce soit, ne lui confère pas un nouveau degré et ne modifie en rien celui
qu’il possède déjà. La fonction n’a, pour ainsi dire, qu’un caractère
« accidentel » par rapport au degré : l’exercice d’une fonction
déterminée peut exiger la possession de tel ou tel degré, mais il n’est jamais
attaché nécessairement à ce degré, si élevé d’ailleurs que celui-ci puisse
être ; et, de plus, la fonction peut n’être que temporaire, elle peut
prendre fin pour des raisons multiples, tandis que le degré constitue toujours
une acquisition permanente, obtenue une fois pour toutes, et qui ne saurait
jamais se perdre en aucune façon, et cela qu’il s’agisse d’initiation effective
ou même simplement d’initiation virtuelle. »*
Il reste qu’à propos de Guénon, nous devons cette
invention de fonction à F. Schuon qui entendait bien affirmer la sienne, bien
réelle pour le coup puisqu’il était censé représenter la tariqah Alawiyyah en Suisse et en France, mais au détriment de l’autorité
spirituelle de Guénon qu’il ressentait comme faisant de l’ombre à ses
prétentions et qu’il assimilait à une « fonction » limitée à un
enseignement théorique qu’il entendait minimiser face à la qualité
(supérieure ?) de sa « fonction d’instructeur spirituel ».
Seulement, Guénon revendiquait ouvertement ne pas vouloir de disciple et n’exercer
par conséquent aucune irshâd, en
clair de n’accepter la charge d’aucune fonction, ce qu’il précisa
immédiatement, lorsque cette obsession de fonction de la part de Schuon
lui revint par la correspondance qu’il entretenait avec Caudron.
« (…) Je suis habitué à entendre des
racontars à mon sujet, mais je me demande quelles “fonctions” pourraient bien
m’être retirées par qui que ce soit, puisque je n’en ai jamais accepté nulle
part ».
Dans son désir d’être shaykh
avant même d’être un simple murid
dont il n’a laissé aucune trace, et allant jusqu’à passer au-dessus de la fonction de moqaddem qu’il était censé être, le
« shaykh ‘Aissa-Schuon » dans cette histoire, a surtout montré sa
connaissance lacunaire de la réalisation initiatique et de ses degrés.
« Dès lors que c’est
de ‟connaissance” qu’il s’agit proprement en toute initiation, il est bien
évident que [sous le rapport de la suprématie de la connaissance sur toute
fonction], le fait d’être investi d’une fonction n’importe en rien, même en ce
qui concerne la simple connaissance théorique, et à plus forte raison en ce qui
concerne la connaissance effective ; [une fonction] peut donner, par
exemple, la faculté de transmettre l’initiation à d’autres, ou encore celle de
diriger certains travaux, mais non pas celle d’accéder soi-même à un état plus
élevé ».
Et Guénon ajoutait
« qu’il ne saurait y avoir aucun degré ou état spirituel qui
soit supérieur à celui de l’‟adepte”** ;
que ceux qui y sont parvenus exercent par surcroît certaines fonctions,
d’enseignement ou autres, ou qu’ils n’en exercent aucune, cela ne fait
absolument aucune différence sous ce rapport ; et ce qui est vrai à cet
égard pour le degré suprême l’est également, à tous les échelons de la
hiérarchie, pour chacun des degrés inférieurs ».
Même en utilisant ce terme avec une acception profane, son effet
ne serait pas satisfaisant. Guénon fut bien, dés 1910, co-directeur de la
revue La Gnose qui cessa de paraître en 1912, et aussi professeur de
philosophie au collège de St Germain en Laye. C’est selon toute vraisemblance
les deux seules fonctions qu’il n’eut jamais. La revue Les Etudes
Traditionnelles, à laquelle il destina la majorité de ses articles, fut
bien inspirée dans son orientation par Guénon lui-même, mais sans qu’il y
exerça une fonction précise en dehors de celle d’y écrire ses articles ainsi
que de publier ses ouvrages chez divers éditeurs. Par conséquent, sur la simple déclaration contenue dans cette
lettre à Caudron, il est permis de modérer l’importance donnée à cette idée de
fonction en mode superlatif. Nous nous y autorisons d’autant plus volontiers
que cette façon de présenter la personnalité du Sheykh ‘Abdul-Wâhid Yahyâ ne
correspond guère à ce qu’il disait de lui-même ; n’a-t-il pas écrit :
« N’exagérez pas mon importance. Car, au fond, mes travaux ne sont
qu’une “occasion” d’éveiller certaines possibilités de compréhension que rien
ne pouvait donner à ceux qui en sont dépourvus (…) ».
On pourrait se méprendre sur la simplicité de cette déclaration. De la part de Guénon, l’idée exprimée est dénuée d’humilité autant que sa personnalité fut toujours étrangère aux manifestations de l’orgueil. Ce qui est dit là, va au-delà des limites d’une fonction définie par la norme traditionnelle, car au fond, on peut considérer que toute personne d’une façon ou d’une autre a une fonction aussi modeste soit-elle, et il est évident qu’à cet égard, s’il fallait envisager une fonction, celle de Guénon par son œuvre publique et sa correspondance, apparaîtrait alors comme éminente. Pourtant lorsqu’il évoquait sa qualité d’écrivain traditionnel dans ce monde, il utilisait plutôt le terme de « rôle », qui s’accorde mieux à l’absence de toute juridiction et de toute hiérarchie. Cette idée de fonction, en tentant de statufier artificiellement la personne de Guénon, est plutôt susceptible par son abus, de conditionner l’accès à son œuvre. Enfin, l’usage de cette attribution laisse suspecter le désir cachée d’assoir sa propre autorité en s’assimilant implicitement à son héritage intellectuel. C’est d’ailleurs par là que, de proche en proche, on a vu arriver de fâcheuses déformations à l’égard des intentions de Guénon que certains des ennemis de la spiritualité islamique n’ont pas manqué d’exploiter en laissant entendre par cette fonction revendiquée la volonté guénonienne d’un appel à l’Islam face au devenir du monde moderne. Offrir, par le moyen de la diffusion littéraire, « d’éveiller certaines possibilités de compréhension que rien ne pouvait donner à ceux qui en sont dépourvus », précisément dans le contexte anti traditionnel et sans précédent du monde occidental, représente une ouverture exceptionnelle relevant d’une autorité autre que celle des différentes fonctions traditionnelles qui, dans leurs applications, ne sauraient infailliblement prévaloir en dehors de leurs formes propres ; et au fond, s’il fallait envisager une éventuelle fonction de Guénon, ce serait une fonction au-delà de toutes les fonctions, ce qui est proprement inintelligible dans l’exacte mesure où Guénon ne peut être associé à aucune activité soumise à une hiérarchie si ce n’est celle d’al-khidr et des afrad qui ne regarde personne. En dépit des réserves que nous venons de formuler, on ferait bien de réfléchir au fait que la seule fonction que l’on peut légitimement attribuer à Guénon est une « fonction intellectuelle » ; celle-là même susceptible de provoqué l’ouverture de la pleine activité spirituelle « à tous ceux qui aujourd’hui sont encore capables de comprendre ».
Wa Allâhu â‘lam.
* AI, ch. XLIV « De la hiérarchie initiatique ».
** De surcroit, Guénon ne se considérait pas comme un adepte et il en donna la preuve en disant que, contrairement à lui, un adepte n’écrit plus et il ajouta qu’il tenait à « tenir son rang si modeste soit-il ».
Nous avons appris le décès de Daniel Giraud survenu
le vendredi 6 octobre 2023
à Saint Girons.
C'est toujour intéressant d'aborder la question de fonction ce qui implique un mandat, sans toutefois exagérer. Guénon était peut-être "celui qui connaissait en son temps le mieux des secrets des formes traditionnelles en présences". Néanmoins, il y a de très anciennes traditions et doctrines qui disent que de toutes les façons pour les "avatara" quels que soient leurs degrés de manifestation et fonction, leur forme humaine reste une illusion, que même leur nature et constitution physique est différente mais non perceptible.
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