LAO-TSEU
Les traductions des
textes de Lao-tseu, Tchouang-tseu et des autres sages de la tradition
chinoise mises à la disposition des
occidentaux ne se sont guère améliorées depuis le XIXème siècle.
Dans le premier et second numéro de La
Gnose (janvier et février 1910), Palingénius écrivait dans un article à
propos « d’une récente exploration
dans l’Asie centrale » :
« (…) La traduction des deux livres du Tao et du Te par Matgioi ayant été vue et approuvée, en Extrême -Orient,
par les sages qui détiennent l’héritage de la Science taoïste, ce qui nous en
garantit la parfaite exactitude, c’est à cette traduction que nous devrons
comparer celle de Stanislas Julien. » (1)
Trente cinq ans plus tard, paraissait La Grande Triade – ouvrage
sigillaire de l’œuvre Guénonienne – qui s’achève avec « La Voie du
Milieu », son XXVIème et dernier
chapitre. Si l’on souhaite tirer profit du contenu de ce livre (et de ce
chapitre) il est bon alors d’abandonner l’état d’esprit universitaire avec
lequel ont été présentées toutes les traductions et autres essais sur le
Taoïsme de Stanislas Julien à Isabelle Robinet.
Cependant, il ne faudrait pas entièrement
négliger l’intérêt de ces minutieuses études, à condition qu’elles restent à la
place qu’elles méritent. A partir de là, il est bon de cesser l’esprit
de recherche, cesser de vouloir comprendre avec la mentalité moderne, cesser
d’étudier avec la méthode universitaire (2) :
« (…)
au sujet de la “Voie du Milieu” : nous avons dit que celle-ci,
identifiée à la “Voie du Ciel”, est représentée par l’axe vertical
envisagé dans le sens ascendant ; mais il y a lieu d’ajouter que ceci
correspond proprement au point de vue d’un être qui, placé au centre de l’état
humain, tend à s’élever de là aux états supérieurs, sans être encore parvenu à
la réalisation totale. Lorsque cet être s’est au contraire identifié avec l’axe
par son “ascension”, suivant la direction de celui-ci, jusqu’au “faîte du Ciel”, il a pour ainsi dire amené par là même le centre de l’état humain, qui a été
son point de départ, à coïncider pour lui avec le centre de l’être total. En
d’autres termes, pour un tel être, le pôle terrestre ne fait plus qu’un avec le
pôle céleste ; et, en effet, il doit nécessairement en être ainsi,
puisqu’il est parvenu finalement à l’état principiel qui est antérieur (si l’on
peut encore employer en pareil cas un mot qui évoque le symbolisme temporel) à
la séparation du Ciel et de la Terre. Dès lors, il n’y a plus d’axe à
proprement parler, comme si cet être, à mesure qu’il s’identifiait à l’axe,
l’avait en quelque sorte “résorbé” jusqu’à le réduire à un point unique ; mais, bien entendu, ce point
est le centre qui contient en lui-même toutes les possibilités, non plus
seulement d’un état particulier, mais de la totalité des états manifestés et
non manifestés ».
LAO-TSEU
Sous le
règne de Tch’ou, après avoir abandonné sa charge de conservateur des archives
impériales, Lao-Tseu arrive au poste de la garde de l’Ouest. Le gardien lui
demanda : « Puisque vous allez vivre en ermite, écrivez-nous un livre
d’enseignement pour notre édification ».
Lao-Tseu
rédigea alors un ouvrage en deux parties, l’une sur le Tao, l’autre sur la
Rectitude (Te). Aussitôt achevé son travail, il s’en alla vers l’Ouest et nul
ne sait ce qu’il devint.
La Voie du Ciel, la Voie de la Terre, le Tao.
Traduction universitaire :
Traduction universitaire :
XXV
Le Tao est vaste
Le Ciel est vaste
La Terre est vaste
Et l’Homme aussi est vaste
C’est pourquoi l’Homme est l’une des quatre
« Vastitudes » du monde
L’Homme suit les voies de la Terre
La Terre suit les voies du Ciel
Le Ciel suit les voies du Tao
Et le Tao suit Ses propres Voies.
Traduction de Matgio :
VINGT-CINQUIÈME PAGE
Avoir des choses permet de faire quelque chose.
Auparavant [que j’aie ces
choses] le ciel et la terre sont nés.
Les voilà unis, les voilà profonds.
Il apparait seul, mais ne change pas.
Il va partout, mais ne s’arrête pas.
Il convient qu’il soit l’origine de tous les hommes.
Moi, je ne connais pas son nom : son caractère s’appelle la
Voie.
Etant immense, son nom se traduit : être grand.
Être grand se traduit : aller partout.
Aller partout se traduit traverser
Traverser se traduit : retourner
Aussi la Voie est grande, le ciel est grand, la terre
grande : le roi aussi est grand.
Au milieu il y a quatre grandes [choses].
Mais le roi reste seul [visible].
L’homme obéit à la terre : la terre obéit au ciel :
le ciel obéit à la Voie : la Voie obéit à soi-même.
Traduction universitaire :
XX
Abandonne l’étude (discursive) et par là le
souci
En quoi diffèrent oui et non ? En quoi
diffèrent bien et mal ?
On doit
redouter cette étude que les hommes redoutent
Car toute étude est interminable
Chacun s’échauffe et se dilate
Comme on festoie au Sacrifice du Bœuf
Ou comme on monte sur les Tours du Printemps
Moi seul demeure en paix imperturbable
Comme un nouveau né qui n’a pas encore ri
Moi seul j’erre sans but
Chacun a sa richesse
Moi seul parais démuni
Quel innocent je fais
Quel idiot je suis !
Traduction de Matgio :
VINGTIÈME PAGE
L’esprit qui étudie n’est pas inquiet.
Égaux ensemble, les hommes marchent ensemble sur le même pont.
Les bons marchent avec les mauvais : quoique marchant
ensemble ils ne sont pas confondus.
Les hommes sont inquiets : il n’est pas possible de n’être
pas inquiets.
Les dissolus ne supportent pas encore de calamités : et cette
foule se réjouit, comme heureuse, très inconsidérément, comme si elle montait
au temple pendant les mois Xuan *.
[Ils pensent] : je suis jeune :
ce n’est pas encore le temps d’être malheureux : je suis pareil à l’enfant
qui n’a pas encore tété.
[Je dis] :
oui, oui, mais je suis pareil à [l’enfant] qui
ne rentre pas [suivant l’ordre].
Tous
les hommes ont du superflu : seul, je ne m’y attache pas.
À
ces hommes, stupides dans leur cœur, voilà des
malheurs qui arrivent. Mais ils sont légers, légers.
* Xuan :
les quatre premiers mois de l’année.
La « Voie du Milieu »
Traduction universitaire :
II
Quand chacun tient le beau pour le beau vient la laideur
Quand chacun tient le bon pour le bon viennent les maux
Être et non-être s’engendrent
Le facile et difficile se produisent l’un l’autre
Long et court se forment l’un par l’autre
Le haut et le bas se penchent l’un vers l’autre
Voix et son consonnent ensemble
L’avant et l’après se suivent
Le sage adopte le non-agir
Il pratique l’enseignement sans parole
Toutes choses du monde surgissent sans qu’il en soit l’auteur
Il produit sans s’approprier
Il agit sans rien attendre
Il achève son œuvre sans s’y attacher
Et comme il ne s’attache pas
Il se maintient.
Traduction de Matgio :
DEUXIÈME PAGE
Les êtres de l’univers connaissent le bien ; ils désirent
faire le bien.
Au temps fixé pour le bien, voici le mal.
Les êtres connaissent le probe ; ils désirent être probes.
Alors voici l’improbe.
C’est pourquoi un [concept]
et son contraire naissent ensemble.
Le difficile et le facile se produisent l’un l’autre.
Le grand et le petit apparaissent l’un par l’autre.
Le haut et le bas se déterminent l’un l’autre.
Le ton et le son [de la
voix] concordent.
L’avant et l’après se commandent l’un l’autre [en se suivant].
Ainsi voilà que l’homme parfait n’agit pas [des choses inférieures].
Faire, se taire, [voilà]
la doctrine.
Les dix-mille êtres travaillent, mais il ne les oublie pas.
Il les produit, mais ne les possède pas.
Il les développe, mais ne gagne rien [sur eux].
Les mérites accomplis, il ne leur est pas.
Evidemment, il ne leur est pas : ainsi il n’en est pas
abandonné.
GUÉNON, suite du chapitre XXXVI :
« Dans
la “Voie du Milieu” (…) il n’y a “ni droite ni gauche, ni avant ni arrière, ni
haut ni bas” ; et l’on peut voir facilement que, tant que l’être n’est pas
parvenu au centre total, les deux premiers seulement de ces trois ensembles de
termes complémentaires peuvent devenir inexistants pour lui. En effet, dès que
l’être est parvenu au centre de son état de manifestation, il est au delà de
toutes les oppositions contingentes qui résultent des vicissitudes du yin et du
yang, et dès lors il n’y a plus “ni droite ni gauche” ; en outre, la
succession temporelle a disparu, transmuée en simultanéité au point central et “primordial”
de l’état humain (et il en serait naturellement de même de tout autre mode de
succession, s’il s’agissait des conditions d’un autre état d’existence), et
ainsi l’on peut dire, suivant ce que nous avons exposé à propos du “triple
temps” , qu’il n’y a plus “ni avant ni arrière” ; mais il y a toujours “haut
et bas” par rapport à ce point, et même dans tout le parcours de l’axe vertical,
et c’est pourquoi ce dernier n’est encore la “Voie du Milieu” que dans un sens
relatif ».
TAO = Voie sans trace, TE = Rectitude,
KING = Enseignement.
Traduction universitaire :
I
La voie qui peut s’énoncer
N’est pas la voie pour toujours
Le nom qui peut la nommer
N’est pas le Nom véritable
Par le sans-nom c’est l’origine du Ciel et de
la Terre
Par nom c’est la mère des dix-mille êtres
Par le non-être on est proche de son secret
Par l’être on atteint sa forme
C’est là deux (choses) qui ne se différencient
que par leurs noms
Apparaissant ensemble leur nom est facile
Leur origine est mystère
Mystère des mystères
Porte de tout être.
Traduction de Matgioi
PREMIÈRE PAGE
La voie qui est une voie (pouvant être parcourue) n’est pas
la Voie.
Le nom, qui a un nom, n’est pas le Nom.
Sans nom, c’est l’origine du ciel et de la terre.
Avec un nom, c’est la mère des dix-mille êtres.
Avec la faculté de non-sentir on est proche de le concevoir.
Avec la faculté de sentir on atteint sa forme
[comme une chose dont
on trafique].
C’est là vraiment deux [choses].
Apparaissant ensemble, leur nom est facile.
Expliquée ensemble, leur origine est obscure.
Obscure, cette origine devient davantage obscure.
La foule [des êtres]
passe par cette porte.
GUÉNON, fin du chapitre XXXVI :
« On
pourrait, si l’on veut, prendre comme type de ces oppositions celle du “bien”
et du “mal”, mais à la condition d’entendre ces termes dans leur acception la
plus étendue, et de ne pas s’en tenir exclusivement au sens simplement “moral”
qu’on leur donne le plus ordinairement ; encore ne serait-ce là rien de plus
qu’un cas particulier, car, en réalité, il y a bien d’autres genres
d’oppositions qui ne peuvent aucunement se ramener à celui-là, par exemple
celles des éléments (feu et eau, air et terre) et des qualités sensibles (sec
et humide, chaud et froid). C’est encore ici un cas de “retournement” symbolique
résultant du passage de l’“extérieur” à l’“intérieur”, car ce point central est
évidemment “intérieur” par rapport à toutes choses, bien que d’ailleurs, pour
celui qui y est parvenu, il n’y ait plus réellement ni “extérieur” ni “intérieur”,
mais seulement une “totalité” absolue et indivisée.
Effectivement
au centre total et universel, c’est ce point unique lui-même, et lui seul, qui
est véritablement la “Voie” hors de laquelle il n’est rien. »
La nature humaine chérit
le mouvement, c’est ce qui la rend instable. Instabilité sur instabilité, elle finit
par être fatiguée et désire revenir à la Norme. Revenir à la Norme, c’est
abandonner la servitude au mouvement, c’est abandonner le désir et l’asservissement.
Pour avancer d’un pas, il faut savoir reculer de deux pas ; en s’effaçant,
le mouvement et le pouvoir sur le monde sont abandonnés, l’orgueil et
l’humilité n’ont plus aucune influence.
*
* *
(1) Les éditions ARCHÈ - collection Sebastiani -, ont publié une plaquette
en 2004 ne contenant de la traduction de Matgioi que la première partie, le Tao, contrairement à ce qui est annoncé
sur la quatrième de couverture par un extrait de l’article signé Palingénius, et
non René Guénon comme il est dit à tort, publié dans La Gnose en février 1910 (article intitulé « À PROPOS D’UNE MISSION DANS L’ASIE
CENTRALE ») :
« La traduction des deux livres du Tao
et du Te par Matgioi [a] été vue et approuvée en Extrême-Orient par les sages
qui détiennent l’héritage de la Science taoïste, ce qui nous en garantit la
parfaite exactitude » ; la phrase qui a été coupée se continuait
ainsi : « c’est à cette traduction que nous devrons comparer celle de
Stanislas Julien. »
(2) Dans
Le symbolisme de la Croix, Guénon
lui-même mentionne la condition indispensable – en réalité il s’agit plutôt
d’une absence de condition – pour l’être qui s’établit dans « la Paix
dans le Vide » (Wou-Wei). Voir
aussi : « La réforme de la mentalité moderne », Symboles de la Science Sacrée (chapitre
I, Gallimard, 1962).
Salâm `alaykum wa rahmatullâh
RépondreSupprimerNe pas oublier l'excellente traduction de Jacques Lionnet (orientée par René Guénon) :
https://archive.org/details/LionnetTaoteking
Dans ce message, je me borne à ne considérer que les différences entre les traductions universitaires et celle de Matgioi validée par Palingenius.
SupprimerMerci pour le lien.
Supprimer